Résumés
Résumé
La rumeur apparaît dans le texte littéraire sous diverses formes. La présente réflexion propose de s’attarder à des contextes très différents pour jeter les bases d’une typologie des fonctions de la rumeur dans le récit. L’analyse de textes de A. Waberi, S.L. Tansi et de J. Becker montre que la rumeur, par sa manière de naître et de circuler, joue un rôle important sur la plan même de l’écriture, de la structure du récit, en lui transférant sa spécularité ; on verra que sa présence finit par faire du projet scripturaire une pratique travaillant bien moins dans le vrai que dans le vraisemblable. D’autre part, cette réflexion permettra dans les deux textes de voir que l’arrimage de la rumeur à l’espace collectif fait de celle-ci une énonciation dont le fonctionnement et la portée dépassent largement la sphère individuelle. Il faudra alors s’interroger – et les textes à l’étude y invitent – sur le lien qui s’établit entre formes discursives (littéraires) et conscience sociale, projet esthétique et conséquences éthiques.
Abstract
Rumors appear in literary texts in different ways. The following essay deals with rumors as they appear in different contexts, and tries to establish a typology of theirs functions in narratives. The analysis of texts by A. Waberi, S.L. Tansi and J. Becker shows that rumors – through the way they emerge and circulate – play an important role not only on the topical level of the novel, but also on its structure. The presence of rumors in literary texts marks a distinct shift in their writing from truth to verisimilitude. But it appears that the genuine collective nature of rumors as a social phenomenon has also consequences on the literary form, which tends to distinguish itself through the use of polyphony. The literary texts studied here help us establish the link between discursive (literary) forms and social consciousness, as well as between esthetical project and its ethical consequences.
Corps de l’article
Anecdote, commérage, rumeur : quelques mises au point
Les travaux sur la rumeur ont longtemps été menés à partir de points de vue disciplinaires situés en dehors de la critique et de la théorie littéraires. Les regards les plus fréquents sont ceux issus des sciences sociales, avec des approches qui, dans la tentative d’appréhender et de quantifier le phénomène de la rumeur, ne s’attardent guère aux aspects narratifs et fictionnels de celui-ci. D’autre part, cette tentative d’appréhension de la rumeur par les sciences sociales a ceci de distinctif, par rapport au regard de la critique littéraire, que ces dernières travaillent sur des « phénomènes vrais », ancrés dans un contexte sociohistorique très important pour l’explication et la compréhension des rumeurs en vigueur. De là découle une première caractéristique de la rumeur, de nature contextuelle toutefois, qui identifie les situations de crise comme le lieu par excellence de son émergence et de sa prolifération. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on étudiera la rumeur en temps de guerre, comme l’atteste par exemple les travaux de Christoph H. Roland (2001)[2]. Dans un bref mais très intéressant survol des recherches sur la rumeur, Lydia Flem écrit à ce propos :
La rumeur se murmure, se chuchote, serpente à travers toutes les couches de la société puis se gonfle et se répand comme une épidémie. Certains en ont conclu qu’il s’agissait d’un phénomène social pathologique, d’une maladie qui germerait en situation de crise et qu’il convenait donc de la comprendre pour la vaincre et en guérir le corps social.
1982 : 11-12
Le contexte même d’émergence des travaux approfondis sur la rumeur – guerres mondiales – et l’orientation plus idéologique que scientifique, qu’y critique à juste titre Flem, expliquent la quasi-absence de travaux exclusivement consacrés à la rumeur dans les textes littéraires. Pourtant les liens qui relient les deux objets sont à tout le moins probants à trois égards : sur le plan générique, sous la forme d’une métonymie qui permet au récit d’intégrer la rumeur ; sur le plan figuratif, en raison des liens forts qu’entretiennent les deux phénomènes avec la réalité ; sur le plan fonctionnel – celui que nous privilégierons –, du fait même des modes d’élaboration de la rumeur et du texte littéraire, que nous comparerons.
Mais avant de nous attarder au phénomène même de la rumeur dans le texte littéraire, il est important de se pencher sur le champ notionnel dans lequel elle est couramment évoquée, et donc sur des notions qu’elle côtoie, auxquelles elle s’apparente ou dont elle s’écarte foncièrement. Il s’agit principalement de l’anecdote et des commérages, qui apparaissent comme deux formes discursives également étudiées dans les mêmes perspectives que la rumeur.
Il ne s’agit pas ici de relever les différentes descriptions des phénomènes connexes évoqués sous la forme des commérages et de l’anecdote, mais de voir leurs liens avec la rumeur. Ce fait s’avère important en ce qu’il permettra de dessiner les contours des notions en présence. Il est intéressant de noter que le commérage est – tout comme la rumeur – étudié dans une perspective sociologique, quelquefois en lien avec les théories de la communication[3]. C’est dire que ce phénomène s’inscrit effectivement dans le cadre d’un discours social dont la prégnance pousse la critique littéraire à travailler sur des corpus parfois éclectiques, dont la composition menace la cohérence de l’objet d’étude lui-même[4].
La distinction entre rumeur et anecdote est, de prime abord, la plus plausible. Il suffit pour cela de jeter un regard sur l’histoire de l’anecdote comme genre pour se rendre compte de deux faits majeurs : d’abord, celle-ci apparaît dans le contexte antique de l’édition, en lien – au sens latin de « inedita » – avec des histoires non publiées, donc dans un cadre littéraire, mais plus technique et éditorial que théorique et analytique, sans donc aucune ambition particulière pour la définition d’un genre précis. C’est avec l’historia arcana de l’historiographe Procope de Césarée (490/507-542 av. J.-C.), que les historiens de l’anecdote situent ses « débuts », comme une sorte de genre né d’une pratique discursive en marge de l’histoire officielle, sous forme d’un espace dans lequel on a recueilli, parfois de manière anonyme, les histoires intimes et les scandales de l’État et de la cour[5]. Les historiens du genre, dans leur travail de décantation de ce qui fait sa spécificité, le discutent à l’envers d’autres genres mineurs, comme le mot d’esprit, le récit bref (Kurzgeschichte), etc. Les récents travaux sur l’anecdote, notamment ceux de Marie-Pascale Huglo (1993) dans le cadre des récits concentrationnaires, montrent bien l’avancement de la réflexion sur les liens complexes que ce genre mineur entretient avec les macro-récits dans lesquels il s’insère, et comment il en modifie essentiellement la dynamique. Le lien entre anecdote et rumeur, s’il est d’ordre structurel, se situe donc bien à un niveau primaire dans la mesure où la comparaison s’arrêterait surtout sur le plan de l’insertion d’une histoire brève dans un récit qui l’intègre. Brièveté, cohérence et quasi-autonomie de la signification sont les traits récurrents de l’anecdote, relevés dans les différents travaux. Les enjeux majeurs de l’anecdote se retrouvent par conséquent dans cette tension productive née de la présence, de l’insertion de ce micro-récit quasi autonome dans ce que Yves Reuter appelle un « récit englobant ». Il y a donc une impression de finitude et de totalité, connotée par l’anecdote dans son contenu et dans les limites que lui impose le récit englobant, qui semble de prime abord aller contre la nature expansive et difficilement contrôlable de la rumeur. C’est déjà là, comme nous le verrons, que les nuances s’imposent avec la rumeur qui, dans son sens étymologique – latin « rumor » signifiant un bruit confus de voix –, renvoie à quelque chose d’instable, de très dynamique[6] et donc d’ouvert. Jean Lacouture, en réfléchissant sur la communication journalistique, fait la remarque suivante sur la nature dynamique de la rumeur :
La rumeur postule à la fois la circulation, la pluralité, l’absence de contours, l’insaisissabilité et l’irresponsabilité du porteur. La rumeur est mouvement, la rumeur court, coule, vole […].
Lacouture, 1982 : 21
Quant au lien qui justifie la mise au point et la différenciation subséquente entre commérage et rumeur, il se trouve dans l’étymologie – tant en français qu’en allemand – des deux notions qui renvoient, comme le souligne Wengerzink, à un bruit, pour inclure, dans le cas du premier, non seulement les applaudissements, mais aussi le bruit produit par le coup de fouet et finalement le bavardage, et le fait de parler des autres[7]. Il y a, en plus de ce premier trait commun, une règle de base de la communication qui entre en ligne de compte dans les deux notions, celle du dialogue entre un sujet communiquant et un auditeur intéressé à l’écoute. Si la rumeur est décrite, dans un sens premier, selon ce principe du bouche à oreille, le commérage fonctionne aussi de la même manière, de telle sorte que les convergences paraissent plus profondes qu’avec l’anecdote, même après une étude attentive des deux phénomènes.
Le lieu des divergences se situe principalement dans le dernier élément de définition de la rumeur soulevé par Wengerzink, celui de la médisance. C’est ainsi que Christoph Roland donne les caractéristiques suivantes du commérage : à l’origine, une curiosité qui enclenche le processus, lui-même sous-tendu par une quête, sur le plan psychosocial, d’un repoussoir, sorte de soupape permettant aux individus en présence de se formuler espoirs, craintes et appréhensions ; à cela il faut ajouter la tendance négative à la médisance, le fait non négligeable que le commérage devient un outil de pouvoir, tout en suscitant la peur du point de vue de ceux qui craignent d’en être victimes[8]. Il ressort que le commérage a toujours pour objet un être humain et que l’information diffusée n’est guère certaine. Ces remarques sur la nature, l’objet et le fonctionnement du commérage sont entérinées dans l’un des rares travaux sur la rumeur et le commérage dans le domaine de la théorie et de la critique littéraires. Manfred Menzel, auteur d’une monographie sur le commérage, la rumeur et la réalité chez Nathaniel Hawthorne, met en évidence les caractéristiques suivantes en ce qui concerne le commérage :
évocation de la personne ;
thématisation des qualités humaines et des déviations de la norme ;
auto-institution d’une instance judicative par l’auteur du commérage ;
émission d’un jugement moral ;
« production d’un art du quotidien » (Kunstschaffung im Alltag) (Menzel, 1996 : 18, 33).
Ces considérations préliminaires, tant sur l’anecdote que sur le commérage, en lien avec la rumeur, permettent d’esquisser à tout le moins ce que celle-ci n’est pas et de donner quelques précisions quant au point de vue à partir duquel nous allons l’étudier dans les textes littéraires. Menzel établit, à la suite de son chapitre sur le commérage, une sorte de synopsis qui distingue le commérage de la rumeur. Il y est surtout question de la portée collective du commérage que nous avons déjà identifiée comme un élément de forme et de structure important dans les nuances qu’il entretient avec l’anecdote. Pour Menzel, le commérage a cet aspect de divertissement s’appuyant sur la personne, ce à quoi ne se limite guère la rumeur. Ce degré – sur le plan du contenu – de la rumeur est déterminant. À l’opposé du commérage, elle va au-delà des limites de ce qui s’enregistre comme une pratique dans un cadre restreint avec un objet-personne et s’attache à des enjeux d’ordre collectif[9].
Ce bref tour d’horizon a pour objectif d’esquisser le cadre de la réflexion sur la rumeur dans le texte littéraire. Il est impossible d’ignorer les travaux précédents sur la question, même s’ils ont des origines disciplinaires autres que littéraires. Retenons pour les besoins premiers de notre réflexion que
[…] la rumeur consiste en une information incertaine qui suit aussi bien des canaux informels que des voies officielles. En outre, elle appelle des précisions quant à l’existence d’un désir de vérification au sein des populations touchées, ce qui met l’accent sur l’importance du contexte psychologique qui la sollicite et qu’elle modèle en retour.
Marc, 1987 : 17[10]
La première partie de cette définition est la plus commune. À cela il faut ajouter quelques indications que donne Franz Dröge sur les destinataires et les auteurs des rumeurs, qui se résument aux points suivants : l’auteur privilégie à juste titre l’effet persuasif de la communication personnelle, qu’il oppose à l’aspect technique et médial de la communication, surtout dans des situations où les destinataires de la rumeur se sentent très concernés par les informations véhiculées. L’accentuation de l’effet persuasif, qui du point de vue de la mise en récit renvoie aux vertus même de la rhétorique, est un aspect qu’il faudra retenir dans l’analyse des textes littéraires. Il s’agira de s’interroger sur les fonctions et la portée de la disposition des éléments d’information et sur la situation d’énonciation même de ces éléments.
Il y a aussi chez Dröge un accent mis sur l’image du communicateur et que nous pouvons traiter, dans sa valorisation extrême, comme corollaire de l’effet de persuasion mentionné plus haut. En effet, l’auteur insiste sur la perception, par les auditeurs, d’une image positive du consommateur, celui-ci étant perçu comme informateur désintéressé et soucieux de répandre la vérité. Même si le contexte d’analyse visé par Dröge est bien particulier – le Troisième Reich –, il est permis de retenir cette quasi-transfiguration du narrateur des rumeurs, dont la viabilité du propos est en fonction du crédit qu’on lui accordera. Et si nous retenons le fait que la rumeur, selon la majeure partie des études consultées, naît pour répondre et assouvir un besoin d’information dans un cadre plus ou moins contraignant et marqué par la censure, alors il est assez aisé d’entériner cette hypothèse de la crédibilité du sujet rapporteur[11].
Une dernière caractéristique qui mérite d’être évoquée dans ce cadre préliminaire relève, dans un premier temps, et chez Menzel, de la considération de la rumeur comme acte herméneutique. Cela est d’autant plus pertinent que Menzel est l’un des rares auteurs à ne pas travailler sur les périodes de crise avérées, comme le contexte de la guerre mondiale. Son hypothèse de la rumeur en lien avec un mouvement collectif de lecture, d’ordonnancement et de stabilisation d’une réalité difficile et astreignante, sans donner lieu à une élaboration plus poussée, pourrait nous servir dans les différents types de rumeur et les contextes divers que nous allons analyser. Menzel thématise le processus de compréhension dans une pratique qu’il qualifie de « fiction » et qui, dans son aboutissement heuristique, permet de consolider une situation d’incertitude et de peur.
Ces divers aspects de la rumeur montrent bien qu’elle n’est pas assimilable à l’anecdote ni au commérage avec lequel elle partage un certain nombre de caractéristiques. À travers l’analyse de trois textes littéraires, nous verrons que les traits retenus de la rumeur, déjà largement étudiés dans les sciences sociales, nous donnent une première clef pour saisir le phénomène dans le contexte de la création littéraire. Au-delà de la thématisation de la rumeur comme phénomène, c’est surtout sa portée structurelle et fonctionnelle sur l’écriture qui nous intéressera. L’analyse de ces textes, dont les sujets diffèrent, permettra de montrer que la rumeur, par sa manière de naître et de circuler, joue un rôle important sur l’écriture même qu’elle modèle en lui transférant sa spécularité ; on verra que sa présence finit par faire du projet scripturaire une pratique travaillant moins dans le vrai que dans le vraisemblable. D’autre part, cette réflexion permettra de voir que l’arrimage de la rumeur à l’espace collectif fait de celle-ci une énonciation dont le fonctionnement et la portée dépassent largement la sphère individuelle. Il faut alors s’interroger – et les textes à l’étude y invitent – sur le lien qui s’établit entre formes discursives et conscience sociale, esthétique et éthique, par cette irruption de la rumeur dans le récit littéraire.
Rumeur et opacité chez Waberi
Le premier texte à l’étude est une nouvelle d’Abdourahman A. Waberi intitulée « Le mystère de Dasbiou »[12]. Ce mystère prend forme quand un jeune Bédouin, du nom de Jilaal Okieh, vient dans une localité perdue pour voir son frère. Rayaleh Abaneh, le doyen des Sages de Dasbiou accourus de tous les coins du pays pour résoudre le cas énigmatique de Jilaal Okieh, dira :
Jilaal est un brave chamelier, un valeureux guerrier heureux de mener une vie d’ascète à l’instar de nos ancêtres […]. Seulement dès qu’il mit les pieds dans notre paisible ville il ne fut plus le même, Jilaal a été ensorcelé par un djinn […]. Après une sieste réparatrice, il s’en irait chez son frère Assoweh, sa femme Ambaro et leur dernier-né, Diraneh […]. Jilaal, une fois réveillé, ne savait plus un mot de notre propre langue, vous ne trouvez pas cela étrange ?
Waberi, 61-62
La nouvelle finit sur une tournure heureuse – du moins pour la collectivité –, car l’on s’aperçoit que Jilaal ne parle pas un « charabia », mais « un créole riche et coloré, ni trop technique, ni trop abstrait [dans lequel on décela] cependant quelques tournures archaïques, voire anachroniques » (Waberi, 64).
La rumeur, dans ce texte, est d’abord un thème, « une histoire rocambolesque [qui] circule dans tout le pays ». Elle permet, dans sa structure très élémentaire, de relever quelques traits caractéristiques de son fonctionnement dans le récit. Il y a cet aspect dynamique d’une histoire dont l’origine reste suspecte et qui, bien connue sur la place publique, se transmet selon le modèle primaire d’un bouche à oreille, car on craint on ne sait trop quelque pouvoir de censure : « Personne ne se risque à se prononcer publiquement sur l’origine du mal, les langues se déliant à peine en famille ou entre amis » (Waberi, 58).
La rumeur dont il est question chez Waberi reste donc, à première vue, un phénomène très thématique, qui admet la comparaison avec les rumeurs étudiées dans les cadres sociopolitiques réels. La maxime selon laquelle il n’y a pas de fumée sans feu s’avère également vraie dans ce contexte. Elle sert même à lever définitivement l’énigme de cette étrangeté que nul ne savait expliquer. Conformément à la rumeur qui circulait dans la petite ville, qui veut qu’on ait affaire à un possédé, nous retrouvons des indices qui la confirment dans le fait que le protagoniste parle effectivement une langue – en lieu et place de celle du clan – que personne ne comprend.
Il y a cependant des nuances qui remettent en question cette impression de transparence et de coïncidence complète entre la rumeur chez Waberi et ce qui semble être le mode de fonctionnement des rumeurs en général. La première nuance repose sur le fait que l’origine de la rumeur semble clairement définie par une situation d’énonciation dont les éléments sont apparemment bien perceptibles, alors qu’elle recèle des marqueurs qui permettent d’affirmer le contraire. Le doyen des Sages dit en effet : « […] grands Sages ouvrez bien vos oreilles et retenez votre souffle car vous n’avez jamais entendu jusqu’à présent pareil récit, vous pouvez me croire sur parole […] » (Waberi, 60 ; nous soulignons). Toujours dans le préambule de ce récit, qui tarde à venir, il ajoute : « Comprenne qui peut : voilà l’histoire telle qu’elle se produisît juste devant ma porte […] » (Waberi, 61 ; nous soulignons). Le propos du doyen trouve sa force illocutoire dans l’usage répété de formules chargées d’établir un cadre de certitude en jouant sur le pôle d’un témoin oculaire de l’histoire. Son regard est celui d’un narrateur apparemment omniscient, qui sait très bien identifier Jilaal tout en maîtrisant le contexte global socioculturel auquel il appartient. Il prend par conséquent la parole à partir d’un pôle d’autorité que lui confèrent non seulement son rang – il est le doyen des Sages et celui qui convoque la réunion – mais aussi l’énonciation d’un propos qui a besoin de plusieurs artifices pour se faire entériner. Dans un premier temps, il faut donc retenir cette mise en scène de la parole « rumorée », qui se répand sous le couvert d’une certitude faisant facilement l’économie de toute vérification : le doyen émet ici des paroles qui se veulent dignes de foi.
En contradiction avec cette certitude savamment établie, on remarque que les propos du doyen sont minés d’indices qui, dans leur récurrence, vont s’établir au fil de notre analyse comme des marqueurs incontournables pour l’identification de la rumeur :
À peine s’était-il mis à la recherche de son frère qu’il sentit, dit-on, des signes de lassitude, d’énervement. Des signes d’étouffement aussi. Il se dit qu’il pourrait dormir, ne serait-ce que le temps d’un cillement, sous le vieux laurier devant la gare.
Waberi, 62 ; nous soulignons
L’usage du morphème « on » est fondamental dans ce contexte de la rumeur. Du fait de sa notoire plasticité, cet élément, qui surgit subitement dans un récit assumé avec force conviction par le doyen, crée un hiatus, un déséquilibre quant à l’identité de l’énonciateur, d’une part, et, d’autre part, quant à la teneur même du propos dont il devient à tout le moins le co-garant. À y voir de près, ce on n’est aucunement assimilable à la subjectivité du sujet énonciateur en la personne du doyen, ni à celle de son entourage restreint, le comité des sages. Il n’est donc pas une autre version d’une subjectivité mettant sa propre parole en scène, ni celle d’une réplique de celle-ci dans un singulier à valeur collective sous la forme d’un vous. C’est donc dans une sorte d’énonciateur générique et collectif qu’il faut le situer. Ce on, ce sont donc les rumeurs, les multiples voix de la cité qui se chuchotent ce que le doyen fait passer pour une vérité absolue et digne de foi. On retrouve, dans la même séquence, les éléments qui établissent un cadre de crédibilité pour le propos du doyen et, en même temps, ceux qui neutralisent cette crédibilité en glissant d’un énonciateur subjectif – garant, par les moyens de la rhétorique et de son rang social, de la vérité qu’il communique – à un énonciateur collectif, flou, anonyme[13].
La nouvelle de Waberi a cependant ceci de caractéristique pour la rumeur dans le texte littéraire, que celle-ci permet au narrateur de jouer sur deux plans différents. Sur le plan de la diégèse, la tension née de la présence de la rumeur se trouve désamorcée à la fin du récit par le diagnostic unanimement accepté par la communauté quant à la santé mentale de Jilaal :
Le conseil des Sages n’avait plus lieu d’être. Les patriarches retournèrent à leurs préoccupations. Le commissaire-adjoint invita la colonie créole sous son toit. À table, seul Wenceslas semblait plongé dans ses rêveries linguistiques. Après un bref échange de politesse, ils repartirent aussi discrètement qu’ils étaient arrivés cinq bonnes heures plus tôt. À Dasbiou, la vie redevint normale. Sinon qu’à la place de la Gare, devant le café Goffané, Jilaal Okieh fredonne son sempiternel monologue : Lagié mwé, lagié mwé/ Vauclin sa paï/ Matinik sa paï mwâ/ Mwâ chéché solye […].
Waberi, 66[14]
En revanche, à propos des questions soulevées par le texte, on retrouve un vide, une inadéquation entre le récit harmonieux d’une vie qui se poursuit après la résolution de l’énigme et le récit de Jilaal à propos duquel le lecteur ne saura jamais où et comment il a appris le créole, et si même le narrateur et les différents personnages de la nouvelle parlent de la même personne que l’on identifie comme étant Jilaal[15].
Ces deux niveaux, qui se superposent, sont à l’origine d’un malaise qui naît d’un flou que nous pouvons ramener à la présence de la rumeur dans le texte. Le niveau diégétique et interne au déroulement du récit reste cohérent dans le dénouement de la tension née de la rumeur. On pourrait penser que la résolution de cette tension, le retour à la normalité dont il est question à la fin de la nouvelle, est le fait d’une confirmation qui a lieu dans la sentence collective venant diagnostiquer que Jilaal est possédé, puisque, à part quelques étrangers venus de l’extérieur de la communauté siégeante, personne ne le comprend.
Le deuxième niveau est celui des questions qui restent sans réponse quant au parcours du protagoniste, qui apparaît dans le texte comme la rumeur elle-même, dont l’origine est douteuse. On pourrait croire, si on restait dans la logique du récit, qu’il s’agit d’une nouvelle avec une fin fermée, basée sur le retour au quotidien. Pourtant, le texte conserve une part d’opacité, de non-dit qui invite à la vérification, ce qui le place tout entier dans la catégorie de la rumeur qui, au début, en a constitué le thème. Les différentes instances énonciatives – le narrateur principal, le doyen des Sages surtout – se côtoient sans que le savoir de l’une ne disqualifie complètement le propos de l’autre. On peut observer un double mouvement de ces deux voix subjectives vers celle, anonyme et murmurante, de la rumeur. Le premier mouvement est celui décrit plus haut du glissement dans le propos du doyen d’un je sûr de son propos à un on général et anonyme. Le deuxième est celui d’un narrateur omniscient, garant de tout le récit et qui, depuis le début de l’histoire, sait que Jilaal parle créole. Le passage de ce deuxième pôle d’énonciation vers ce qui semble propre à la rumeur est le refus implicite de lever le voile sur le mystère de la perte de la langue maternelle chez Jilaal. Ainsi Jilaal, le Fou sur la place de la Gare, est un homme parlant créole et dont le mystère reste complet aux yeux d’un lecteur qui, plus avancé que les gens de Dasbiou parce qu’il sait que le protagoniste parle créole, ne sait pas pour autant si ce n’est pas une méprise du narrateur lui-même, prenant un Martiniquais égaré à Dasbiou pour un Bédouin nomade. C’est, dans un dernier ressort, ce lieu de l’incertitude, la difficulté de faire toute la lumière sur cette « histoire rocambolesque » qui la rapproche de ce qui en fait le thème : la rumeur.
Rumeur et polyphonie
Le deuxième texte à l’étude est de Sony Labou Tansi, Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez [16]. Nous lisons le récit d’une mise à mort décrite avec des détails qui font le propre de l’écriture sonyenne. Lorsa Lopez est un mari cocu qui apprend que son épouse, Estina Benta, le trompe, lorsqu’il se rend compte qu’elle lui a passé des poux. Son désir de la tuer n’est pas inconnu des habitants de Valancia. L’incipit du récit s’ouvre sur une formule que l’on va retrouver dans le récit de manière anaphorique : « La veille du jeudi de malheur où nous saurions que Lorsa Lopez allait tuer sa femme […] » (Labou Tansi, 13)[17]. La mort d’Estina Benta est le fait d’un équarrissage inouï ; elle est par ailleurs intéressante sur le plan de l’écriture, qui met en scène un corps biologiquement mort, mais qui continue de s’énoncer et de faire le récit de ce qui lui advient (Bazié, 2002).
Ce roman de Sony Labou Tansi est indiqué pour l’analyse de la rumeur par sa complexité sur les plans diégétique et énonciatif. Ce qui se lit comme l’histoire d’une résistance s’écrit selon plusieurs perspectives : celle de la communauté des femmes décidées à venger le crime de leur consoeur ; celle d’une ville – Valancia – prise dans une résistance contre l’autorité centrale, située à Nsanga-Norda ; et enfin celle d’un pôle énonciatif qui est celui de la place publique, le on qui prend ici des visages divers que nous identifierons comme les nombreuses facettes d’une voix générique propre à la rumeur.
Comme dans le texte de Waberi, les rumeurs chez Labou Tansi sont annoncées par des marqueurs plus ou moins complexes qui trahissent le changement des pôles narratifs et permettent de voir que le récit ne repose pas sur une conscience singulière, garante de faits certains. Ces marqueurs se retrouvent dans tout le récit : « on disait », « disaient certaines gens », « on murmurait », « Nous soupçonnions », « disaient les méchantes langues », etc. (Labou Tansi, 11, 18, 20, 30, 32). Si, chez Waberi, le récit finit par adopter la structure de la rumeur d’abord thématique, du fait de l’opacité du texte, chez Labou Tansi, l’écriture fait de la structure « rumorée » un programme. Pour illustrer cela, il est important d’analyser de plus près deux des nombreuses facettes de cette histoire scabreuse : la mort d’Estina Benta et celle d’Estina Bronzario.
L’annonce de la première mort pressentie est le fait d’un narrateur qui semble avoir suivi l’histoire de très près et qui l’anticipe à sa guise. C’est un énonciateur qui se collectivise par le savoir partagé sur le sort de la jeune femme (à travers le nous) et qui se distingue, à un certain moment, tardivement dans le récit, de manière singulière sous la personne de Gracia[18]. Le narrateur habitue ses lecteurs à cette voix collective qui endosse le récit, pour y insérer, de manière quasi imperceptible, une remarque qui occasionne une rupture fondamentale et remet en question, a posteriori, l’origine de l’histoire racontée déjà sur vingt-sept pages :
Avec un art qui ne pouvait sortir que de sa bouche, Fartamio Andra nous raconta l’assassinat, usant des mots qu’elle seule savait trouver, variant souvent le ton car, disait-elle, l’art de nommer est d’abord et avant tout art de ton.
Labou Tansi, 27
La suite du récit est un mélange donc de cette voix de Fartamio Andra[19], faisant le récit d’une mort dont tout le monde était au courant, et celle de Gracia, dont la perspective inclut celle de la première narratrice et se scinde en un nous et un je qui se donnent le change ; à ces voix s’ajoutent celles qui se succèdent et apportent de l’eau au moulin de ce récit, avec les nouvelles de la mort à venir, dont on aurait entendu parler, etc. Cette succession des voix narratives nous révèle que le pôle d’énonciation est multiple, diversifié et qu’il entraîne une première incertitude quant à la véracité du récit de la mort et des micro-récits qui sont légion dans le texte. Le degré d’incertitude va grandissant au fur et à mesure que le récit progresse.
Une autre mort, celle d’Estina Bronzario, figure dominante du récit et grand-mère de la narratrice Gracia, illustre bien cette incertitude grandissante et l’éclatement des pôles narratifs. La mort de celle qui organise la résistance des femmes et la dissidence de Valancia contre Nsanga-Norda fait l’objet d’annonces prémonitoires diverses qu’il faut déjà mettre en lien avec la rumeur. Elle est évoquée pour la première fois à la page 61 et devient un leitmotiv qui, nourrit par différentes voix, rythme le récit et le sous-tend dans l’attente d’une fin qui, devenue évidente, se banalise et s’ignore au fil des pages et des reprises[20]. La mort effective du personnage est relatée beaucoup plus loin (Labou Tansi, 156), et tout comme les signes avant-coureurs de cette fin odieuse, le récit de l’événement se fait sous le régime de la pluralité des voix et de la concurrence qu’elles se livrent dans l’appréhension d’un fait capital. La mort est annoncée par Fartamio Andra qui, au début du récit, s’est avérée être l’une des voix narrant la fin d’Estina Benta :
Nous vîmes Fartamio Andra rentrer du bayou, tous les pagnes sur l’épaule gauche, les babouches à la main, sans ses traditionnelles lunettes de presbyte et sans sa longue canne d’ébène sculptée par les fondateurs de notre ville, criant et pleurant dans toutes les langues de la Côte : « On a tué Estina Bronzario, quel malheur ! » Comme à l’époque de l’assassinat d’Estina Benta, toute la ville se signait au passage de Fartamio Andra. « Dieu, quel malheur, ils l’ont tuée ».
Labou Tansi, 156
Ce qui paraît être un fait certain, prédit par plusieurs voix dans le texte[21], relève au fur et à mesure du spéculaire, quand une deuxième instance narrative (sans doute incarnée par le je-nous de Gracia) se charge de poursuivre le récit premier de la mort livré par Fartamio Andra :
Rien, à part le fichu, les morceaux de crinoline et les médailles soigneusement posées sur le fichu, sous le madras, rien vraiment ne pouvait dire que ce corps était celui d’Estina Bronzario. On l’avait dépecé : le coeur était posé sur le fichu avec les médailles et continuait à battre.
Labou Tansi, 156
Les réserves émises dans ce passage quant à l’identité de la victime ne sont pas seulement dues au fait que celle-ci ait fait l’objet d’un équarrissage en règle. Elles s’inscrivent plutôt dans la logique d’une posture énonciative qui va installer le doute dans le récit. La même voix narrative fait plus loin le récit du deuil entraîné par la mort de la « femme de bronze » :
Les narines buvaient la nouvelle odeur de notre soeur Estina Bronzario (si c’était elle), l’odeur dure du sang de la Côte, l’odeur dure de la chair, mêlée à celle des vents du soir.
Labou Tansi, 157 ; nous soulignons[22]
La disparition d’Estina Bronzario s’établit par la force des choses dans le récit, parce que le personnage n’apparaît plus qu’indirectement. Le doute cependant demeure quant à l’identité de ce corps morcelé. Dans le propos général du roman, le lecteur induira que ce corps est donc bien celui de Bronzario. Cela se fait toutefois en réduisant ces aspérités sur le plan énonciatif, en annulant les doutes exprimés dans le flot narratif et assumés par une des deux voix par lesquelles le récit nous parvient.
Un dernier élément moteur de ce récit, qui est non seulement rumeur en soi, mais qui participe à l’élévation de la rumeur comme mode d’écriture du roman, est une attente. Le texte de Labou Tansi joue longuement, quasiment jusqu’à la fin, sur cette attente de la police qui devait venir de la capitale pour faire la lumière sur les crimes commis à Valancia, à commencer par celui d’Estina Benta. Les rumeurs de l’arrivée des enquêteurs sont très nombreuses dans le texte, suivie chacune d’une reconstruction des scènes de crime par le maire de Valancia.
Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez nous confrontent à un traitement bien particulier de la rumeur dans le texte littéraire : la rumeur n’est pas un thème du récit, c’est le récit qui s’écrit et se lit comme une rumeur. Cela s’explique de plusieurs manières, qui font valoir des aspects de la rumeur comme phénomène social devenu maintenant phénomène d’écriture : le bouche à oreille, la culture d’un cadre informationnel marginal et dissident dans un contexte de répression, mais surtout la pluralité des voix et des versions quant aux faits racontés font de ce texte un récit étrange, quelquefois déroutant. Les traits ainsi énumérés de ce roman-rumeur tournent autour de la polyphonie et permettent ainsi de faire de celle-ci un point focal dans la définition de la rumeur littéraire.
Rumeur, éthique et esthétique
Le dernier texte que nous allons évoquer pour illustrer un autre aspect de la rumeur dans le texte littéraire est de Jurek Becker, Jakob le menteur [23]. Ce livre sur la vie dans le ghetto de Lodz avant le « grand voyage »[24] travaille la rumeur sur la base d’un récit moins éclaté que celui de Sony Labou Tansi. En revanche, il permet d’analyser la rumeur dans un contexte différent – Troisième Reich, Holocauste, angoisse collective –, celui posé comme l’un des cadres les plus propices à l’émergence et à la diffusion des rumeurs. Il est important de s’y pencher pour voir comment la rumeur, étudiée dans les mêmes conditions historiques et sociales déjà largement traitées dans d’autres disciplines, s’articule dans l’oeuvre littéraire.
Sur le plan diégétique, les faits qui font l’essentiel du récit sont assez simples : Jakob est un Juif du ghetto de Lodz qui entend, dans le poste de garde, une information à la radio selon laquelle les Russes avanceraient dans leur direction, ce qui signifie une délivrance prochaine et la fin des angoisses face à une mort certaine. Jakob, qui réussit à sortir par miracle du poste de garde, hésite à partager la précieuse information avec un jeune Juif, afin de l’empêcher de faire une bêtise qui lui aurait coûté la vie :
Jakob sait qu’il ne reste plus beaucoup de temps. Le jeune homme est dans un tel état qu’on ne peut lui parler normalement. Et puis il voit la relève avancer en une seule colonne, et maintenant il faut qu’il le lui dise. « Sais-tu où se trouve Bezanika ?
Becker, 33, 35
Tout de suite, dit Micha énervé.
Je te demande si tu sais où se trouve Bezanika…
Non, dit Micha dont les yeux accompagnent la colonne dans ses derniers mètres.
Bezanika est à peu près à quatre cents kilomètres de chez nous.
Ah ! Ah !
Les Russes sont à vingt kilomètres de Bezanika ! […] J’ai un poste de radio, dit Jakob.
C’est la nécessité de convaincre Micha de la certitude de l’information qui pousse Jakob à mentir pour la première fois, en prétendant posséder un poste de radio. Dès cet instant, la nouvelle va circuler de bouche à oreille jusqu’à revenir à Jakob, mais suivant des motivations diverses. Les uns l’abordent prudemment pour en savoir plus, les autres pour se plaindre de l’imprudence de ce bavard qui ose garder une radio dans le ghetto et mettre tout le monde en danger.
À la différence du roman de Sony Labou Tansi, nous avons ici une structure plus transparente qui nous dévoile clairement l’origine et les motivations de la rumeur. Par ailleurs, les voix narratives sont moins nombreuses que chez Labou Tansi. Dans ce cas de figure, nous retrouvons plusieurs éléments de définition de la rumeur comme phénomène social : l’information est en partie vraie au départ, sa diffusion est motivée par un besoin collectif et les circuits de transmission sont les plus personnels et les plus secrets que l’on puisse imaginer. Nous avons par ailleurs un démenti, à la fin de l’histoire, qui tue tout espoir de libération chez les Juifs – ceux-ci, grâce à la rumeur de l’arrivée imminente des Russes, avaient recommencé à prendre goût à la vie[25]. Nous pouvons identifier deux traits caractéristiques du traitement littéraire de la rumeur dans ce roman.
Le premier aspect de la rumeur est le lien important qui se dégage dans le passage entre information, acte herméneutique et fiction. Ce passage est au coeur même du récit, il en constitue la structure. L’information livrée au départ par Jakob est reçue dans la communauté juive du ghetto selon le cadre herméneutique auquel nous avons déjà fait référence dans la perspective théorique de Menzel. En effet, Menzel décrit la rumeur dans sa portée herméneutique comme « une tentative collective de donner une signification raisonnable à une situation ambivalente, dans le but d’en réduire la tension née de l’incertitude qui l’accompagne »[26]. Sous cet angle, nous pouvons dire que la rumeur fait l’objet d’une appropriation et d’une adaptation. Face à la situation collective, elle joue aussi bien le rôle de grille de lecture que de matrice, à partir de laquelle des possibilités de sens et d’interprétations s’échafaudent conformément aux nouveaux développements et aux besoins d’information et de sécurité de ladite communauté. C’est là qu’intervient le troisième élément de ce passage de l’information, par l’acte herméneutique, vers la fiction.
Jakob joue un rôle essentiel dans cette fictionnalisation, qui est un élément important de la rumeur[27]. Il n’a entendu l’information sur l’avancée de l’armée russe qu’une seule fois, au début du récit. Tout ce qu’il dira par la suite est le fait de cette fictionnalisation prise en charge par le sujet auteur de la rumeur, dans les conditions de crédibilité et de diffusion mentionnées en introduction. D’autre part, on pourrait parler d’une fiction collective à partir du moment où la communauté juive du ghetto n’est pas la simple destinataire des rumeurs produites par Jakob, car en les cultivant, en les partageant, elle contribue à faire vivre cette fiction. Cette participation à l’élaboration d’un discours en marge est essentielle pour la survie même de la rumeur. Ce principe de co-énonciation à travers, en premier lieu, l’acte herméneutique d’une appropriation-adaptation et, ensuite et surtout, à travers la posture active d’un maillon de la chaîne « rumorée », s’établit comme une caractéristique fondamentale de la rumeur en général, avec des rapprochements évidents dans le texte littéraire.
Le deuxième élément qui retient notre attention dans l’analyse du livre de Becker est celui de la posture narrative et de la spécularité du récit en présence. Comme dans Les Sept Solitudes de Lorsa Lopez, la narration est foncièrement contaminée par la nature de son objet. Le narrateur est un je qui se signale à plusieurs endroits dans le récit, mais dont nous n’apprenons la propre histoire qu’en marge de celle de Jakob et du ghetto[28]. Sa position est celle d’un témoin qui essaie difficilement de trouver le pôle tout-puissant d’un narrateur omniscient, mais qui, dans sa quête de cohérence et de crédibilité, fait de l’espace du texte littéraire le lieu d’un méta-discours chargé de lever les doutes et de dévoiler les sources de son information. Cela est, sur le plan de la construction interne du texte, d’autant plus indispensable que ce narrateur est un personnage dans le ghetto qui n’avait aucun lien direct avec Jakob (sauf dans la séquence finale du train). Ce qu’il dit de l’histoire est nécessairement en partie le résultat de la rumeur. En tant que narrateur puisant ses informations dans la rumeur, il joue un double rôle : d’une part, il nous livre la rumeur, la fait circuler : il ne fait donc rien d’autre que de se constituer en maillon actif d’une histoire qu’il a aussi en partie entendue dans le ghetto et auprès d’autres raconteurs. D’autre part, à travers l’acte de narration et les tentatives de négocier un degré de crédibilité pour son propos, il met en abyme la fictionnalisation dont nous avons parlé plus haut. Mieux, il la rend transparente sous son aspect fictionnel, il se met en scène dans l’espace de la fiction, en train de recueillir et de raconter une rumeur que devient son propre récit.
Conclusion
Les textes analysés nous ont permis de voir que la rumeur, dans le texte littéraire, partage des caractéristiques importantes avec la rumeur sociale, sans cependant s’y réduire. Sa complexité s’illustre à partir de situations diverses dans lesquelles elle passe d’un thème pour se repositionner dans des zones d’opacité ; à certains endroits du texte littéraire, c’est la nature polyphonique, dynamique et anonyme de la rumeur qui devient programmatique pour l’écriture ; dans d’autres, c’est, au-delà d’une structure fallacieusement transparente, une rumeur qui est rendue, mais qui, en subissant la triple articulation informationnelle, herméneutique et fictionnelle, permet, à un degré plus élevé, de voir que le dire « rumoré », dans l’espace du texte, participe d’un processus de mise en abyme complexe.
Ces trois textes invitent à établir le lien entre la rumeur et le texte littéraire en général. Celui-ci, dans sa polyphonie et ses modes de réception, appelé à circuler pour survivre, se transmet dans une dynamique qui, en dernier ressort, fait de tout lecteur un acteur dans la transmission des fictions ; fictions qui, dans l’aventure interprétative, échappent désormais à leur auteur. Dans le cas de récits comme celui du ghetto et de la déportation, la rumeur-texte suit un cours obligé, celui de l’Histoire et d’une fin tragique connue. Il y a donc des rumeurs qui, pour leur portée esthétique et éthique, même quand elles choisissent le statut d’une double « fiction » dans l’espace du texte littéraire, méritent une attention particulière. Celle-là même que sollicite le narrateur de Jakob le menteur :
Bavardons un petit peu maintenant./ Bavardons un petit peu comme il convient pour une histoire ordinaire. Accordez-moi cette petite joie. Sans bavardage tout est si lamentablement triste.
Becker, 27
Parties annexes
Note biographique
Isaac Bazié
Isaac Bazié est professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Ses publications portent sur la réception des littératures francophones, les processus de canonisation dans des contextes nationaux et transnationaux.
Notes
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[1]
Je tiens à remercier la Fondation Alexander von Humboldt qui m’a permis de mener cette recherche à l’Université de la Sarre (Allemagne).
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[2]
Roland réfléchit – dans une perspective de sociolinguiste – sur les formes, contenus et fonctions de la rumeur à partir du début de la Deuxième Guerre mondiale. Les études très appliquées des rumeurs sont nées dans le contexte de guerres et documentées par les travaux des chercheurs américains G. Allport et L. Postmann (1947).
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[3]
Les recherches, en Allemagne, sur les phénomènes en présence, ont été menées surtout par des spécialistes des sciences de la communication, en plus notamment des sociologues.
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[4]
Voir à ce propos l’étude de M. Wengerzink (1997). Ce travail, qui formule une problématique originale sur les commérages dans les romans de société du classique allemand Theodor Fontane (1819-1898) et dans la presse de grands tirages, s’effectue dans le respect du lien déjà mentionné entre les phénomènes de la rumeur et des commérages dans le discours social et le texte littéraire. Le problème que l’on rencontre cependant à la lecture d’une telle recherche est d’ordre méthodologique et théorique, puisque les formes d’interaction étudiées dans les romans sont analysées au même titre que la partie du corpus issue des organes de presse. Le fait que l’accent soit mis sur le phénomène de la communication ne suffit pas à justifier la considération du texte littéraire, fictionnel, à l’égard d’un discours journalistique dont la portée est tout autre.
-
[5]
Voir pour une présentation historique du genre et de ses développements : R. Schäfer (1982) ; M. Cooket et all. (2000) ; H. Grothe (1984) ; A. Montandon (1990) ; V. Weber (1993).
-
[6]
L. Flem écrit à ce propos : « La rumeur n’existe que d’être un emballement répété de l’imaginaire social ; dès qu’elle cesse de circuler, elle s’éteint » (1982 : 11).
-
[7]
« Es zeigt sich deutlich die dreifache Bedeutung : Das durch Aufprall oder Reibung entstehende Geräusch bzw. die Aktion des Aufpralls oder Reibung. Das Zusammenflächen zur Erzeugung eines Geräusches, das applaudierende und zustimmende Bedeutung hat bzw. auch in unterschiedlichen Kontexten, z.B. zu Erschrecken oder Verscheuchen gesehen werden kann. Die Bedeutung des “Schwätzens” und “Über-andere-Redens” » (Wengerzink, 1997 : 17-18).
-
[8]
« Reden über abwesende Personen, über die unnötigerweise Meinungen vertreten werden, die nicht gesichert sind » (Roland, 2001 : 22).
-
[9]
Menzel écrit à ce sujet : « Danach befasst sich das Gerücht mit Ereignissen größer Tragweite während Klatsch persönliche Trivialitäten behandelt » (1996 : 33). Comme la majeure partie des auteurs qui travaillent sur la rumeur, Menzel s’appuie également sur Allport et Postman (1948) et décrit le processus à trois temps auquel sont soumises les informations initiales faisant l’objet d’une rumeur : nivellement, concrétisation, assimilation. Nous ne nous attarderons ni à ces éléments dans leurs détails, ni à la critique fort à propos de Menzel à l’égard des deux auteurs qui ont étudié une rumeur mise en scène en laboratoire ; il va de soi que le phénomène, dans son cru social, se présente avec un degré de complexité évidemment plus élevé.
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[10]
L’intérêt de l’auteur pour le désir de vérification est disciplinairement motivé. Nous n’y reviendrons pas dans la présente réflexion, même si le roman de Jurek Becker analysé en dernière position y invite.
-
[11]
F. Dröge identifie trois avantages liés à l’attitude communicationnelle d’individus vivant sous un régime totalitaire et un système informationnel très contraignant. Ces avantages s’inscrivent dans le cadre général des modes de communication informels qu’appellent des systèmes trop rigides: « Solche informelle Systeme sind zumeist interpersonale Ketten oder Netze, in denen Gerüchte, Witze oder Parolen durchgegeben werden. Sie haben unter den Bedingungen des monopolisierten und sanktionierten Mediensystems folgende weitere Vorteile : 1. Sie werden von Mensch zu Mensch außerhalb der offiziellen Kommunikationskontrolle übertragen, was z.B. für mediale Untergrundpublizistik nur bedingt gilt. 2. Das Kommunikatorimage ist positiv strukturiert: man betrachtet die Kolporteure als nicht interessenbesetzt und einzig um die Verbreitung von ‚Wahrheit’ bemüht. 3. Sie befriedigen das Bedürfnis, deswegen das Ersatzsystem gebildet wurde ; andernfalls organisiert sich dieses ohne Umstände um » (1970 : 27).
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[12]
Dans Le Pays sans ombre (1994 : 55-66). Les références à cette nouvelle seront désormais données directement à la suite des citations dans le texte sous la forme : Auteur, numéro de page.
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[13]
Voir pour le statut du morphème on, entre autres Maingueneau (2001 : 8-9).
-
[14]
La traduction dans le texte est la suivante : « Lâchez-moi, lâchez-moi/ Vauclin c’est ma commune/ La Martinique c’est mon pays/ Moi je cherche le soleil… ».
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[15]
Il faut noter la ressemblance frappante entre ce fou de la Gare qui s’enferme dans son monologue et celui dont parle Birago Diop dans la nouvelle « Sarzan ».
-
[16]
Les références à cet ouvrage seront données dans le texte sous la forme : Labou Tansi, suivi du numéro de la page.
-
[17]
Cette formule itérative réapparaît plusieurs fois dans le texte : « La veille du jour où Lorsa Lopez devait tuer sa femme » (Labou Tansi, 17), « la veille du jeudi où Lorsa Lopez devait la tuer » (Labou Tansi, 19), etc.
-
[18]
Voir pour cette partie du récit où le régime du nous s’apparente à un je qui se dévoile parcimonieusement : Labou Tansi, 1985 : 105, pour une première mention, et jusqu’à la page 189 où la teneur réflexive du propos devient évidente.
-
[19]
Il faut noter, par le biais d’un jeu intratextuel subtil, la coïncidence entre les propos rapportés au style indirect libre de Fartamio Andra et ceux du paratexte. Le rapprochement entre les deux propos est d’ordre thématique (il s’agit de l’art), mais aussi méta-discursif en ce qu’ils constituent les lieux d’une pensée critique sur le projet d’écriture lui-même. Il s’établit ainsi un lien entre l’auteur du paratexte et la narratrice de deuxième degré qu’est Fartamio Andra.
-
[20]
Les indications sur la mort d’Estina Bronzario se multiplient jusqu’à ce que la protagoniste elle-même en ait une vision : « […] nous trouvâmes Estina Bronzario en larmes […]. Elle nous expliqua qu’en dormant quelques instants, dans l’après-midi, elle avait vu son cadavre en rêve : –Quelle méchanceté, mes aieux ! Ils m’ont coupée comme du mouton. (Sa voix était térébrante, comme si elle sifflait.) Le cadavre, oh ! quelle grossièreté de la nature ! Une nuit et un défi : tu te rends compte, Fartamio Andra, ils vont me dépecer et je n’aurai même pas de quoi leur dire merci. Même pas de quoi leur lancer mon dédain » (Labou Tansi, 147).
-
[21]
On ne retrouve pas seulement le discours de différents personnages sur cette mort attendue, elle est annoncée aussi de manière prophétique dans un mystérieux livre retrouvé par un homme tout aussi mystérieux qui y lisait à longueur de journée : « Il est écrit qu’un homme tuera une femme [Estina Benta], que Valancia et Nsanga-Norda vont disparaître, juste quand ils auront tué la femme de bronze [Estina Bronzario] ».
-
[22]
Une autre occurrence identique apparaît à la page 158.
-
[23]
J. Becker (1937-1997), né à Lodz (Pologne), où il passa une partie de son enfance dans le ghetto, est un survivant des camps de concentration de Ravensbrück et de Sachsenhausen. Pour plus de détails sur Becker, voir entre autres : S. L. Gilman (2003) ; D. Rock (2000 : 1-34). Le premier roman de Becker, Jakob der Lügner (Berlin/Weimar, Aufbau Verlag, 1969 ; en français Jakob le menteur), a été lu comme le roman du ghetto et a connu un succès énorme également à travers les adaptations filmiques dont il a été l’objet. La traduction française utilisée aux fins de notre analyse est de Claude Sebisch. On y référera sous la forme : Becker, suivi du numéro de page dans le texte.
-
[24]
Titre du livre de J. Semprun sur la déportation vers Buchenwald. L’histoire de Jakob s’achève sur l’image des Juifs dans le train en direction d’une destination que le narrateur mentionne dans l’ellipse d’une éloquence certaine : « Nous allons où nous allons ».
-
[25]
Au reproche de mettre tout le monde en danger avec sa radio, Jakob répond : « Depuis que les nouvelles ont été colportées (nous soulignons) dans le ghetto, je n’ai pas connaissance de cas où quelqu’un se soit suicidé » (Becker, 198).
-
[26]
Nous traduisons. Voir Menzel (1996 : 32) : « kollektiver Versuch, einer mehrdeutigen Situation eine sinnvolle Interpretation zu geben und damit die Spannung der Ungewissheit zu verringern als hermeneutischer Akt, der durch die Fiktion des Verstehens von Verborgenem, die Situation stabilisieren soll ».
-
[27]
Cet aspect de la rumeur est en lien avec ce que Menzel relève pour le commérage : production d’un art du quotidien.
-
[28]
Les limites de la présente réflexion ne nous permettent pas de nous pencher de manière détaillée sur cet aspect très important du récit. Voir à ce sujet : D. Rock (2000) ; L. Wiese (1998 : 46-66).
Bibliographie
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