Présentation : L’héritage et l’archive[Notice]

  • Sémir Badir et
  • Jan Baetens

L’Histoire, tout comme la Loi ou la Raison, nous sert d’Idée régulatrice. Elle établit, selon les valeurs canoniques, des échelles entre le grand et le médiocre, le retentissant et l’anecdotique, le fulgurant et l’alenti. Les oeuvres culturelles se présentent devant elle comme les âmes humaines devant Dieu le jour du Jugement dernier : afin que se réalise l’avenir d’une illusion collective. C’est ainsi que des écrivains, célébrés de leur vivant, tombent parfois rapidement de leur piédestal après leur mort, tandis que d’autres, peintres, ayant vécu dans la misère, font post mortem un retour en grâce d’autant plus éclatant qu’il semble mérité ; et des compositions jamais exécutées du temps de leur auteur sont montées au pinacle de l’écriture musicale, pendant que des monuments s’écroulent sans que personne ne songe à en prévenir la ruine. Toutefois, devant l’Histoire, les oeuvres n’arrivent pas telles quelles. Elles sont indissociables d’une forme matérielle (le média singulier de leur réalisation et de leur transmission), d’un lieu de conservation (noble comme une bibliothèque ou bien roturier comme un marché aux puces) et surtout d’une série de jugements et de valeurs qui se confondent vite avec leur devenir historique. Car toute oeuvre participe d’un pluriel de discours ‑ esthétiques, éthiques, sociaux, politiques ‑, tous recueillis en dernière instance par le discours de l’histoire, désignée cette fois avec la minuscule, car il en faut bien une aussi pour accomplir ce que la majuscule idéalise. De ces discours, une sémiotique de la culture, appelée naguère de leurs voeux par Lotman et Uspensky, récemment invoquée à nouveau par Rastier, cherche à inventorier les unités, à décrire les énoncés normatifs, à envisager les croisements et les boucles dynamiques, à spécifier enfin les rhétoriques pour chaque série d’objets considérés. Il s’en faut beaucoup, cependant, pour que le programme d’une sémiotique de la culture soit en voie d’achèvement. Sur les médias et sur les institutions de mémoire, la sémiotique a négligé de porter son attention. Quand même elle a fini par mettre un peu de substance dans son vin formel, la sémiotique a longtemps maintenu les limites d’analyse de son modèle linguistique. Des mots, elle a dédaigné de savoir qu’ils composent des textes dont la matérialité fait signe (ceci, il est vrai, est en train de s’arranger), mais aussi que ces textes sont façonnés en livres et que ces livres sont rangés en bibliothèques et répertoriés en catalogues. Les matières, on ne le constate que trop, représentent le grand refoulé de la sémiotique. Et, avec les matières, ce sont les pratiques sociales et politiques des objets culturels, en particulier des textes, qui ont été par elle négligées. Malgré la différence des corpus qu’elles traitent, les contributions d’Yves Jeanneret (sur l’émergence d’une culture hypertextuelle) et d’Anne-Marie Christin (sur certaines formes dites « primitives », en l’occurrence idéographiques, de l’écriture) posent chacune très clairement ce problème de l’articulation complexe du substrat matériel de l’écriture et des pratiques herméneutiques et mémorielles qui l’entourent. En même temps, ces deux auteurs nous mettent également en garde contre un trop facile oubli des leçons du passé au nom d’un avenir hypertextuel qui continue à relever autant du « textuel » que de l’« hyper ». La tâche d’une sémiotique de la culture est pourtant urgente. Car, avec l’avènement des nouveaux médias, quelque chose est en train de modifier profondément, et sans doute radicalement, le rapport de la sémiotique à ses objets. Ne cherchons pas à reprendre ici le débat sur les médias traditionnels et les nouveaux médias, dont l’opposition est bien moins nette qu’on a pu le penser. Mais prenons la peine d’observer ce qui se passe …

Parties annexes