Volume 32, numéro 1, printemps 2004 Mémoire et médiations
Sommaire (11 articles)
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Présentation : Mémoire et médiations
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Mémoire de la disparition : Récits d’Ellis Island, l’album
Marie-Pascale Huglo
p. 7–14
RésuméFR :
Cet article vise à rapprocher le regard européen que Perec et Bober posent sur l’un des symboles de la nation américaine – Ellis Island – et le médium de l’album qui propose un « voyage » entre texte et photographies. À cheval sur deux plans temporels – historique et contemporain –, le texte oscille entre le marquage de l’énonciation présente et l’effacement de celle-ci, tandis que les photographies font alterner les photographies de Lewis Hine et celles de Perec et Bober qui photographient « ce qui reste » du centre d’immigration. Ce faisant, Perec se demande comment témoigner du passé. C’est précisément dans l’espace intermittent du livre d’images, dans le passage du noir et blanc à la couleur, dans le dialogue entre photographies et texte et dans la nécessité même de « tourner la page » qu’il parvient à faire apparaître le lieu insaisissable du passage du temps et de la disparition du passé.
EN :
This paper sets out to link the European point of view that Georges Perec and Robert Bober have on Ellis Island with the picture book they made after their documentary film about the American Immigration Center. This album invites one to “ hop around ” from text to photographs. Overlapping two temporal levels – one is historical while the other is contemporary to the making of the documentary – the text either inscribes marks of enunciation or obliterates them, whereas the photographs alternate between Lewis Hine’s portraits of freshly arrived immigrants and Bober’s pictures of what is left of the former Immigration Center. On that basis, Perec wonders if it is possible to bear witness to the past, and how. It is precisely there that the picture book distinguishes itself. The contrast between old and contemporary photographs, the interaction between text and images and the mere possibility to “leaf through” the album enables it to circumscribe the indiscernible place of time passing by and vanishing away.
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Médiations de la perte : dans Respiration artificielle de Ricardo Piglia
Valeria Wagner
p. 15–22
RésuméFR :
Publié en 1980, en pleine dictature militaire argentine, le roman Respiration artificielle de Ricardo Piglia situe ses lecteurs d’emblée au seuil de la perte et d’un possible « salut », qui pourrait apparemment être atteint par la pratique d’une certaine qualité littéraire dans la lecture. Ce « salut » n’est pas à comprendre littéralement comme une résurrection, une restitution ou une compensation, mais comme un certain traitement transformateur de la perte. Dans le roman de Piglia, la littérature apparaît comme le médium où la perte, inscrite dans la pensée moderne, peut être ainsi traitée et transformée. Cette transformation de la perte a lieu par l’intermédiaire de la figure d’un disparu qui, devenant emblématique d’un ensemble de pertes – sens, corps, histoire, mémoire, pays natal, etc. –, guide les efforts de lecture du narrateur et des autres personnages du roman.
EN :
Published during Argentina’s last military dictatorship, Ricardo Piglia’s novel Artificial Respiration places the reader at the threshold of loss as well as of a possible “ salvation ” which could be reached through the practice of a certain literary quality in reading. Such “ salvation ” is not to be understood literally as a resurrection, restitution or compensation, but as a certain treatment allowing the transformation of loss. In Piglia’s novel, literature emerges as the medium where loss, inscribed in Modern thought, can be treated and transformed. Such transformation of loss takes place in the interaction between the figure of a disappeared character, who, becoming emblematic of a series of losses – of sense, body, history, memory, native country, and so on – is able to guide the readings of the narrator and of the other characters.
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Les deux mémoires de Pierre Perrault
Michèle Garneau
p. 23–30
RésuméFR :
Ce texte se penche sur l’importance de la médiation audiovisuelle dans la vision du monde de Pierre Perrault en s’appuyant à la fois sur sa pratique de cinéaste et sur celle d’écrivain de cinéma. Cette médiation audiovisuelle, dont les deux moments fondamentaux sont le tournage et le montage, et auxquels correspondent deux espèces de mémoire, aura permis au cinéaste de mettre au point une véritable méthode de perception de la réalité. L’idée centrale est que ni la mémoire électronique, recueillie au moment du tournage, ni le mémorable, recherché et construit au moment du montage, ne sont, chez Perrault, connus à l’avance.
EN :
This article analyzes the importance of audiovisual mediation in Pierre Perrault’s worldview, focusing on both his films and written reflections on film practice. Consisting of two fundamental moments – the shooting phase and the editing phase – and of two corresponding kinds of memory, the audiovisual mediation allowed the filmmaker to perfect a true method to perceive reality. The central idea of this form of mediation is that Perrault has no prior conception of either the electronic memory compiled during the shoot or of the memorable trace he seeks and constructs in the editing room.
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Le mouvement de la mémoire dans l’oeuvre de Nadia Myre
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Le travail de la mémoire : dans Theory of Film de Siegfried Kracauer
Nia Perivolaropoulou
p. 39–48
RésuméFR :
Dans un des très rares passages de Theory of Film, écrit aux États-Unis, se référant explicitement au national-socialisme, Kracauer compare l’écran du cinéma au bouclier qui a permis à Persée de regarder Méduse sans être pétrifié d’effroi. La mention, dans ce contexte, du film de Georges Franju Le Sang des bêtes, peut sembler à première vue évidente ; à y regarder de plus près, celle-ci reste opaque. Il s’agit d’un point de départ pour notre réflexion afin d’élucider cette image du bouclier et les déplacements successifs qu’opère à cet endroit le texte kracauerien. On retrouve dans Theory of Film, reflétés comme dans un miroir, à travers une série de déplacements, les essais sur les nouveaux médias d’avant l’exil et la trace de l’expérience historique depuis 1933.
EN :
Starting from the reference to Georges Franju’s film, Le Sang des bêtes, in one of the rare passages of Theory of Film where national-socialism is explicitly evoked, this article tries to elucidate the notion of “ redemption of physical reality ”, which is at the centre of Siegfried Kracauer’s “ material ” aesthetics of film. It presents the theoretical advances made from the writings published under the Weimar Republic up to those of post-World War American exile. It also shows the permanent dialog with Marcel Proust’s work. Finally, the article shows how Kracauer’s approach to photographic media leads to the possibility of thinking the creation of a historical memory sui generis through the aesthetic experience of cinema.
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D’événements en avènements : la mémoire visionnaire dans Terra Nostra
Julie Hyland
p. 49–58
RésuméFR :
Le roman Terra Nostra de Carlos Fuentes constitue une tentative singulière d’écriture et de représentation des événements du passé de l’Amérique colonisée dans le contexte d’une relation à l’Espagne conquérante. Il se risque à une interprétation moins dépendante des faits que de l’imaginaire. En faisant du rêve son suppôt d’interprétation et de remémoration du passé, Terra Nostra fait aussi du temps une peau de taureau tendue entre les deux aspirations indissociables de la réminiscence et de l’advenir. L’intégration du rêve permet de concevoir une mémoire pluridirectionnelle qui cherche autant le souffle d’un avenir dans le passé que les fruits de germes lointains dans le déploiement de l’actualité. Bien plus qu’une suture subjective qui mêle et adapte l’histoire à la mémoire, le rêve est aussi le moyen par lequel se médiatise la mémoire dans Terra Nostra.
EN :
The relation of dreams to memory is the basis of Fuentes’s novel Terra Nostra. Memory, which is the real point of reference to the imaginary realm of dreams, is constantly portrayed as new realities by Fuentes through the oneiric process. Instead of going back in time in small steps, a narrative method more apt to discuss what “ should ” have been, Fuentes offers us an account of what “ could ” have been. He does so using the particular relation of dreams with time. Starting from the premise that desire stamps memory and that dream is “an accomplishment of desire”, he creates a narration owing as much to the past as to the future; structural elements of the physical subject. The sequential construction of the novel is based on hypotheses and desires, through which past and present relentlessly converge towards a future, seeking a new dawn. This creates an appealing mosaic of present, past, and future – a recollection of things past from a future standpoint.
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Quête des origines et cinéma : à propos de Nobody’s Business d’Alan Berliner
Roger Odin
p. 59–65
RésuméFR :
Reconnu comme l’une des figures marquantes du cinéma indépendant américain actuel, Alan Berliner est un émigré de troisième génération : son grand-père a quitté Rigrod (Pologne) pour les États-Unis au début du siècle. Avec Nobody’s Business (1996), Berliner tente d’en savoir plus sur l’histoire de sa famille à travers un entretien musclé avec son père Oscar. L’objectif de cet article est de mettre en évidence les différents types de médiations convoqués lors de la quête identitaire dans un contexte d’immigration, ainsi que les médiations utilisées dans la relation film/ spectateurs pour communiquer une telle expérience : Nobody’s Business a su, en effet, trouver une solution pour parler de problèmes intimes en évitant les pièges de la communication de l’intimité.
EN :
Alan Berliner, one of the most representative figures of the new American independent cinema, is a third generation emigrate : his grandfather left Rigrod (Poland) for the USA at the beginning of the century. In Nobody’s Business, Berliner tries to learn more about his ancestors through a tough conversation with his father Oscar. This article studies the different kinds of mediations which are at stake during the identity quest found within an emigration context, and the mediations which are used in the film to communicate this experience to its spectators. The article tries to demonstrate that Nobody’s Business has found a way to speak about intimacy while avoiding the traps of such communication.
Hors dossier
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Des images d’utopie(s) aux stylèmes de la pensée utopique : pour une lecture non dogmatique des utopies
Alain Rabatel
p. 68–79
RésuméFR :
Les images d’utopie qui accompagnent L’Utopie de More et L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des moeurs et de la législation, que Ledoux consacre au plan de la saline d’Arc-et-Senans, fonctionnent, au-delà de leurs singularités, comme des analogons (indices, icônes, symboles) de tensions internes au projet utopique. Ces tensions, qui font système, correspondent à des stylèmes de la pensée utopique : clôture/coupure d’avec le monde réel versus ouverture sur le monde extérieur ; ordonnancement totalisant/totalitaire versus pensée de la liberté par le fonctionnalisme ; monde fini versus monde ouvert. Seule la saisie de l’ensemble de ces tensions peut faire émerger un usage théorique et pratique anti-dogmatique de l’utopie, fidèle à la visée émancipatrice originelle.
EN :
The images of utopia found in Thomas More’s Utopia and in Ledoux’s Architecture Considered in its Relation to Art, Customs and Legislation, function as “ analogons ” (signs, icons exemplifications) of internal tensions in the utopian project. These tensions correspond to stylemes in utopian thought : closures/breaks from the real world versus openings on to the outside world ; totalitarian sequencing versus thought of freedom through functionalism ; finite world versus open world. Only by capturing all these tensions can a theoretical use and an anti-dogmatic practice of utopia emerge, which is faithful to the original emancipating aim.
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Du cliché journalistique
David Blonde
p. 81–90
RésuméFR :
Comme l’a bien souligné Patrick Imbert dans L’Objectivité de la presse : Le 4e pouvoir en otage (1989), la convocation de clichés dans la presse participe de la mise en place d’une cohérence idéologique. Toutefois, une analyse des concaténations figées de mots dans des éditoriaux portant sur un événement politique récent montre que la perméabilité de la presse au figement linguistique résulte tant d’une évaluation stratégique du public que de l’emprise des discours sociaux.
EN :
As Patrick Imbert clearly shows in L’Objectivité de la presse : Le 4e pouvoir en otage (1989), the use of clichés in the press is determined by an underlying ideological structure. However, the analysis of various editorials dealing with a recent political event shows that the press’s vulnerability to clichés stems not only from dominant social discourses, but also from the journalist’s strategic evaluation of the readership.
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La pelle et le masque : les arts dits primitifs sont-il des ready-made ?
Christine Galaverna
p. 91–99
RésuméFR :
Certains effectuent un rapprochement entre arts dits primitifs et ready-made. Séduisante au premier abord par sa simplicité et son économie (elle permettrait de rendre compte, une fois pour toutes, du passage de ce type d’objets de la catégorie des artefacts à celle des oeuvres d’art), cette solution s’avère à l’examen insatisfaisante en ce qu’elle oublie l’importance des conditions de production des objets considérés dans leur fonctionnement ultérieur. Insatisfaisante également en ce qu’elle conduit à ne pas prendre en compte les producteurs des objets dits primitifs.
EN :
Primitive art has been often associated with Duchamp’s notion of the “ ready-made ”. Though tempting for its simplicity and economy (it accounts for the passage of objects from the category of artefacts to that of works of art), this association proves, when closely examined, unsatisfactory. Not only does it overlook the conditions that determine the production of the objects in question, it also fails to take into account the producers of the so-called primitive objects.