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La rumeur est un phénomène qui se laisse mal caractériser, mais qui fait l’unanimité malgré tout : personne ne sait la définir avec précision, mais tout le monde en parle, la modélise, l’interprète, la combat… avec succès, apparemment.

S’agit-il d’un récit marqué par le faux ? Il ne semble pas que ce soit une condition sine qua non, puisque, selon les ouvrages spécialisés tels que celui de Morgan, Tucker et Voline (1988), on trouve un vingtième de rumeurs qui sont dites « vraies » (Rémy, 1992 : 263). S’agit-il d’un récit oral ? Pas de manière indispensable non plus, puisqu’on trouve moult courriers électroniques, courriers postaux, sites Web, télécopies, photocopies, où sont reproduites des rumeurs (dûment répertoriées dans les recueils, tels ceux de Campion-Vincent et Renard [2002])… S’agit-il de récits traitant de sujets d’actualité ? Pas forcément, à moins que l’actualité soit une notion plus extensive que l’on pense et que Catherine ii de Russie, Jeanne d’Arc ou Kennedy soient encore concernés… (ils sont tous trois l’objet de « rumeurs » que s’appliquent à démonter les historiens comme Miquel [2003] et autres spécialistes comme Kapferer [1987]). S’agit-il de discours circulant obligatoirement par les canaux informels ? Encore moins, puisque les médias formels les diffusent à dessein (au moment d’émissions spéciales, par exemple) ou à leur insu (souvent, au moment de démentir une rumeur, on la diffuse mieux que si on était resté silencieux ; parfois, on se « fait avoir » aussi par la rumeur).

Bref, la rumeur est moins un phénomène dont on peut faire une description positive qu’un « vouloir croire » ou simplement une représentation. Même la datation de son surgissement, dans les toutes premières années du xxe siècle (1902, date du premier texte théorique par un psychologue allemand, L. William Stern [1902 : 315-370]), ne semble pas suffire à faire « rupture épistémologique », comme dirait Bachelard : la rumeur continue d’être un phénomène davantage cru que connu[1].

À l’intérieur de la galaxie des rumeurs, pour reprendre une expression de Gryspeerdt et Klein (1995 : 47), le rôle des médias est assez sous-estimé : on prétend volontiers qu’ils ne sont que des chambres d’écho ou d’enregistrement. En vérité, un seul critère montre qu’ils ont un rôle central dans la vie des rumeurs : l’immense majorité des références fournies en bas de page, en bibliographie et en citation dans les ouvrages des rumorologues ont pour origine la presse (écrite de préférence ; parfois audiovisuelle). C’est dire comme les liens sont ténus entre rumeur et médias.

Rumeurs et images rumorales sur Internet

Sur Internet, les rumeurs ont trouvé un nouveau moyen de diffusion, qui ne remplace naturellement pas les autres modes de transmission (puisque j’ai encore trouvé hier sur un guichet de la poste un tract photocopié appelant à rejoindre le Ciel par diverses pratiques magiques comme une « respiration apaisée », etc.). Néanmoins, un certain nombre de spécificités d’Internet rendent les « rumeurs électroniques »[2] spécifiques, par leur propagation autant que par leur contenu.

Parmi toutes les rumeurs circulant sur Internet, figurent les « images rumorales », ces petites vignettes qui circulent tout autour de la planète par voie de courrier électronique, de message instantané (type msn), voire de sites personnels. Elles suscitent peu à peu l’intérêt des « rumorologues »[3]. J’ai déjà ébauché ailleurs (Froissart, 2002b : 27-35) une analyse de leur singularité, en me fondant sur des courriers électroniques reçus dans le milieu universitaire et administratif (comprenant donc de l’ascii-art, des pièces jointes, telles des présentations en format Powerpoint ou des vidéos en format mpg, etc.). Je voudrais ici poursuivre l’interrogation, en ajoutant un critère d’analyse : leur « collection » sur les sites de référence.

En effet, dès le début de l’histoire de la rumeur « en général » sur Internet (le premier site qui lui est consacré date de 1991), des sites de référence sur la rumeur se sont créés, parfois officiels mais le plus souvent amateurs (Froissart, 2004 : 589-599) : urbanlegends.com, snopes.com, hoaxbusters.ciac.org, urbanlegends.about.com, hoaxbuster.com, etc. On y trouve de tout : des blagues, des messages affolants, des publicités, des extraits de films, le tout soigneusement classé en rubriques et en fonction d’indices de véracité variable (de « Faux » à « Vrai », en passant par toute une gamme de « En cours de vérification »). Selon les sites, le ton est plus ou moins humoristique ou plus ou moins engagé (ainsi, pour prendre un exemple extrême, le site www.truthorfiction.com propose-t-il des catégories « Religion, spiritualité » ou « Demande de prières », en rapport sans doute avec la profession du vaguemestre bénévole : il est pasteur).

2003, les « images rumorales » explosent

Au sein des sites de référence, une catégorie est en train d’émerger, au milieu des dizaines d’autres (40 catégories sur snopes.com, 15 sur urbanlegends.about.com) : celle des « images rumorales ». En effet, en 2003, une rubrique « Photo Gallery » apparaît sur snopes.com et « Faux Photos » sur urbanlegends.about.com. Comme il serait vain de faire le recensement de toutes les images rumorales sur tous les sites de référence, je propose de me concentrer sur ces deux derniers sites (snopes.comest rédigé par David et Barbara Mikkelson, urbanlegends.about.com par David Emery)[4]. Le choix paraît naturel : leur notoriété est très grande, leur mise à jour extrêmement régulière, et ils sont les deux sites à avoir créé depuis 2003 une rubrique consacrée aux images rumorales.

En quelques mois, l’audience des pages consacrées aux « images rumorales » explose. Le « Top 25 » de urbanlegends.about.com en est une preuve stupéfiante, puisqu’en juillet 2004 les images rumorales occupent plus de la moitié des pages du palmarès (14 sur 25, soit 56 % ; et sur les dix premières pages, sept sont des images !), et les trois premières places sont occupées par des images… (fig. 1 à 3)[5].

Fig. 1, 2 et 3

Popularité : les trois pages les plus consultées sur urbanlegends.about.com sont des images rumorales (juillet 2004)

Photographie anonyme (2004) ; photomontage de IronKite (2002) ; photographie anonyme (2004).[6]

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Pour qu’elles soient aussi populaires, quelle est donc la nature de ces images ? Dans un premier temps, elles ressemblent aux images rumorales que l’on reçoit dans les réseaux interpersonnels (et que j’avais étudiées précédemment [Froissart, 2002b]) : signature non pertinente (qu’elle soit absente, falsifiée ou non significative) ; absence de marqueur formel (aucun moyen « interne » [Renard, 1999] de savoir si une image appartient au corpus des images rumorales) ; diffusion plutôt informelle (encore que les contre-exemples sont légion, en particulier dans le cas des « enfants disparus », dont le portrait circule dans les réseaux officiels) ; absence de périodicité (on ne peut pas prévoir la « sortie » d’une image rumorale).

La ressemblance entre les images stockées sur les sites de référence (en « captivité ») et celles diffusées dans les réseaux interpersonnels (en « liberté ») est grande. Mais les deux corpus ne sont pas identiques. On peut l’expliquer par deux facteurs majeurs. Le premier est que la notoriété des sites de référence organise la collecte des artefacts : les rumeurs et les images rumorales sont envoyées directement par les internautes qui connaissent ces sites ou « postées » sur les forums de discussion mis en place sur les sites (les membres affiliés y discutent du statut des images ou des rumeurs, puis les vaguemestres les référencent dans le chapitre correspondant[7]). Il se peut donc qu’il y ait une « surévaluation » du nombre ou de la qualité des images envoyées : cela se voit par le caractère absolument nord-américain de toutes les images présentées (voire états-unien en matière de politique).

Le second facteur d’explication est lié aux différences de sensibilité entre les vaguemestres, qui choisissent en dernière instance les images qu’ils font « entrer » et celles qu’ils laissent « dehors » : cela explique sans doute que les corpus soient dissemblables entre eux (entre urbanlegends.about.com et snopes.com), ou entre eux et les autres sites comparables (sites politiques, sites érotiques, etc.). Il reste maintenant à analyser mieux la qualité de ces collections d’images rumorales.

Les images rumorales sur les sites de référence

Les rubriques consacrées aux images rumorales dans chacun des sites sont dissemblables en taille : 86 images sur snopes.com, 48 sur urbanlegends.about.com. Mais, outre le fait qu’ils ont de nombreux documents en commun (28 images se trouvent répertoriées dans les deux sites, ce qui représente un recoupement de 33 % pour snopes.com et 61 % pour urbanlegends.about.com), le choix thématique (pour ne pas dire éditorial) est très ressemblant.

La thématique des images rumorales est particulière et assez prévisible a posteriori. Pour faire leur description en six thèmes seulement, on pourrait dire que, sur les sites de référence, on trouve des images qui sont essentiellement tournées vers la prouesse (ou le comble), l’humour, l’horreur, la politique, le sexe et le surnaturel (fig. 4).

Fig. 4

Classement thématique des images rumorales

Comptage manuel et classement selon six critères thématiques des images rumorales présentes sur les sites http://snopes.com/photos/photos.asp, et http://urbanlegends.about.com/od/fauxphotos. Deux choix possibles pour chaque critère.

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On peut détailler le contenu des six grandes thématiques d’images rumorales. La catégorie la plus représentée – quel que soit le site étudié – est celle que j’ai nommée « prouesse », pour désigner l’aspect anecdotique, bizarre, dérangeant ou extraordinaire qui apparaît dans la grande majorité des cas (57 % pour snopes.com et 42 % pour urbanlegends.about.com). Dans cette catégorie, entrent toutes les prouesses technologiques (le bébé opéré in utero,fig. 5), sportives (voir le surfeur à la rencontre d’un squale, fig. 6), toutes les prouesses en matière de stupidité ou d’humour également (voir le dernier cliché du malheureux touriste face au taureau, fig. 7).

Fig. 5, 6 et 7

Prouesses, première « qualité » des images rumorales.

Photographies de Michael Clancy (2001) ; de Kurt Jones (2003) ; anonyme (2002). Les textes d’accompagnement sont passablement éloignés de la réalité.[8]

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La catégorie « prouesse » remporte tous les suffrages, mais il ne faut sans doute pas s’en étonner, car le critère est sous-entendu dans la notion même de rumeur : cette dernière est souvent considérée comme une information en cours de vérification, c’est-à-dire comme un fait extraordinaire en voie de normalisation ou de légitimation (ainsi que le dit l’adage journalistique : les trains qui arrivent en retard font la nouvelle ; pas ceux qui arrivent à l’heure).

Les catégories suivantes regroupent un nombre d’images plus petit, mais sont intéressantes à étudier : celle des images « humoristiques », tout d’abord, qui sont nombreuses (telle cette photo utilisée pour vendre une bouilloire dont le reflet peut faire sourire, fig. 8), presque autant que les images « horrifiantes » (souvent à la limite du soutenable, en particulier quand il s’agit de photographies médicales ou médico-légales, mais parfois simplement grinçantes, comme cette fausse publicité pour des chaussures de sport au milieu de flaques de sang, fig. 9). La troisième catégorie significative est celle des images « politiques » (le Président aurait-il oublié d’enlever la protection de ses jumelles ? fig. 10). Les deux dernières catégories, « érotiques » et « surnaturelles », sont peu représentées, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer (si l’on interroge le moteur de recherche d’images de Google avec le critère « sex », on obtient l’un des plus hauts nombre de pages du Web, fig. 14). En somme, la thématique des images rumorales sur les sites de référence donne l’occasion de cerner mieux leur spécificité : ce sont certes des images très consultées, mais leur thématique est presque toujours anecdotique, humoristique, horrifiante ou politique. Il reste à savoir pourquoi ces images sont référencées là, alors que mille autres continuent de circuler de boîte aux lettres en boîte aux lettres.

La singularité des images rumorales sur les sites de référence

On peut repérer des différences de nature entre les images rumorales qui circulent dans les réseaux interpersonnels et celles qui se retrouvent « fixées » dans les sites de référence (comme des papillons épinglés sur le carton d’un entomologiste). On peut les circonscrire en quatre critères. Premièrement, les images rumorales des sites de référence sont toujours (ou peu s’en faut) accompagnées d’un texte (dont on verra plus loin la difficulté d’interprétation). Deuxièmement, les dessins en sont écartés (il y a tout au plus des reproductions d’articles de presse), alors qu’ils sont nombreux à circuler dans les boîtes aux lettres, en particulier les dessins de presse et les caricatures. Troisièmement, les animations en format « diaporama » (documents en plusieurs volets, présentations en format Powerpoint, etc.) sont également absentes, ou tout du moins tellement rares qu’on peut s’étonner de leur rareté (alors qu’elles sont légion en « liberté ») : quand on en trouve un exemple dans le site urbanlegends.about.com, le diaporama a été découpé en autant de pages html qu’il y a de diapositives dans le document original[9]. Quatrièmement, enfin, il y a très peu de films (quel que soit le format : gif animé, flash ou mpg), alors que leur nombre est très grand dans les documents circulant « librement » ; de plus, quand on s’intéresse aux quelques exemples de vidéos sur les sites de référence, ils sont issus de sources professionnelles et d’excellente qualité (ainsi l’image du chat qui se prend les pattes dans un ventilateur de plafond [fig. 11 à 13], provient-elle d’un clip publicitaire pour une marque de téléphone portable).

Fig. 8, 9 et 10

« Humour », « horreur » et « politique » sont les trois catégories d’images les plus représentées sur les sites de référence.

Photographie anonyme (2001) ; photomontage anonyme (2003) ; photographie anonyme (2002).[10]

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Fig. 11, 12 et 13

Exemple de film référencé dans la catégorie « images rumorales » des sites de référence.

Vidéogrammes extraits d’un film anonyme (2003), parodie d’une publicité pour un téléphone mobile doué de fonctions d’enregistrement vidéo, de laquelle le fabricant s’est publiquement dissocié[11]. Sur le modèle des « drôles de vidéo », le document présente un chat trop curieux, happé par un ventilateur de plafond et projeté sur le mur. Slogan de fin : « It’s not a home video, okay ? It’s a phone video ! »

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Pour expliquer cette absence, ou du moins la rareté de ces documents « lourds » (en termes de « poids » informatique) et complexes (en termes d’analyse rumorologique), tels que les animations et les vidéos, il faut analyser ce qui en limite la diffusion. Tout d’abord, le niveau technique – des sites pour le stockage et des internautes pour le téléchargement – n’autorise pas la même facilité d’utilisation que les images « statiques » : pour visionner un document en images animées, il faut non seulement un logiciel particulier (ou un plug-in qui n’est pas toujours installé d’office), mais en plus s’armer de patience (car, bien qu’en augmentation constante, le haut débit n’est encore l’apanage que d’une fraction de la population). Une deuxième raison empêche que de tels documents soient davantage présents : elle est légale et tient au fait que les documents ont souvent une origine commerciale et donc des droits d’auteur (ou un copyright) à faire valoir. Une troisième raison est « culturelle », au sens où il existe un « formatage » préexistant des pages sur les sites de référence : lorsqu’il s’agit de rumeur textuelle, les pages sont organisées d’une manière quasi systématique, avec un rubricage quasi immuable (titre en deux lignes maximum, statut [vrai, faux, etc.], date de réception, origine)[12] ; l’analyse dans la durée d’un vidéoclip est donc plus difficile qu’un texte facile à citer et à critiquer. Enfin, quatrième et dernière raison pour expliquer la singularité des sites de référence en matière d’images rumorales : la concurrence (fig. 14).

Fig. 14

En matière d’images, les sites d’humour sont les concurrents des sites de référence sur la rumeur

comptage manuel, juillet 2004. Interrogation de images.google.com en fonction de 10 critères linguistiques, ordonnés par valeur absolue. Nombre total d’images indexées : 88 000 000.

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En matière d’images, en effet, la concurrence sur Internet pousse les sites de référence sur la rumeur à se spécialiser. D’abord parce que le nombre d’images associées au critère « rumor » est extrêmement faible en comparaison avec les autres grandes catégories thématiques (10 400 images indexées sur le critère « rumor » dans Google, contre 1,48 million sur le critère « business » lié au commerce électronique, ou 1,45 million sur le critère « sex » lié aux sites pornographiques) ; ensuite, et surtout, parce qu’une catégorie « naturelle » (au sens où elle est très demandée par les usagers lors de leur requête en langage naturel) représente un véritable « danger » pour la catégorie « images rumorales ». Il s’agit de toutes les images indexées sur le critère « fun », « funny », « funny pics », « funny pictures », etc. : avec 1,16 million de pages qui lui sont consacrées, on voit que le terrain est extrêmement occupé.

Or que trouve-t-on sur les sites d’humour ? Beaucoup d’images rumorales ! L’image du sein dénudé de Janet Jackson y est (à la fois sur funny-pics.net et sur snopes.com, fig. 15) ; l’image du chat monstrueux aussi (sur allfunnypictures.com et sur urbanlegends.about.com, fig. 16) ; le petit ours dans les nuages également (sur funsnap.com et sur snopes.com, fig. 17), et ainsi à l’avenant…

Fig. 15, 16 et 17

Exemples d’intersection entre les corpus d’images « drôles » et rumorales.

Vidéogramme tiré d’une retransmission sur MTV (2004)[13]; photomontage anonyme (2000)[14]; photogramme tiré du film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de J.-P. Jeunet (2001)[15].

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Que reste-t-il donc aux images rumorales, si elles sont reproduites en masse sur tous les sites coquins ou décalés de la planète ? Pire, que reste-t-il aux sites de référence s’ils choisissent davantage de photos et délaissent dessins et vidéos, ainsi qu’on l’a vu ? Ne voient-ils pas échapper leur audience, avide de spectaculaire ? La réponse est simple : il reste le travail de commentaire, voire de légitimation, qu’apportent les vaguemestres sur les sites de référence.

Vraies ou fausses, les images rumorales ?

Contrairement aux sites d’images les plus nombreux (quel que soit le thème, sexe, humour, politique, commerce, etc.), une activité éditoriale accompagne chacune des pages des sites de référence – ce qui fait la différence. On pourrait objecter que les sites concurrents proposent souvent des « forums » ou des « livres d’or » qui permettent aux internautes d’inscrire des commentaires et de croiser le fer entre eux 1[16]. Mais deux points permettent sans difficulté de distinguer les modes de discussion. D’une part, sur les sites de référence, le style est docte et retenu, contrairement à celui souvent familier (voire vulgaire quand il s’agit de documents érotiques) qui est celui des sites concurrents : on sent peser la tradition journalistique, et non celle du « café du Commerce ». D’autre part, les sites de référence ne montrent que le résultat des discussions (validé par un diagnostic de type vrai, faux, peut-être[17]), et non l’élaboration patiente ou enflammée par laquelle passe l’établissement de la vérité ; seule une consultation régulière des sites de référence montre des changements dans le diagnostic au cours du temps (sans erratum, néanmoins).

À part cet aspect stylistique, à la fois ressemblant et dissemblant, les sites de référence proposent une sélection d’images sans commune mesure avec les sites concurrents : non seulement par leur homogénéité mais aussi par leur nombre. C’est par milliers en effet que les sites de blagues visuelles conservent les documents en archives ; c’est par centaines qu’on trouve des photos de stars plus ou moins dénudées qui attendent au fond des bases de données des sites « pour gars » ou « pour fans ». En regard, les quelques dizaines de documents sur les sites de référence sur la rumeur font grise mine – à ceci près qu’ils sont « légitimés ».

La légitimation des images rumorales par les sites de référence passe par le même processus que les rumeurs textuelles. Au bout du compte, seul un petit tiers des images sont dites « truquées » (snopes.com en distingue 28 %, urbanlegends.about.com, 31 %), soit par traitement numérique, soit par montage (fig. 18 et 19). Ce chiffre peut étonner, mais il est nuancé par une seconde analyse. Car, une fois le grand partage effectué entre images réelles et images truquées, il reste une deuxième composante à prendre en compte : un texte accompagne toujours ou presque la photo. La véracité de la légende devient donc le deuxième élément à vérifier.

Fig. 18 et 19

Véracité des images rumorales sur les sites de référence.

comptage manuel, juillet 2004.

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Quand on évalue la véracité de la légende des images dites réelles, on s’aperçoit que les images rumorales souffrent également de la fausseté des légendes : entre un tiers et la moitié des légendes sont fausses. En somme, sur les sites de référence, les images rumorales sont globalement fausses puisque seules 33 % (urbanlegends.about.com) ou 41 % (snopes.com) sont réputées non truquées et bien légendées.

Vraies ou fausses, les images rumorales ? Difficile à dire, et les vaguemestres usent leur patience à tenter de démêler l’écheveau. Le premier critère de véracité ou de fausseté semble être la source : une fois retracée l’origine, le statut de l’image ‑ « vraie » ou « fausse » ‑ semble devenir immédiatement fixé et fixe, tout doute étant exclu (une éventuelle manipulation, par exemple). D’autres arguments interviennent : techniques (tel « flou » prouve un copier-coller ou un ajout de couleur, par exemple, fig. 16), logiques (telle ombre est manquante, fig. 2), journalistiques (tel journal l’a publié). Mais aucune méthode récurrente ne semble employée, et on nage dans l’artisanat du fait, le bénévolat du vrai, l’amour de l’exégèse iconique…

D’autres questions se posent aux vaguemestres, comme celle de la dissociation entre le statut des images et celui des textes qui les accompagnent : ils ne sont pas faux en même temps, ni vrais en même temps, mais comptent de nombreuses nuances entre ces extrêmes ontologiques. Sur deux des sites de référence étudiés, les vaguemestres témoignent du processus d’attribution des légendes aux images rumorales. Ce processus s’articule en deux phases, au moins[18] : dans une première phase, les images sont extraites d’archives personnelles ou professionnelles (disponibles sur Internet, sur les sites ou les forums, ou simplement envoyées par courrier électronique) et perdent là leur sens premier (absence d’auteur, de sujet, de date, etc.) ; dans une seconde phase, les images sont affublées d’une nouvelle légende, souvent plus affriolante, parfois simplement plus explicite, et gagnent alors un nouveau sens qui tend à se stabiliser assez rapidement. Dans tous les cas, on peut remarquer que ce qui se perd le plus facilement est l’origine de l’image (on cesse de citer la source), la date et l’auteur. Il est rare de voir des fausses attributions. En revanche, les modifications et les dévoiements concernent essentiellement l’intention : dans la photographie montrant un surfeur devant une masse sombre immergée, on prétend qu’il s’agit d’un requin alors que le photographe parlait lui d’un dauphin (fig. 6) ; dans le photomontage où est présenté un squelette de la taille d’un éléphant, on oublie de préciser qu’il ne s’agit pas d’une photo documentaire, mais d’un document de fiction (présenté pour un concours de photos truquées, fig. 2)[19] ; etc.

On revient là à un vieux débat, qui servira ici de conclusion provisoire, sur lequel les rumorologues s’échinent en vain : faut-il discuter de la véracité et de l’intention quand on parle de rumeur en général, et d’images rumorales en particulier ? Ces deux critères sont-ils pertinents pour expliquer la diffusion et la permanence de ces documents dans nos univers sociaux ? Pour ma part, je ne le crois pas, et j’aurais quatre raisons à cela : parce qu’il est illusoire de penser régler une fois pour toute le problème de la vérité (soit qu’elle est difficile à établir, soit qu’elle est changeante dans le temps) ; parce qu’il est simpliste de résoudre le problème de l’intention en matière de communication d’un simple coup d’expertise (même un auteur peut se tromper sur l’intention qui l’a mené à sa création) ; parce qu’il est innocent de penser que la connaissance remplace la croyance (pourquoi oublier que les deux cohabitent en parfaite harmonie ?) ; parce qu’il est désobligeant de penser que « les gens » (groupe dont les rumorologues s’excluent, la plupart du temps) ne sont intéressés que par le faux et le malsain.