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Et je peux dire que Rimbaud est de la même étoffe, je l’ai très tôt intériorisé comme frère, père ou fils, modèle ou rival ; c’est quasiment un personnage de Vies minuscules, ou une figure possible de certains héros de ce texte, Dufourneau, Peluchet, dont il est le contemporain. Il est un pion dans ma lignée directe.

Pierre Michon[2]

À titre de geste spécifique, la biographie d’écrivain engage quasi d’emblée un procès de filiation littéraire, et ce, peu importe que le biographe reconduise ou non l’entreprise de consécration du biographé. Au gré d’innovations formelles plus ou moins affirmées, l’écriture biographique contemporaine – lorsqu’elle est le fait d’un écrivain qui met en scène la vie d’un écrivain – s’ouvre à des explorations qui viennent spécifier, du moins peut-on le postuler, le rapport singulier qui les unit. Hypobiographie, fiction biographique, biographie imaginaire d’écrivain, altro-biographie, biographie littéraire, biofiction[3] sont autant de vocables qui tentent de cerner cette pratique biographique où il s’agit moins de reconstruire le fil des événements d’une vie que de faire advenir, par l’écriture, une figure d’écrivain telle que repensée par la subjectivité volontiers affirmée du biographe. Élire de la sorte un sujet revient ainsi à choisir son héritage, à s’inscrire dans le sillage de l’autre, à revendiquer, ne serait-ce que de biais, une parcelle de parenté, fût-elle inventée.

Inventive, la biographie contemporaine l’est à plusieurs titres, comme on le verra au gré des quelque cinq textes distingués ici en raison précisément de leurs scénographies particulières, et dont la mise en perspective devrait permettre de toucher du doigt divers procès de filiation plus ou moins ouvertement affichés. Au principe de notre lecture réside l’hypothèse que l’inventivité formelle de son écriture, dans la mesure où elle favorise le déploiement des potentialités du rapport à l’autre, permet de marquer la spécificité du registre biographique parmi les autres formes de récits de filiation.

La biographie comme récit de filiation

La résurgence contemporaine du récit de filiation – qui couvre tant l’autofiction que le récit transpersonnel ou la biofiction – a été constatée et interprétée sous plusieurs angles. Envisagé comme l’incarnation littéraire de la pensée de l’autre qui sous-tend les interrogations éthiques et philosophiques de notre temps, le récit de filiation apparaît, dira Dominique Viart, comme le fait d’un sujet qui « ne peut se connaître que par le détour d’autrui » (1999 : 123)[4]. D’autres, comme Bruno Clément, verront dans « la pensée de la filiation » le moteur de tout « essai hétéronymique » :

Que Sartre parle de Flaubert, que Beckett parle de Proust, que Giraudoux parle de La Fontaine, l’entreprise, pour différente qu’elle soit à chaque fois, n’est jamais pure, me semble-t-il, de cet enjeu. […] On peut, si l’on veut, parler de « sujet » pour désigner l’auteur de l’essai et d’« objet » pour désigner l’auteur étudié, on voit qu’il s’agit là de catégories commodes, mais quelque peu inadéquates. Car ni le sujet ni l’objet ne sont jamais sans liens préalables. C’est l’existence et la nature de ces liens qui constituent la raison et le matériau profonds de l’étude. Avant même qu’un mot soit dit de l’objet, le sujet, par le seul aveu du choix de cet objet, est déjà désigné.

2000 : 158-159

À l’inverse, Serge Martin et Frédéric Regard, se réclamant de la conception foucaldienne de l’auteur, conçoivent la relation biographique comme une relation strictement discursive. Le premier – déplorant « la sacralisation de l’auteur en autant de petites idolâtries telles qu’en produisent les fictions biographiques » (Martin, 2002 : 279), et renvoyant dos à dos, comme modèles explicatifs, le retour du sujet que « Maurice Couturier [1995] se complaît à entretenir, et la post-modernité d’un “ achèvement hyperindividualiste de la modernité ” que Alain Renault [1989] se plaît à prédire » (ibid. : 272) –, réclame une morale de l’interlocuteur qui impose « de chercher l’histoire qui arrive à une voix et d’écouter la voix qui arrive à une histoire » (ibid. : 274). Le second, s’il reconnaît que « raconter la vie d’un auteur témoigne à l’évidence d’un processus de valorisation de l’auteur biologique » (Regard, 1999 : 17), fait toutefois valoir que la biographie littéraire est « un système discursif qui permet, autorise, la naissance de l’auteur » (ibid. : 18) :

Comme le sujet selon Benveniste, l’auteur mis en scène par la biographie littéraire se constitue dans le langage, comme une fonction de pratiques discursives, c’est-à-dire aussi comme le fruit de ce que José-Luis Diaz [1991] nomme des « protocoles » : du plutarquisme au romantisme, les règles et codes de la construction biographique varient en raison de pratiques narratives en usage, de conceptions psychologiques ou philosophiques, de discours sociaux et politiques, de modes de légitimation intellectuelle ou universitaire, etc.

Ibid.

Que le biographique doive se plier aux conventions narratives et aux substrats idéologiques qui les déterminent de même qu’aux modes de légitimation en cours, voilà qui n’a rien pour surprendre : l’histoire de la biographie est tissée de ces liens avec les formes apparentées de l’essai et du roman. Ce qui a toutefois changé, c’est la stratégie de légitimation, « laquelle instruit un nouveau rapport à l’autre de la culture » (Viart, 1999 : 130). Dans cette perspective, la biographie

[...] n’est pas la recherche de modèle à qui témoigner une quelconque fidélité, non plus un rejet de pratiques déclarées périmées, mais un approfondissement de ses propres interrogations. […] l’écrivain contemporain [est] à la fois le critique de son héritage littéraire et de lui-même.

Ibid. : 131

Ce nouveau rapport à la littérature antérieure, qui prend la forme d’une appropriation où il s’agit de rechercher « dans l’écriture de l’autre les traces et les traitements de ses propres interrogations » (ibid.), met de l’avant la dimension herméneutique des biographies imaginaires – nommées ici essais-fictions – et en fait, nolens volens, des récits de filiation, au même titre que l’autofiction. Bruno Blanckeman ne dit pas autre chose lorsqu’il amalgame, sous le vocable de « récit de soi généalogique », les deux tendances, « familiale et symbolique », du récit de filiation :

D’autres récits généalogiques procèdent de façon plus symbolique : ils s’attachent à recréer les influences littéraires et artistiques qui ont infléchi le caractère de l’écrivain. Celui-ci se décrit alors de biais, au travers de figures d’écrivains et d’artistes fortement romancées, à la fois familières et étrangères. L’intimité se noue dans ce rapport en partie effacé à un autre-sien et se joue dans des transactions culturelles complexes.

2002 : 48

Il faut noter, chez ces critiques, le déplacement subtil mais révélateur qui nous fait passer du récit de soi à la biographie, de la relation critique à la relation biographique, tous ensemble devenus récits de filiation, comme si l’acte biographique perdait toute singularité au profit d’une écriture qui cherche son individualité. Daniel Madelénat, dans son ouvrage intitulé La Biographie (1984), mettait davantage l’accent sur la relation qui sous-tend l’expérience biographique et en reconnaissait trois formes :

Amant, fils subjugué, père exclusif, le biographe forme avec son objet un couple idyllique et infernal, aux liens inextricables. […] Trois dominantes peuvent néanmoins se distinguer : […] la révérence infantile envers un père identifié à un « surmoi » idéal ; […] la haine jalouse du viveur et du créateur manqués [qui] se manifeste par une déposition, […] celle du révolutionnaire qui jette à bas un trône […] réduisant une personne à l’état de pantin : « crise parricide » ; […]. Troisième dominante virtuelle : l’expérience intime du biographe. Imitari-immutare : imiter, se transformer en autrui ou assimiler l’autre, se construire en construisant ; ces phénomènes de projection ou d’introjection finissent par se coder dans la trame biographique.

1984 : 92-93

Cette relation, que Madelénat range sous le mode de la filiation, nous semble toutefois se structurer de façon différente dans la biographie imaginaire, au gré précisément des dispositifs énonciatifs retenus et des scénographies déployées. La médiation qui s’instaure alors entre les deux sujets, le biographe et le biographé, même si elle relève toujours de la filiation, met en jeu divers procès de filiation marqués par leur plus ou moins grande distance ; que le biographe se projette littéralement dans la vie du biographé, dans ses lieux, son image, ses photos, ses vêtements, en une sorte de spéculation fusionnelle, à l’occasion fétichiste, la distance, ici minimale, prendra la forme d’une appropriation ; si le biographe se représente à mi-distance, entre l’adhésion et le rejet, on parlera de tension ; la distance maximale, marquée par le recours à un dispositif résolument fictif qui gomme la présence du biographe, sera nommée médiatisation. Si l’écriture biographique est une énonciation de soi en même temps qu’une ré-énonciation de l’autre, il faut bien voir cependant que cette médiation fondatrice s’inscrit toujours dans et par le discours, grâce aux protocoles pragmatiques qui engagent une interrelation avec le lecteur ; de ce point de vue, et pour le dire dans les termes de Ruth Amossy, « le biographe entreprend une reconstitution qui corrobore son interprétation particulière du réel » (2001 : 162).

La filiation assumée : les formes d’appropriation

La biographie ré-invente la vie de l’autre et ce, peu importe le degré de rigueur factuelle ou de fidélité documentaire : la distorsion subjective, qu’elle tire son origine de procédés narratifs ou de la fonction herméneutique, est au principe même de l’exercice biographique. Qu’on y lise depuis longtemps une autobiographie déguisée n’a rien non plus pour surprendre, d’autant que le biographe se met volontiers en scène dans cette « lecture » de l’autre qui vise l’inscription de soi dans une lignée culturelle. Deux ouvrages seront ici mis en perspective, sur la foi du double rapport qu’ils construisent, d’une part, avec le biographé, d’autre part, avec le lecteur.

Regardez la neige qui tombe. Impressions de Tchékhov de Roger Grenier (1992) signale d’emblée, par son titre, le lien qui sera tissé, fort étroitement, entre le biographe, son lecteur et Tchekhov : une injonction – dont on saura par la suite qu’il s’agit des paroles mêmes de Tchekhov, ou plutôt de celles d’un personnage de son oeuvre, le Tousenbach dans Les Trois Soeurs (Grenier, 1992 : 157) –, suivie d’un sous-titre à déclinaison subjective, donne la coloration intimiste qui sera réitérée au fil du récit. De fait, le lecteur, constamment sollicité, ne pourra se soustraire à la circulation de confidences : « Anton a seize ans quand son père fait faillite et fuit à Moscou pour éviter la prison pour dettes./ Je connais. Il m’est arrivé à peu près la même chose à dix-sept ans » (ibid. : 22). Les parenthèses, les commentaires, les digressions, les reports construisent la figure d’un biographe préoccupé de son lecteur, qu’il veut amener à saisir la teneur du lien qui le rattache à Tchekhov[5]. Ce lecteur sera ainsi érigé en témoin de l’amitié qu’il lui voue, en même temps qu’il devra constater la ressemblance.

Car la posture est double, arc-boutant la réflexion biographique à une inscription autobiographique, instaurée dès l’incipit : « Un jour lointain, quelqu’un me dit : “ Tu devrais lire Tchékhov. Il me semble que c’est une littérature pour toi ” » (Grenier, 1992 : 9). Cette parole rapportée, pour anodine qu’elle puisse sembler, est pourtant révélatrice de la modalité majeure qui présidera au double portrait, à savoir l’affinité. Un écrivain se prend d’amitié pour un autre écrivain, en qui il voit, selon le mot de Zinoviev précisément à propos de Tchekhov et lui aussi rapporté, « un reflet de sa propre perversité » :

Car je crois savoir comment fonctionne cette variété assez particulière du genre humain et comment, une oeuvre après l’autre, celui qui écrit envoie à dieu sait qui un message crypté, en craignant et en souhaitant tout à la fois qu’un inconnu soit capable de le percer à jour.

Ibid. : 9-10

Parallélismes et duplications se multiplieront à la faveur des pétitions d’amitié à l’endroit de Tchekhov, cet alter ego du « je » biographe, qui entend ainsi se plier, semble-t-il, aux consignes de la collection « L’un et l’autre » de Gallimard, telles qu’elles apparaissent en rabat de quatrième de couverture :

Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle./ L’un et l’autre : l’auteur et son héros secret, le peintre et son modèle. Entre eux, un lien intime et fort. Entre le portrait d’un autre et l’autoportrait, où placer la frontière ?[6]

Mais ces ressemblances opèrent moins à hauteur d’écriture que sur le registre de la vie. Certes, le « je » biographe a lui aussi « écrit beaucoup de nouvelles » (Grenier, 1992 : 140) et, certes, il peut démonter les ressorts de l’esthétique tchekhovienne, en faire voir la profondeur ; mais il s’attache surtout à nous montrer l’oeuvre de Tchekhov comme une transposition de sa vie, précisant par exemple que la nouvelle L’Envie de dormir est inspirée de son enfance sans sommeil, que son premier grand récit La Steppe mêle ses propres souvenirs à ceux de sa mère, que Le Roman de l’avocat, Chronique judiciaire, La Sirène, Le Cadavre sont directement inspirés de son travail de médecin légiste. Ailleurs, la correspondance, le journal, les carnets se voient « ré-inscrits » dans l’oeuvre, à la faveur d’une phrase tirée d’une lettre, d’un aphorisme ou d’une réflexion extraite de ses carnets[7]. Un peu comme si, dans ces jeux de fusion, s’élaborait une conception de la vie qui, seule, pouvait être partagée et advenait au coeur de la filiation revendiquée :

Tchékhov met là le doigt sur un fait qui m’étonne toujours : que parmi les milliards d’habitants de la terre, il y ait si peu de déviants, que tout le monde, ou presque tout le monde, accepte la règle du jeu.

Ibid. : 82

Cette primauté de la vie sur l’oeuvre se manifeste encore par la scénographie[8] singulière de Regardez la neige qui tombe, qui propose, en lieu et place d’un récit ordonné, une suite de courts fragments biographiques, d’une page ou deux, regroupés par thème, sans ordre chronologique, et qui ne prétendent nullement dégager le sens de cette vie, mais insistent sur les affinités entre le biographé et son biographe. En regard d’une courte « Autobiographie » signée par Tchekhov lui-même (ibid. : 12), une suite d’une soixantaine d’instantanés vient saisir un aspect ou l’autre du personnage, son amour des chiens et des cirques, son goût des voyages, ses relations amoureuses, son expérience de la maladie, etc. La filiation se fait ici en quelque sorte horizontale : le « je » biographe et Tchekhov sont frères, et participent de la même grande famille qui comprend Katherine Mansfield, Gogol, Alexandre Zinoviev, Tolstoï peut-être, et quelques autres : « Ainsi, au-delà du temps et de l’espace, la littérature regroupe ceux qu’on aime » (ibid. : 111).

Le petit épilogue commun à tous les titres de la collection « Le Cabinet des lettrés » et qui clôt le Roland Barthes de Patrick Mauriès est de la même eau, accentuant encore l’idée de communitas au fondement de la littérature : « Ceux qui aiment ardemment les livres constituent sans qu’ils le sachent une société secrète. Le plaisir de la lecture, la curiosité de tout et une médisance sans âge les rassemblent » (Mauriès, 1992 : 53). Point de médisance pour autant dans ce portrait tremblé de Barthes, qui s’esquisse au gré des souvenirs du narrateur, témoin non pas strictement « livresque », comme dans l’ouvrage précédent, mais témoin « réel », en somme, qui dévoile quelques élégances d’un Barthes intime. Pas de dates, pas d’événements : une écriture tout en finesse qui raconte la manière Barthes, sa voix, sa démarche, son amour des garçons, quelques travers, des anecdotes, en toute subjectivité assumée. Un petit livre où le détail est roi : les pulls de cachemire tachés et troués, le mobilier sans grâce, les livres sur la table de chevet, le goût des figues à la crème, les horaires compartimentés, autant de « biographèmes » mis en oeuvre par l’ami pour dire l’individu Barthes. Ce « goût du minuscule », Viart en fait une des caractéristiques du traitement biographique contemporain, tout en distinguant deux formes de gestion du détail : « accumulative ou fascinée », la première renvoyant aux biographies monumentales et la seconde aux entreprises à caractère littéraire :

[…] la littérature souvent bute sur le détail, elle s’y arrête : le biographème alors résume la biographie. C’est Champollion lecteur de Fenimore Cooper dans le Dernier des Égyptiens de Gérard Macé (Gallimard, 1988). Mais c’est encore, et tout aussi bien, le substrat des livres de Jean Rouaud ou d’Annie Ernaux, où quelques images, quelques fragments, émergent ou subsistent d’une vie, et reçoivent alors charge de la dire tout entière.

Viart, 2001 : 16

Ne faisant pas mystère de son admiration, le « je » témoin, en de courts fragments de quelques paragraphes séparés par un astérisque, révèle sa réelle passion pour Barthes, son étonnement devant certaines attitudes – « Rarement ai-je vu quelqu’un marquer si nettement, physiquement, l’ennui » (Mauriès, 1992 : 36) –, sa fascination devant telle ou telle « qualité » de Barthes, notamment cette « résistance à s’imposer », à « se soumettre au terrorisme du présent » (ibid. : 43).

Peu de projections fictionnelles ici, sauf dans la mise à distance du début, où le narrateur se décrit en « élève », en « lycéen de province », littéralement aimanté par l’écriture de Barthes, émerveillé par « cette lumineuse intelligence des textes » (ibid. : 14), et auquel, en un geste intempestif, il enverra une lettre « écrite dans un de ces raptus que provoquent les lectures confondantes et les crises d’identité » (ibid. : 11). S’engage ainsi une relation de maître à élève, confirmée alors que :

L’élève aurait réussi, contre toute attente, le concours à une école parisienne aux seules fins de se rapprocher de son mentor, et de se retrouver tous les jeudis, de façon inespérée, dans la petite salle de la rue de Tournon où se tenait le séminaire.

Ibid. : 18

Inaugurée sur le mode du mentorat, la relation demeurera telle jusqu’à la fin – bien au-delà de « l’époque où les garçons arboraient des bijoux de bronze ou de fer » (ibid. : 22) –, portée par une admiration constamment reconduite à l’endroit de celui qui fut un maître :

Réalité posée de Roland Barthes : posée comme l’est un tempérament, ou une voix ayant atteint son équilibre ; mesure du geste, de l’inflexion, du débit (face à laquelle je me retrouvais si brouillon, si disgracieux), et je dirais même : mesure de la pensée, de l’investissement de pensée. Jamais risquée ou gratuite; assurée d’une certaine distance. C’est dans cette mesure qu’il fut un maître.

Ibid. : 38

Et c’est dans cette mesure, oserions-nous dire, que l’élève rejoint le maître, dans ce mimétisme d’expression, où le « style en déboîté » mime

[...] le développement progressif, et presque naturel, de la pensée, s’ouvrant ou s’affirmant par paliers successifs : pauses ou silences que signifiait l’artifice typographique des deux points répétés de loin en loin, en dépit de l’usage, dans une même phrase.

Ibid. : 14

Mais il y a plus encore, dans ce portrait oblique du maître, tracé à l’aune d’une écriture pudique, consciente de ses mécanismes et de ses effets. Inscrite dans la forme énonciative du texte, marquée par le passage du « il » au « je », la revendication de filiation ne saurait être plus nette : « l’élève » cédera la place au « je » à l’instant de la narration où « il » confie « ingénument » un petit manuscrit à Barthes, lequel, l’ayant lu, « le transmit sans mot dire à sa maison d’édition pour qu’elle le publie » (1992 : 27). À la manière d’un père qui donne la vie, le maître ès écriture a littéralement fait advenir le « je » écrivain.

La vénération, fût-elle aussi maîtrisée que celle qui s’exprime dans le Roland Barthes de Mauriès, jamais niaise ni complaisante, est rarement la matière première de l’exercice biographique. « L’impératif d’empathie », pour reprendre l’expression de François Dosse, peut être contourné :

Empathie, antipathie ou rapport neutre à un sujet traqué dans ses replis invisibles, la biographie intellectuelle cherche surtout à comprendre l’autre et permet surtout des avancées dans l’ordre de la connaissance à la mesure du degré d’intensité dans l’implication du biographe.

2005 : 414

Lorsque l’attention biographique se déporte du bios vers le statut de l’écrivain biographé ou de son oeuvre, la posture du biographe peut s’infléchir vers le discours critique. S’instaure dès lors une forme de tension, souvent figurée et thématisée par le va-et-vient entre l’adhésion et la réticence, parfois même marquée dans le discours, qui enchevêtre dès lors narration et diction.

La filiation oblique : enjeux de la tension critique

Si, comme on vient de le voir, la modalité de la filiation assumée peut se caractériser par une relation de personne à personne – le biographe mettant de l’avant le rapport intime, empreint d’affectivité, qui le lie au biographé –, ce rapport sera, dans d’autres textes, configuré différemment : le biographe délaisse le face à face d’écrivains au profit d’une exploration plus large, qui englobe à la fois la vie et l’oeuvre de l’écrivain et ce que la mémoire collective en a retenu. Le sujet contemporain, dira ainsi Viart dans « Filiations littéraires »,

[…] se sent redevable d’un héritage dont il n’a pas véritablement pris la mesure et qu’il s’obstine à évaluer, à comprendre, voire à récuser. […] Aussi cette génération est-elle semblable à cet écrivain [Bergounioux] qui se déclare dans un autre entretien « empêtré d’images tenaces, grevé de dettes et d’arriérés qu’il importait de régler, de dissiper sous peine de voir le passé dévorer le présent » [1994 : 8]. C’est aussi de cette façon que Pierre Michon présente son Rimbaud [1991], en une figure de « fils » constituée comme le lieu d’une tension majeure entre les deux instances de la mère sur laquelle s’ouvre le livre et du père qui creuse le récit de son absence sans rémission.

Viart, 1999 : 122

De la filiation généalogique à la filiation littéraire, le passage s’opère chez certains écrivains, selon la thèse séduisante de Laurent Demanze présentée dans son article « Biographies orphelines », à la faveur du silence des ancêtres :

Lorsque le récit des ancêtres se change en silence, le regard amont se porte plus loin et trouve à s’ancrer paradoxalement dans un xixe siècle, où a pris fin la cohésion organique des communautés familiales. En effet, quand Pierre Michon, Pierre Bergounioux ou Gérard Macé tentent de reconstruire à partir de lambeaux épars l’histoire d’une ascendance, leur investigation qui bute sur un silence ou un empêchement narratif, se prolonge au siècle de Rimbaud, Baudelaire et Flaubert. Si bien que la restitution biographique se dédouble et reconstruit des biographies manquantes à partir des inflexions biographiques d’un écrivain du siècle passé. Comme si impuissants à constituer un roman familial empêché – récit autobiographique troué –, Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Gérard Macé puisaient dans le siècle passé les bribes d’une narration de soi, en reconstituant le roman familial d’un Rimbaud ou d’un Flaubert – récit biographique supplétif. […] Voilà pourquoi les auteurs que l’on croise au détour de cette bibliothèque […] sont tous affrontés à la question familiale : Baudelaire qui écrit des vers orphelins, Flaubert arc-bouté contre son père, Rimbaud à la poursuite d’un père évanescent ou Nerval qui dévide à l’infini une généalogie fantastique.

2004 : 157-8

La réévaluation de l’héritage ne passe cependant pas toujours par cette « figure de fils » occupé à reconstruire une identité problématique. L’exercice biographique peut viser la réhabilitation d’un écrivain discrédité, auquel cas on pourrait conclure à une filiation inversée : un Pierre Mertens, par exemple, reconstruisant dans Les Éblouissements (1987) un portrait pour le moins inédit de l’écrivain allemand Gottfried Benn. De même, lorsque Dominique Noguez fait paraître son ouvrage Les Trois Rimbaud (1986), l’enjeu est moins, pour le biographe, de s’inscrire dans une filiation littéraire que de refuser l’héritage critique : en inventant une troisième vie à Rimbaud, après l’Abyssinie, Noguez prend à partie la vulgate rimbaldienne qui n’a de cesse de reconduire la rupture entre les activités géniales du poète et celles plus louches du trafiquant. EmmanuelKant (1989) de Thomas Bernhard est logé à pareille enseigne : la transposition bouffonne de la vie de Kant prend le contre-pied de la tradition critique sacralisante, un peu comme le faisait déjà Thomas De Quincey dans Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant (1899), texte qui mettait à mal, de diverses manières, les conventions génériques de la biographie et la figure du maître[9].

D’autres stratégies, plus complexes encore, visent à la fois le renouvellement des formes biographiques, la contestation de la doxa critique et l’inscription ostensible d’un méta-biographe sincère et lucide, qui connaît bien la portée institutionnelle du pari biographique. L’entreprise est patente dans La Gloire de Daniel Oster (1997a) : la déconstruction de la figure mallarméenne devient à la fois le prétexte et l’objet d’une quête de légitimation institutionnelle, nullement dissimulée mais tout au contraire partagée par le biographe et son biographé[10]. De fait, « La gloire », avant que d’être l’intitulé de la biographie de Mallarmé, est d’abord le titre d’un de ses poèmes. Peut-elle être aussi, cette gloire, le lieu – comme dit encore Oster dans son ouvrage critique intitulé L’Individu littéraire – « où il installe son modèle, où ils s’installent ensemble » ? (1997b : 50).

Le discours d’Oster reconstruit une image moins univoque du poète, un portrait pluridimensionnel, a contrario certes de toute mythographie compassée, mais portés par un enjeu étrangement similaire dans la mesure où la désacralisation procède ici d’une intention très nette de re-sacralisation. Le geste fondamental d’Oster consiste, en le dépoussiérant des sédiments critiques qui l’ont statufié, à faire de « Mallarmé, un homme d’habitudes […]. Ni épouvantail à bourgeois ni martyr. Seulement un poète habitant rue de Rome et recevant le mardi » (Oster, 1997a : 152). En filigrane, sur un mode allusif, toute la vie est bien là : rue de Rome, Anatole, Marie, Geneviève, la yole d’acajou, Varvins, les après-midis chez Méry, la fin dans un spasme. En même temps, rien n’y est, car l’enjeu est déporté : il s’agit moins de raconter la vie que de « parvenir à s’imaginer ce qu’un Stéphane Mallarmé pouvait entendre par “ la vie ” » (ibid. : 11). Pour ne pas tomber dans « la glose de la sympathie », le biographe cherche à dégager sa lecture de l’oeuvre de « la domination des effets qu’elle produit » (ibid. : 111). C’est ainsi qu’il récusera l’interprétation d’un Blanchot sur l’absolu mallarméen et préférera nettement montrer la pérennité, chez le poète, du vieux fantasme de la République des Lettres.

En se présentant sous la forme d’un journal intime, La Gloire d’Oster indexe d’entrée de jeu la singularité de sa posture : une biographie critique va s’énoncer ici sur le mode autobiographique et donner à lire, en même temps, la biographie et son élaboration. La vie du « je » biographe apparaît tissée à même celle du biographé, alors qu’il visite la maison de Mallarmé à Valvins, erre dans le cimetière de Samoreau où le poète est enterré, lit et relit les textes de la vulgate mallarméenne, participe à des tables rondes consacrées à Mallarmé à Jussieu, discute, de vive voix et par lettres, de son propre travail avec ses amis Thomas et Hermann. Cette scénographie particulière prend le relais d’un autre texte d’Oster consacré à Mallarmé, un roman expérimental intitulé Stéphane (1991), hermétique à souhait, qui relate deux jours de la vie de Mallarmé alors qu’il est à Bruxelles pour prononcer une conférence-tombeau faisant l’éloge de son grand ami Mathias, comte de Villiers de l’Isle-Adam. L’enjeu est repris ici : il s’agit toujours d’interroger « la totalité des événements d’une vie. Y compris ce qui ne laisse pas de traces » (Oster, 1997a : 94), mais doublé d’une ambition toute mallarméenne qui, sophistication oblige, se verra toutefois énoncée indirectement, de biais : « Un journal intime total (i.e. utopie) serait l’équivalent du Livre de Mallarmé » (ibid. : 73), dira le biographe en commentant les écrits de Valéry. Ce journal intime sera, on s’en doute, à mille lieues de la totalité. Fragmenté en une quarantaine d’entrées, il court sur six années, de juin 1990 à juin 1996, mais sans respecter la chronologie ni proposer de dénomination stable. La présentation en désordre des entrées n’est pas le fruit du hasard, ou alors il s’agit d’un hasard tout mallarméen. Ce désordre apparent, outre qu’il désigne avec force la dimension reconstruite du parcours de la biographie, vient reconduire, en l’illustrant, la posture fondamentale de La Gloire : « Si j’étais biographe, j’aimerais mieux écrire une chose tout à fait désordonnée, aléatoire. Plus de chances de tomber juste » (ibid. : 159).

Dans ce double procès de singularisation – l’expression est de Daniel Oster, pour qui la biographie doit rendre compte davantage du procès de singularisation opéré par l’écriture de l’écrivain biographe que de la singularité du biographé (1997b : 57) –, l’écriture et tous ses registres demeurent premiers, comme le rapport, constant, à la littérature. La filiation, oblique, s’indexe dans cette aventure qui aura su prendre Mallarmé à la lettre. Ici, dans cette Gloire d’Oster, tout est geste et calque la manière mallarméenne, telle qu’elle est construite par le texte. L’écriture virtuose s’installe au coeur d’une société de discours, sorte de République des lettres mallarméennes, et fait circuler les énoncés, les conteste, les reprend, les endosse, les récuse au gré d’une conversation entretenue avec Thomas et Hermann, reproduite et continuée sur le mode épistolaire, cercle imaginaire de « mardistes » en quête d’une nouvelle rue de Rome. Le biographe et son biographé, l’un comme l’autre devenus individus littéraires par l’écriture, l’un et l’autre personnages de La Gloire, les voilà ensemble précisément dans cette gloire où l’un peut dire, au sortir d’une conférence à la Sorbonne, « [j]e commence à être un peu fatigué de ce Stéphane Mallarmé » (Oster, 1997a : 143).

Le marquage de la filiation au fondement de la relation biographique, que cette filiation soit assumée ou oblique, passe par la mise en scène d’un « je » biographe, plus ou moins référentialisé, mais qui représente le foyer du délicat équilibrage qui s’opère entre biographie et autobiographie. Que se passe-t-il lorsque le biographe s’efface complètement et ne fait pas de son biographé l’objet d’une quête de (re)connaissance mutuelle, mais l’inscrit dans un espace résolument fictionnel ? Le procès de filiation s’estompe-t-il jusqu’à disparaître ? Deux ouvrages, contrastés à maints égards, serviront ici de matériau exploratoire : Benjamin ou Lettres sur l’inconstance de Michel Mohrt (1989) et le Discours de réception d’Yves Gosselin (2003). Par hypothèse, on supposera que le désir de filiation se dissimule alors sous les dispositifs formels de l’imaginaire biographique.

La filiation dissimulée : la médiatisation révélatrice

Le canevas fictionnel du Discours de réception, pour le moins inattendu, se présente ainsi:

Nous sommes en 1953 : Hitler a gagné la guerre. La France est réduite par l’Occupant à un État semi-agricole où règne une idéologie agrarienne célébrant les vertus du travail, de la famille et de l’hygiénisme. / Ce jour-là, Abel Morandon, médecin maréchaliste, prononce son discours de réception à l’Académie française, un éloge de son prédécesseur Louis-Ferdinand Céline, mort quelques mois plus tôt d’une embolie cérébrale, et dont le dernier ouvrage, La mort des Juifs, a rencontré un vif succès outre-Rhin.

Gosselin, 2003 : 4e de couverture

Pareille distorsion ne laisse aucun doute sur la dimension imaginaire de l’ouvrage. Elle engage le mécanisme d’inversion au principe de cet éloge fictif, médiatisé par une double distanciation, énonciative et discursive : il s’agit du discours de réception d’un personnage académicien fictif, qui propose aux « Messieurs » venus l’entendre l’histoire d’une vie glorieuse, celle d’un Céline médecin et écrivain, chevalier de l’État français en 1946, récipiendaire du Nobel en 1949, inventeur d’un vaccin destiné à stériliser les populations dégénérées d’Europe, couvert d’honneurs jusqu’à la fin et enterré, à sa demande, au cimetière pour chiens des Batignolles. Les repères biographiques attestés – sa naissance à Courbevoie, son goût pour le ballet, les titres exacts de ses ouvrages, etc.– côtoient les anecdotes les plus délirantes, rapportées par Abel Morandon, telle une soirée de dignitaires à Berlin où s’engage une conversation absolument farfelue entre Céline accompagné de ses trois chiens et le Führer (Gosselin, 2003 : 104-109), ou encore son argumentation sur les mérites de l’holocauste pour le peuple juif adressée à un rabbin venu réclamer grâce à l’Institut d’étude des questions juives en 1947. Cet Abel Morandon poursuit sans fléchir son apologie, multiplie les exemples, le montrant à la tête d’un laboratoire à Buzenval (ibid. : 33), discourant au Vélodrome d’Hiver en 1948 (ibid. : 83), ou encore victime d’un attentat raté, machiné par les gaullistes alors qu’il était attablé à la terrasse d’un café boulevard des Batignolles (ibid. : 141).

Pour le moins corrosif, le propos accumule, sous couvert de louanges, les égarements majeurs de Céline, sa fascination de l’eugénisme, ses pamphlets antisémites, ses théories hygiénistes, son fascisme :

Messieurs, il y a dans l’existence de notre ami quelques points saillants qu’il convient de relever. Céline détestait les youpins, la chose est entendue, mais il aimait surtout passionnément la France. Que doit-on en déduire ? Ceci sans doute : que Céline était un authentique patriote, un fasciste de la première heure, et non l’anarchiste qu’on a voulu nous dépeindre.

Ibid. : 28

Ses haines littéraires en témoignent : Malraux, Mauriac, Montherlant, Aragon, le surréalisme, « la juiverie implantée dans la presse et l’édition » (ibid. : 38). À la tête de la maison Gallimard achetée avec les profits de la vente d’un breuvage révolutionnaire, le Formax, Céline « put faire fusiller Paulhan » et amener une « véritable renaissance de nos lettres » (ibid. : 74) : « Messieurs, sans Céline, notre littérature en serait toujours aux géorgiques d’un Jammes, aux tartufferies d’un Mauriac, aux errements pédérastiques d’un Gide » (ibid. : 131). Le récit, mimant l’oralité du discours, fourmille d’injonctions à se souvenir de « notre ami », qui restera « le Pagnol noir de la banlieue, le Pagnol au grand style, au style vernaculaire supérieur, langue fondue dans un moule classique, un Pagnol amélioré, chantre vertueux de notre renaissance nationale » (ibid. : 139).

Bardamu de l’Académie, la finesse en moins, Morandon bouscule sans ménagement le tiers lecteur bien-pensant qui assiste à cette étrange intronisation académicienne. Le malaise ressenti s’apparente sans nul doute aux réticences éprouvées devant l’oeuvre célinien, lorsque la véhémence et les invectives dérivent en charge raciste, en élucubrations fascisantes. L’héritage de Céline est à cet égard pour le moins ambigu, unanimement célébré pour ses épopées lyriques de la première manière, et tout aussi unanimement vilipendé pour ses pamphlets dévastateurs. L’institution dénonce le propos, mais admire le style. Ce qui est mis en scène, dans ce procès antiphrastique qui se déroule dans une académie de fascistes, est selon nous cette hypocrisie fondamentale qui fait de la figure de Céline un « mythe littéraire » et une « ordure canonisée » (ibid. : 4e de couverture). L’amphibologie sert à indexer l’enjeu : un éloge prononcé par un fasciste suffit-il à discréditer une oeuvre ? Et toute la question de la filiation de s’engouffrer ici, à la faveur de ce pastiche de la langue célinienne, qui donne l’impression du vivant, du parlé, dans ce pamphlet équivoque qui en récupère les outrances haineuses et la véhémence verbale. Dans ses effets d’écriture, lesquels, on ne sait plus trop, dénoncent ou approuvent la condamnation de Céline, le Discours de réception de Gosselin, résolument, marche dans les traces de l’écrivain, reproduisant avec aisance son humour grinçant et sa prédilection pour la surenchère provocatrice.

Le registre ironique, lorsqu’il multiplie ainsi les chicanes qui interdisent l’accès direct à l’énonciation biographique, met en lumière un rapport particulier à l’héritage littéraire[11]. Saisir de front la figure du biographé, la démonter jusqu’à la caricature, s’apparente fort à un déni de monumentalisation ; le faire par l’entremise d’un personnage irrévérencieux dans son hagiographie même, qui emprunte à Céline son langage, traduit l’ambiguïté de toute filiation que le discours analytique connaît bien, comme le dit Wladimir Granoff :

Nous, analystes, savons bien, ou croyons bien savoir, que nous passons nos vies à nous donner le spectacle de nos propres efforts pour nous dégager de quelque chose de ce côté-là. Nous savons moins qu’à ce faire nous nous entretenons dans un constant négoce avec ce qu’il en est de la filiation, manière à nous, non pas de l’abolir, mais de travailler à la conservation de ce qu’elle a pour nous de nécessaire et d’évanescent à la fois.

1975 : 50

La médiation fictive ne débouche cependant pas toujours sur un enjeu parodique, qui porte à une distance maximale le personnage du biographé. Benjamin ou Lettres sur l’inconstance (1989) joue sur un tout autre registre, multipliant les dédoublements et les effets de miroir autour de la figure gracieuse et désinvolte du Constant d’origine, incarné ici par un des personnages, Benjamin Hermenches, écrivain et journaliste de son état, et auteur, en l’occurrence, du scénario d’une série télévisée et d’un essai consacrés à Benjamin Constant. Transposé, fictionnalisé, reflété, démultiplié, le biographé est saisi dans ses dimensions intime et politique, dans ses rapports amoureux et dans les énigmes de sa vie, en une pluralité de lectures de seconde main, où il apparaît, à travers le prisme de diverses formes biographiques, comme un personnage de roman qui lui-même aurait pu dire : « Quel roman que ma vie » (Mohrt, 1989a : 145).

La « valeur romanesque » d’un personnage illustre serait-elle ainsi au principe non seulement de l’écriture biographique d’un Michel Mohrt mais tout autant de la survivance de l’intérêt à l’endroit de la biographie ? Reprenant les propos de Robert Major pour qui la passion biographique tient au fait que le roman sérieux, depuis Flaubert et Zola, « ne s’intéresse presque exclusivement qu’aux quidams (laissant les figures héroïques en pâture aux romans populaires) » (1988 : 474), Lucie Robert estime que « la survivance de la biographie ne représenterait pas tant la survivance de l’idée de “ vie ” que celle de certains types de personnages » (2004 : 31) délaissés par le roman sérieux et qui autorisent le mécanisme de transfert, tant chez le biographe que chez le lecteur :

Le choix des personnages engendre ainsi des questionnements de nature identitaire : projection narcissique de l’enfance, traduction symbolique de l’ambition, investissement de modèles sociaux et politiques continuent de traverser, sur le mode du transfert, l’ensemble des écrits biographiques [propos librement empruntés à Damamme (1994)], quelle que soit leur relation à la vérité historique. C’est ainsi la vérité du personnage, et non celle de la vie, qui agit comme moteur dans la construction mimétique de l’identité : celle du biographe, qui se reconnaît dans son modèle, mais aussi celle de la communauté, qui se reconnaît dans cette grande réunion des personnages illustres.

Ibid. : 32

Le mécanisme joue différemment ici. Qu’un Benjamin Hermenches relativement anodin prenne le relais d’un Benjamin Constant à la stature plus affirmée, voilà qui en dit long, semble-t-il, sur le type de filiation engagé, alors que c’est le personnage, à la fois scénariste, biographe et essayiste (et non le biographe), qui se projette dans la vie du biographé. Mais il y a plus encore : au ludisme de ce mimétisme joué, de ce transfert dédoublé, vient s’ajouter tout un éventail de clins d’oeil qui fait de Benjamin ou Lettres sur l’inconstance un exercice métabiographique, qui s’inscrit dans la tradition critique, transmet un savoir référentiel sur Constant, prend position sur ses idées et discrédite au passage les manières dégradées de la biographie contemporaine – tout cela dans une forme singulière, qui s’accorde à l’esthétique de Benjamin Constant.

Inscrit au coeur d’une fiction présentée sur le mode d’un roman épistolaire à quatre voix, Benjamin Hermenches, avatar contemporain de son biographé, revisite, sous prétexte de scénario, les lieux significatifs qu’il met en scène – Genève, La Corraterie, Coppet, Paris, etc. – et multiplie les intrigues amoureuses avec une Madame de Staël et une Juliette Récamier modernes. La première, Isabelle du Colombier, est une romancière célèbre qui « a guidé les premiers pas de Benjamin Hermenches dans la vie littéraire et dans le monde » ; la deuxième, Sylvie Desaix, est une « jeune actrice découverte par Jean-Paul Rappeneau » qui joue le rôle de Juliette dans le film sur Constant[12]. Le troisième larron, Martin Conti, présenté lui aussi en début de texte, à la manière des personnages de scénarios, est un écrivain de soixante-huit ans qui « aspire à une reconnaissance officielle, qu’il n’a pas encore obtenue » (Mohrt, 1989a : 11), auteur d’un « remarquable essai sur Constant », selon Hermenches (ibid. : 40), et qui fonde sa fascination pour Constant, avoue-t-il, sur les « évidentes similitudes entre l’époque qu’ont vécue Constant et ses amis et celle qu’ont vécue les hommes de ma génération »[13] (ibid. : 43). Ces deux incarnations de Constant, l’une jeune à qui l’on reproche de lui ressembler, « surtout par ses défauts », (ibid. : 12), et l’autre, vieillissante, qui « se prend un peu pour Benjamin Constant » (ibid. : 46), se font les vecteurs des substrats privé et public qui sous-tendent le propos : « Je sais que c’est l’homme politique, le pamphlétaire, qui l’intéresse chez mon héros, alors que c’est la vie intime de l’auteur d’Adolphe et de Cécile qui me passionne », dira Hermenches à propos de Conti (ibid. : 46).

À la faveur d’une correspondance de soixante-cinq lettres numérotées en chiffres romains – et dont la provenance nous est expliquée, en fin d’ouvrage, dans une note de l’éditeur qui reprend les caractéristiques du genre[14] –, s’élabore ainsi un portrait filtré de Constant, dont les ambitions littéraires et politiques se conjuguent au gré de ses ferveurs amoureuses. L’anachronisme criant de cette forme épistolaire, où quelques-unes des lettres sont délivrées « par porteur » alors que d’autres sont transmises « par photocopie », met en lumière tout un jeu de parenté stylistique, qui s’appuie sur la lecture, constamment revendiquée, des écrits de Constant lui-même, dans ses Journaux et sa Correspondance. Un tel décalage, à l’ère des séries télévisées et des coproductions internationales, indexe encore, s’il le fallait, la dégénérescence des divertissements littéraires de notre époque alors que les salons parisiens ont cédé la place à l’émission « Apostrophes » (ibid. : 54) où sévit le fast writing comme ailleurs le fast food (ibid. : 59). Sans fausse pudeur ni lamentation mélancolique, Benjamin ou Lettres sur l’inconstance investit, sur le mode ludique, une époque où l’éloquence faisait foi de tout, où le pamphlet politique pouvait mener à l’Académie, où le savoir fondait l’écriture.

S’il fallait passer outre ces mises en scène fictionnelles pour poser encore plus directement la question de la filiation, on ferait valoir un enjeu de second degré, où tout un ensemble péritextuel vient la colorer de manière singulière, autour notamment de cette reconnaissance par l’Académie, figurée dans le texte alors que Conti cherche à s’y faire élire et que, tout comme Constant, il sera refusé. Dans cette perspective, on remarquerait d’abord la dédicace à Jean d’Ormesson, qui inscrit le texte dans la foulée de Mon dernier rêve sera pour vous : une biographie sentimentale de Chateaubriand, biographie signée d’Ormesson et parue en 1982, et dont Madelénat montre le double ancrage, historique et fantasmatique, disant que « s’il imagine les rencontres et les conversations qui scandent les intrigues amoureuses, il ne s’éloigne jamais des Mémoires ni des correspondances conservées » (1984 : 29). On ferait valoir ensuite que ce même d’Ormesson signe la réponse au Discours de réception de Michel Mohrt à l’Académie française (1987), discours bien réel celui-là ; on ajouterait que le savoir encyclopédique, qui préside à la fantaisie imaginative qu’est Benjamin ou Lettres sur l’inconstance, permet à son signataire de présenter ailleurs l’héritage politique de Constant (Mohrt, 1989b) ; ce faisant, on aurait peut-être touché du doigt la posture implicite de l’entreprise biographique menée ici, où il s’agit de subordonner l’imaginaire à la réalité factuelle, de dénoncer les élucubrations de tous ordres à propos de Constant, de mettre en évidence, par la voix de ses quatre épistoliers, les erreurs d’interprétation comme les bonheurs de lecture ; bref, d’illustrer que la littérature s’exerce toujours entre gens « comme il faut » (1989 : 46). Mais peut-être est-ce là encore, dans cette filiation par émulation, une pose de biographe qui ferait du scénariste Hermenches, par jeux de réfractions répétés, un double à la fois du biographe réel, Mohrt, et du biographé Constant car,

[...] en dépit des notes du Journal qui parfois [se] contredisent […] Benjamin se dédouble toujours ; il y a en lui un observateur lucide de soi-même qui se juge, se condamne : on ne peut en déduire qu’il mente ni qu’il se mente.

Mohrt, 1989a : 111

Pour conclure

Qu’elle fasse jouer ou non des ressorts fictionnels, qu’elle privilégie la vie ou l’oeuvre du biographé, qu’elle mette en lumière son intimité ou sa postérité, la biographie littéraire accuse sa dimension essentiellement relationnelle. Le biographe peut s’avancer masqué ou non, retranché derrière un dispositif qui instaure peu ou prou des effets de distance, ou l’inscrit dans la trame du texte ; le biographé peut être présenté sous son meilleur jour, caricaturé ou vénéré, en pleine lumière ou dissimulé sous un personnage ; la biographie, toujours, déploiera une scène énonciative où l’un cherche à parler de l’autre, à le dire, à le re-dire. Davantage affaire d’énonciation que d’énoncé, la biographie relève d’un protocole discursif qui exige la représentation, plus ou moins franche, plus ou moins distendue, de cette relation. Là réside sa spécificité, au-delà de la reconstitution plus ou moins fidèle d’une vie ou d’un de ses fragments.

Une telle aventure discursive relève d’un procès de singularisation, qui s’échafaude à même des données factuelles, repensées par l’imaginaire ou le souvenir, infléchies par la mélancolie ou l’ambition. Rien d’anodin dans le fait que la biographie prenne prétexte de figures mille fois commentées : on l’a vu ici, les Mallarmé, Tchekhov, Céline, Barthes ou Constant, précisément sans doute par l’ampleur des discours qu’ils ont engendrés, autorisent des saisies subjectives, affichées telles, qui visent à rectifier des interprétations, à corriger des portraits. Et c’est dans cette perspective que la biographie peut apparaître comme un récit de filiation, où l’un fait de l’autre un frère, un fils, un père, un modèle ou un rival.

Réinventées, choisies ou refusées, ces parentés s’expriment dans des stratégies de mises en discours souvent inusitées, qui viennent redoubler le propos. Le biographème pour saisir Barthes, l’épistolarité fictive pour montrer l’inconstance de Constant, le collage de citations pour déporter Mallarmé du silence de l’absolu vers le centre d’une société de discours, l’adresse à un auditoire d’académiciens fascistes pour caricaturer Céline, la fragmentation biographique pour dire ses impressions de Tchekhov, comme autant de postures qui signalent une relation intime, stylistique, critique, parodique ou mimétique, inscrivent ainsi dans la forme même de leur expression, qui le déni, qui le désir de filiation.