Résumés
Résumé
Suivant la démarche et les présupposés théoriques de la sémiotique tensive, nous proposons une analyse des espaces, des dynamiques et des formes de densité d’un tableau de Mark Rothko exposé au Centre Pompidou de Paris. Cette étude ressortit d’une tentative plus générale de traiter de la saisie sensible des oeuvres d’art ou encore de la densité de présence des objets, de leur matérialité et des catégories phénoménologiques permettant d’en rendre compte.
Abstract
Following the theoretical prerequisites and methods of tenseness semiotic, we have chosen to analyze the spaces, dynamics and types of density of a Mark Rothko painting, displayed in Paris, at the Pompidou Centre. This study is the result of a wider attempt to discuss the “ sensitive tackling ” of artworks or the density of attendance of objects, their materiality and the phenomenological categories allowing to account for them.
Corps de l’article
Prendre pour objet sémiotique une peinture de Mark Rothko, le projet n’est pas nouveau. L’expérience a été tentée en 1994 dans un numéro à plusieurs voix des Nouveaux Actes Sémiotiques (N.A.S.), qui proposait, sous la direction de F. Saint-Martin, une mise en perspective de méthodes d’analyse sémiotique, sans compter les études de l’oeuvre du peintre à laquelle donna lieu la rétrospective de Paris en 1999. Notre proposition ressortit par certains égards aux contributions de 1994 dont elle reprend les contraintes implicites, à savoir une relative clôture du texte : les références à l’oeuvre du peintre et à sa vie seront limitées et l’objet étudié est unique : il s’agit de No 14 (Browns over Dark), 1963, de Mark Rothko, une peinture du Centre Pompidou de Paris.
L’originalité, relative, de notre étude a trait à l’accent mis sur le dynamisme et la densité, sur la présence de l’objet. Le dynamisme, c’est celui présupposé par la semiosis de la sémiotique tensive, celui de la relation constitutive du sujet et de l’objet en perception, d’une quête indéfinie du sensible et d’une imperfection de la saisie garante de son déploiement et de ses surprises. Les dynamiques, ce sont celles de l’espace pictural considéré, des tensions spatiales et d’équilibre, des modulations de la densité. Cet intérêt porté à la densité et aux dynamiques prend son origine dans l’hypothèse que ces catégories figurales devraient permettre de rendre compte d’une certaine consistance de l’objet, d’une présence capable d’émouvoir la sensibilité ou, en termes merleau-pontiens, « la chair » de l’instance subjectale.
D’un point de vue métasémiotique, cette étude constitue aussi une mise à l’épreuve des capacités heuristiques des catégories descriptives convoquées, une interrogation sur les « comment » auxquels répondrait la méthodologie : Comment analyser la spatialité toute de tensions contenues et d’équilibre de No 14 ? Comment rendre compte de sa signification, des effets de sens parfois ténus évoqués dans les études des peintures de Mark Rothko[1] ?
Retour sur des méthodes
Proposer une analyse méthodique d’un objet, c’est le plus souvent opposer sa propre démarche à celles d’autrui, définir celle-là par la négative de celles-ci - et notre étude relève indirectement de cette tendance puisqu’elle se situe après des études sémiotiques de l’oeuvre de Mark Rothko ou, plus généralement, dans le courant d’une réflexion menée au sujet des modalités d’un discours sémiotique sur le visuel et l’art en particulier.
Cette définition par la négative est affirmée dans des Actes Sémiotiques (A.S.) de 1987 consacrés à l’art abstrait. Dans l’introduction, L. Régis rejette deux hypothèses comme cause des apories passées ou disciplinaires : « l’art abstrait serait l’expression d’autre chose que de lui-même et deuxièmement l’art abstrait devrait être envisagé sous l’angle de son iconicité » [2] (A.S., 1987 : 3). Et M. Coquet de souligner, dans les pages suivantes, la nécessité d’adopter la position de peintres minimalistes, celle de l’expressionnisme abstrait, ou celle apparente dans les écrits influents de Mondrian :
En art pur, il est donc impossible que le sujet soit une valeur ajoutée : c’est la ligne, la couleur et leurs relations qui doivent faire entrer en jeu le registre entier, sensuel et intellectuel de la vie intérieure... et non le sujet.
Ibid. : 7
La sémioticienne précise encore la portée du tri sémiotique :
[...] la préoccupation première de l’oeuvre abstraite n’est pas de représenter ou d’illustrer un état du monde ou un état de l’âme et la teneur d’un tri méthodologique : il ne semble pas que le recours à la théorie de la Gestalt, à la psychologie de l’art ou aux écrits sur la physique des couleurs soit entièrement satisfaisant.
Ibid. : 7
Plusieurs précisions peuvent être apportées. Plutôt qu’une définition ontologique de l’art abstrait (« ce qu’est la peinture abstraite », souligné par L. Régis [A.S., 1987 : 3]), c’est comme définition d’un point de vue historique - par les références à l’expressionnisme abstrait - et sémiotique - par les tris effectués - que nous interprétons les propos précédents. Par ailleurs, il ne s’agit peut-être pas tant de raisonner en termes de re-présentation et du point de vue des intentions du peintre, qu’en termes d’énonciation visuelle de - et guidée par des - configurations perceptives. Auquel cas, il semble possible de revenir sur la mise à l’écart des émotions et, sinon de « l’état du monde », du moins de valeurs sociolectales comme lieu sémiotisable de la rencontre sujet-objet. Néanmoins, la démarche préconisée par la sémioticienne, suivant J.-M. Floch ou plus généralement la méthode analytique, est celle des recherches actuelles en sémiotique visuelle, à savoir :
[...] chercher le contenu de l’oeuvre abstraite dans l’observation minutieuse des composants plastiques, reconnus, isolés et classifiés, et dans leurs relations : un réseau de contrastes, parfois ténus, s’interdéfinissant et se réfléchissant les uns les autres.
A.S., 1987 : 10
Dans les propos de plasticiens, le sémioticien trouve de quoi soutenir le point de vue immanent qui lui paraît garant d’une certaine cohésion et d’une cohérence méthodologiques. Récurrent dans les Actes de 1987, le problème de la clôture de l’objet est autrement abordé sous l’angle de l’unicité de l’objet considéré ou de la prise en compte de « sa » série pour laquelle optent M. Coquet ou J.-M. Floch - ce recours au paradigmatique et à une syntagmatisation du parcours pictural du peintre offre évidemment de quoi élargir le champ sémantique circonscrit de l’objet.
Les Actes se terminent avec un compte rendu de l’ouvrage de F. Saint-Martin (Sémiologie du langage visuel, 1987) qui, affirmant l’inefficacité du modèle greimassien en matière visuelle, propose une méthodologie ouverte vers la Gestalt-théorie, les recherches physiologiques et la psychanalyse, ainsi que l’illustrera son analyse en 1994 du tableau de Mark Rothko (N.A.S.). La teneur de la critique et les arguments évoqués seront les mêmes douze ans après dans la revue Visio (1999 : 9-30), où M. Carani fustige à nouveau le logocentrisme de l’École de Paris, la soumission au modèle linguistique de la sémiotique tensive. Dans son article « Voir, penser, décrire et percevoir l’objet visuel », la sémioticienne québécoise commente les Nouveaux Actes Sémiotiques de 1994 consacrés à Sans titre (1951-55) de Mark Rothko ; elle note des convergences méthodologiques dans les études des participants et de profondes divergences :
[La tentative] de constituer théoriquement un appareil d’énonciation visuelle à partir de principes esthétiques généraux (Bordron), d’homologations (Klinkenberg), d’une rhétorique de la lumière (Fontanille), des valeurs du Lifeworld (Sonesson) ou de l’objectivité de la matière visuelle (Saint-Martin).
M. Carani, 1999 : 15
Et, la sémioticienne d’opposer deux courants de la sémiotique visuelle : celui d’une « sémiotique métadiscursive d’ordre esthético-linguistique » et une autre « matiériste, d’ordre non linguistique très chargée de sens », représentée seulement par F. Saint-Martin, avec il est vrai un traitement à part de J. Fontanille qui proposerait une « nouvelle narrativité non linguistique ancrée dans la plastique visuelle » (1999 : 15, 26).
Parmi les critiques adressées - introduction « de données extérieures à l’énergie matiériste travaillée » par le peintre et absence de « mise en relation intégratrice de l’objectif et du subjectif » -, M. Carani insiste sur l’intrusion du logico-verbal non visuel, de laquelle la référence aux Gestalts (« les bonnes formes », ibid. : 26), aux processus perceptifs sous-jacents, aux images mentales et aux trajets du regard, c’est-à-dire l’examen privilégié du spatial, devrait la sauvegarder.
Les critiques formulées ont l’avantage d’inciter à revenir sur le choix d’une méthode d’analyse et, en l’occurrence, sur l’adéquation de la sémiotique tensive pour traiter des modalités d’une énonciation visuelle et décrire le plan de l’expression des objets sémiotiques.
Le postulat d’une relation interdéfinitionnelle sujet-objet comme fondatrice de la semiosis - influencé par la théorie phénoménologique revendiquée depuis Sémantique structurale de Greimas (1966) -, le point de vue fondamentalement dynamique de la tensivité - que ce soit celle orientée de l’intentionnalité ou celle plus indéfinie d’une relation perceptive qui, en devenir, s’entretient d’elle-même avec tout ce que cela suppose d’imprévu[3] - et la valeur générale des termes figuraux convoqués pour l’analyse - l’extensité et l’intensité - semblent cautionner le recours à la sémiotique développée par J. Fontanille et C. Zilberberg (1998) pour traiter de l’énonciation visuelle et pour rendre compte, plus précisément, de contrastes eidétiques ou colorés, de tensions ou de modulations plus continues, du rythme et de la luminosité des oeuvres (même si l’approche du continu à laquelle s’est attelée la sémiotique tensive reste parfois difficile, à moins de poser des contrastes entre valeurs actualisées et virtualisées : par exemple le bleu d’Yves Klein proposant une certaine luminosité, saturation ou texture en opposition à d’autres in absentia, une extension modalisatrice de l’intensité de la couleur[4], une variation dépendante du devenir de la saisie)...
Les références répétées à la Gestalt-théorie invitent à préciser l’enjeu de la sémiotique, à reconsidérer la pertinence du tri de M. Coquet tout en posant une différence, comme le fait J.-F. Bordron, entre la perception, qui serait l’affaire de psychologues, et l’objet de la sémiotique, à savoir « la relation sujet-objet »[5] ou, en d’autres termes, la modalisation réciproque des instances lors de la conversion des formes en discours et la valorisation sémantico-affective d’événements perceptifs. Ainsi, certaines données physiologiques, comme les contrastes simultanés ou successifs, l’accommodation visuelle, la saillance des Gestalts, ne peuvent être oubliées par la sémiotique, mais leur description ou leur évocation en tant que lois perceptives est soumise au déploiement d’une énonciation et à l’expression d’un contenu.
Sémiotisée, l’adaptation physiologique - l’acuité et la focalisation de l’attention - peut en effet être lue comme une phase de quantification et d’ajustement des valeurs de saisie, au même titre que l’adaptation cognitive, plus ou moins intense, suivant l’attente du sujet, le genre et les formes de l’objet. Peut-être même pouvons-nous envisager des degrés de démodalisation du sujet confronté à un objet « excessif », dans la démesure ou l’insuffisance, une aspectualisation de l’adaptation perceptive au cours de l’énonciation, une modalisation des types de saisie - molaire, sémantique et impressive - distingués par J. Geninasca (1984, 1990) et une thymisation dépendante d’une possibilité à saisir ou maîtriser l’objet, donc d’une autosanction du parcours énonciatif réalisé.
Quel « contenu abstrait » l’analyse peut-elle mettre en lumière ? Parmi les valeurs visées ou attestées, il y a les « émotions humaines essentielles - le tragique, l’extase, le malheur » de Mark Rothko[6], des axiologies afférentes aux lectures que déploient les auteurs des N.A.S. de 1994, les tensions cognitives créées par les écarts entre formes réalisées et Gestalts virtuelles ou les spatialités cohérentes mises en discours dans les N.A.S, le cosmique et ses valeurs proxémiques, dont M. Carani propose l’étude (1999 : 17 et suiv.), une transformation pathémique évoquée sous forme de surprise, d’à-coup tensif corrélé au survenir de l’objet esthétique[7] (A. Beyaert, 1999 : 77) ou en termes psychanalytiques (F. Saint-Martin, N.A.S., 1994). Malgré les propositions de Tension et Signification (J. Fontanille et C. Zilberberg, 1998), une grammaire du sensible, si elle est possible, souligne C. Zilberberg, fait défaut pour préciser les modalités d’être du sujet. La sémiotisation du sensible, autour des notions de corps propre, de chair et d’enveloppe (J. Fontanille, 1999), propose d’une autre manière une topologisation somatique peut-être exploitable en visuel, mais dont l’utilisation, en l’état actuel, est encore « intuitive ».
Présentation et modalisation
Dans une étude qui tâcherait de rendre compte de la densité de présence des objets, il semble difficile de faire l’économie du contexte et du mode de présentation. Si l’apparition d’un quelque chose, sa saillance, se fait entre autres par un tri, c’est-à-dire par une négation de l’entour, celui-ci ne peut en effet être complètement ignoré quand on veut rendre compte des modalités de son apparition. Nous supposerons donc que le contexte est comparable à un fond visuel, un objet dont on n’interrogerait pas directement les valeurs mais qui participerait à l’intensité de présence de ce qui est saisi ou visé - il s’agirait ainsi d’une valeur relative, l’intérêt pour les conditions d’exposition pouvant transformer la prégnance et le statut sémiotique de celle-ci.
Pour le tableau de Mark Rothko, nous pouvons retenir les valeurs culturelles afférentes à son exposition dans un cadre institutionnel valorisé (un grand musée d’art contemporain), les modalités de sa présentation, son accrochage dans une salle dotée de qualités formelles et lumineuses particulières, sa proximité avec d’autres oeuvres. Ainsi, le fort contraste sur le mur blanc - qui intensifie la tonalité sombre de No 14 -, l’isolement relatif des oeuvres sur les différents pans de mur, la situation basse de l’oeuvre - ainsi que le désirait Mark Rothko, soucieux de créer une certaine intimité entre le spectateur et ses toiles -, la possibilité de s’approcher physiquement de la peinture, son format (228,5 x 176 cm), tout cela semble favoriser la saillance et la prégnance de l’objet, mais une saillance relative en raison des dimensions importantes de la salle, de la taille plus imposante encore des autres peintures[8]. Le nombre des objets disséminés et l’extension spatiale confondent un peu les oeuvres. Un tri relatif des objets est assuré par leur séparation et leur contraste sur le mur, c’est au spectateur de sélectionner un objet particulier comme lieu privilégié et durable de parcours visuel.
La présentation des oeuvres repose ainsi sur des opérations de tri par isolement et par intensification : elle dissémine et souligne. Ce sont là des tensions extensives et intensives de l’ensemble et de l’unité, et ce, d’autant plus que les regroupements dans les salles reposent sur une isotopie plus ou moins évidente : soit celle de la série, quand notre tableau était présenté près de Red, Black, White on Yellow (1955) de Mark Rothko, qui, prêté par la National Galery of Art de Washington, semblait inciter à la comparaison et mettre en valeur les constantes et les variantes des oeuvres, soit celle peut-être plus déliée d’un mouvement artistique - l’expressionnisme abstrait - ou encore d’une plastique et de ses thèmes quand il se retrouve près des toiles de Pierre Soulages, autrement lumineuses et dynamiques. La sélection par les regroupements de l’exposition de valeurs isotopiques - thématiques et plastiques - et de leurs variantes joue un rôle discriminatif dans l’appréhension première des objets.
Précisons les modalités du parcours de l’observateur qui a sélectionné son objet, l’impact de sa situation et de la variabilité de son point de vue. Les dimensions importantes de la salle permettent de saisir l’objet à des distances variées, de considérer l’oeuvre en son entier ou encore les infimes contrastes ou détails de la surface. Le champ visuel ou l’espace focalisé varient d’autant plus facilement et avec eux les valeurs perceptibles, à savoir les étendues monochromes ou les contrastes plus ou moins ténus, dont la proximité fait varier les intensités. Extensité du champ et intensité des valeurs perçues sont modulées de concert, la première régissant alors la seconde. Cette relativité des valeurs au cours de la saisie semble par ailleurs relativiser l’impact du format, l’impression de monumentalité ou d’intimité se trouvant dégagée des dimensions mesurables de l’objet et rapportée, comme il se doit, à la relation vécue entre le perçu et le percevant.
Autre modalité de la présentation : l’éclairage du lieu. Nous savons que Mark Rothko préférait pour l’exposition de ses dernières toiles un éclairage peu intense[9], différent de celui de Beaubourg. Les schèmes dynamiques sont dans les deux cas distincts : pour Rothko - en accord avec les analyses goethiennes -, il s’agissait de faire en sorte que la lumière soit émise par la peinture ; à Beaubourg, le tableau n’est plus qu’une source seconde. Cible de la lumière ambiante, il absorbe de la lumière, en réfléchit : il fonctionne comme une surface de rebond qui modalise diversement le passage d’une lumière extérieure. Les valeurs en jeu sont tout autres : elles ont trait à des valeurs opposées d’éclat, d’extensité, de tempo [10] et d’autonomie. Et l’expression des valeurs picturales en est évidemment dépendante, en particulier en ce qui concerne la saturation des teintes, la luminosité de la toile. À Beaubourg, le déplacement possible du spectateur permet également d’autres variations dépendant de sa situation, non plus de sa proximité, mais de la frontalité de son point de vue. Vue de profil ou de biais, la surface présente une luminosité qui désature les couleurs, de face les teintes semblent plus soutenues et peut-être plus authentiques - donc plus « regardables ».
No 14 (Browns over Dark) : rétentions et équilibre de masses
Compte tenu de « l’approche empiriste » que nous adoptons en figurativisant une mise en discours de formes perceptives, adopter la méthodologie évoquée auparavant - la segmentation, la catégorisation, etc. - peut apparaître comme un parti pris ; un autre serait par exemple de considérer d’abord chaque partie, puis la constitution d’une totalité. L’orientation de la première démarche semble évoquer une sorte de fragmentation d’un substrat perceptif continu quand la seconde serait assembliste, proposerait un agrégat d’unités d’abord considérées comme disjointes[11]. Mouvements, donc, vers la disjonction ou la conjonction de l’analyse ou de la complétion. La première option méthodologique semble cependant soutenue par la forme de l’espace d’exposition, le format de la toile, l’approche du sujet et la forme de l’objet - son unité - qui justifient une énonciation visuelle partant de la totalité pour décrire ses parties, puis les interactions plus ténues de la plastique, les détails de la texture.
Segmentation et composition : entre planéité et profondeur
La délimitation de la peinture ne pose aucun problème : sans cadre, elle correspond aux limites du châssis dont les tranches sont peintes en noir. Du format, on pourrait évoquer ses dimensions certes importantes, puisqu’elles dépassent l’observateur proche, mais non excessives. Sa forme n’est pas originale ; rectangle vertical, elle pourrait rappeler le format des portraitistes[12] et faire indirectement allusion à l’inscription potentielle du corps dans l’espace pictural.
La segmentation extérieure et intérieure la plus saillante repose sur la teinte qui forme les contrastes entre zones monochromes, des contrastes parallèles aux axes verticaux et horizontaux du châssis ; tandis que la luminosité propose d’autres variations plus ténues, autrement distribuées et que nous lisons d’abord comme des variations de saturation des teintes. Ainsi que le souligne J.-F. Bordron se référant aux écrits d’H. Wölfflin, la pratique ressortit au style pictural : les limites ne sont pas celles du dessin, les contrastes sont ceux formés par la contiguïté des zones de couleur ; ce qui ouvre la possibilité d’user à l’endroit de la rencontre des zones colorées d’une gamme de contrastes par variation d’extension et de mélange des teintes (N.A.S., 1994 : 29).
Sujets opérateurs des contrastes, donc des formes « oppositives », trois teintes dessinent quatre zones monochromes : une zone sombre qui cerne l’espace et isole trois formes rectangulaires aux dimensions variées, soit du haut vers le bas une bande brun-rouge (11 % de la hauteur totale), un rectangle médian brun-vert (39 %), puis un nouveau rectangle brun-rouge (32 %). La simplicité et la redondance eidétiques apparaissent d’emblée : les contrastes colorés décomposent et organisent l’espace pictural, c’est-à-dire un rectangle dans lequel sont autrement orientées et étendues trois formes rectangulaires. Compte tenu du cadre général, les variations formelles ont trait aux dimensions, à l’orientation - verticale ou horizontale - et aux valeurs de contraste : celles droites du châssis, celles formées par les contrastes relativement nets des formes brun-rouge et plus flous du rectangle brun-vert.
Cette description partielle du mode d’extension picturale peut être détaillée et complexifiée par une réflexion plus précise et peut-être plus « sensible » sur la composition. La lecture des relations topologiques entre les différentes parties du tableau n’est pas aussi assurée que notre description et fragmentation peuvent le laisser entendre. Au sujet d’autres peintures de Mark Rothko, J. Fontanille (N.A.S., 1994) et A. Beyaert (1999) ont souligné que les relations entre les parties propres du tableau semblent ressortir au schéma eidétique de l’agglomération étudié par J.-F. Bordron, qui la définit en ces termes : « Une agglomération est un tout qui possède une partie commune à toutes les autres parties. Figurativement, la partie commune peut être représentée comme un liant » (1991 : 59).
Ce qui peut donner lieu à différentes interprétations, c’est le statut de cette partie commune, l’interprétation des relations topologiques entre la zone sombre et les trois formes rectangulaires. Notons tout d’abord que cette zone semble participer, par sa localisation, sa forme - parallèle au châssis - et ses proportions - équilibrées et plus larges sur le pourtour -, à l’impression d’unité[13] et de cohésion de l’ensemble ; en cela, le terme de liant semble approprié et la clôture de l’ensemble assurée. Mais ses relations avec les autres parties peuvent être interprétées de deux manières : la première, planaire, ferait du sombre - dark - un encadrement de l’ensemble et des trois rectangles intérieurs, la seconde, en épaisseur, verrait non un voisinage mais un recouvrement d’un fond sombre par les formes colorées. Voisinage, voire emboîtement ou recouvrement : la deuxième hypothèse semble assurée par le titre et la simplicité formelle. Le over du titre (Browns over Dark) désigne davantage l’étalement de couleurs sur - par-dessus - une autre, un recouvrement sur le plan du tableau, qu’un empilement vertical - les bruns sont sur l’axe vertical cernés et non spécifiquement peints au-dessus de bandes sombres. Par ailleurs, la redondance formelle de la forme rectangulaire - l’isotopie figurative et le principe d’économie eidétique apparents - semble mettre celle-ci en valeur et réduire la zone sombre à un statut de fond - de support moins saillant et de niveau différent - ou encore, si on accepte comme variable l’orientation, favoriser l’impression qu’il s’agit d’un rectangle - en fond - masqué en partie par la présence d’autres rectangles.
Cette interrogation sur l’interprétation des relations topologiques concerne certes la forme de l’espace pictural, mais aussi la valeur actorielle de la zone sombre : cadre, celle-ci assurerait la conjonction - le liant de J.-F. Bordron - ou bien la disjonction spatiale des parties - si on postule non une force dispersive mais cohésive du milieu contre lequel le cadre agirait - ; fond ou rectangle du fond, elle serait le support partiellement caché qui « subit » un recouvrement, un élément plus neutre que liant. S’opposeraient ainsi deux modes de présence et d’agir de la zone, et deux lectures plane ou en profondeur de l’espace.
Lectures en profondeur : superposition et stratification
Cette lecture en profondeur de l’espace peut être précisée par une distinction, au sein du recouvrement, entre : 1. superposition, dont J.-F. Bordron note qu’elle « laisse discerner ce à quoi elle se superpose » (N.A.S., 1994 : 31), donc qui laisse entendre une certaine transparence entre couches, et 2. effet de stratification[14], qui désignerait un « être au dessus masquant » entre les strates.
Les effets de superposition ne sont pas régis par la forme de la texture picturale - comme aurait pu le laisser prévoir le terme matiériste couche - ; celle-ci est transparente, impalpable sur la toile. Ils le sont par des mélanges chromatiques entre zones distinctes, en particulier par une extension de vert-brun - « des franges », suivant l’expression de J.-F. Bordron - qui, s’atténuant, laisse voir le sombre sous-jacent. Cependant, la relation de superposition est plus confuse avec le brun-rouge qui s’assombrit dans le bas et le haut - s’agit-il d’un amenuisement d’intensité de la zone ou d’un recouvrement partiel par le sombre ? -, ou encore inversée sur la droite de la première zone apparemment limitée par une sur-couche sombre. Les relations de superposition entre zones mitoyennes, colorées et sombres, semblent donc orientées, indécidables ou réorientées. La luminosité des zones vers le centre et la droite du tableau pose néanmoins un problème de lecture plus complexe. S’agit-il de recouvrement et alors de l’indice de l’existence d’une couche lumineuse sous-jacente ? Cette interprétation, influencée par les superpositions visibles, implique l’existence d’une sous-couche lumineuse qui, contrairement aux zones, ne serait pas visible de manière autonome. L’interprétation est donc placée devant un dilemme : soit nier la relation topologique et poser une désaturation des teintes, soit conserver la relation et changer d’isotopie visuelle par la valorisation - aux deux sens du mot - d’un caché moins visible ; cette deuxième interprétation inviterait à assumer les tensions contradictoires entre l’interprétation d’une superposition du lumineux par des zones plus sombres et, nous allons le voir, la valeur « proche » de la luminosité.
Quel est l’effet de stratification sur lequel le sujet réembrayerait ? Nous l’avons défini, en opposition avec la superposition transparente de couches, comme une modalisation négative - « un être au dessus masquant » de strates ; si le visible est déficitaire, l’interprétation topologique semble devoir être plus complexe et affaire d’impressions ou d’effets. Des effets d’avancée ou de recul, les couleurs en produiraient d’après différents auteurs parmi lesquels M. Merleau-Ponty (1945)[15], W. Kandinsky (1954) ou encore D. Judd (1965)[16], qui évoquent une différence déterminable d’extension dans la relation interactive entre au moins deux couleurs. Valeur d’extension intrinsèque ou oppositive donc. L’approche sémiotique et le tableau de Mark Rothko nous incitent à retenir la version interactive et à considérer principalement les valeurs de luminosité en jeu. De l’assombrissement des zones haute et basse, nous avons dit que la luminosité brouillait la relation de superposition ; d’un autre point de vue, elle amenuise la solution de continuité et favorise une impression de dégradé continu avec le fond et peut-être une impression de proximité[17]. Par l’intensité de son contraste, la zone médiane forme au contraire une discontinuité, marque une rupture avec le sombre - et une rupture moindre avec les bordures mitoyennes des zones. Interprétant en termes de distance les écarts d’intensité et leurs formes, nous dessinons un espace en profondeur qui s’étalerait entre les deux limites du sombre et du lumineux : le pourtour, les zones intermédiaires ou médiatrices, la zone médiane et ses accents de luminosité. Délimité, l’espace est orienté par la superposition du centre : le sombre serait derrière - comme la dénomination de fond le laissait entendre - et le lumineux serait devant - comme sa valeur d’éclat, donc de réflexion, le demande. L’espace est globalement cohérent, mais les « taches » plus lumineuses situées à droite du tableau complexifient la lecture topologique, en niant la distance entre la zone et la bordure et en donnant au sombre une profondeur qui peut contaminer la lecture planaire et distante qu’on aurait pu en faire.
Outre ces effets de profondeur colorée, l’extension variable des zones brunes semble induire une différence de profondeur entre elles ; en vertu de la corrélation converse entre le grand et le proche, la zone médiane serait plus « proche » que les deux autres. Effet auquel s’ajoute celui plus ténu des bordures nettes ou floues. Ainsi que le notent F. Saint-Martin (N.A.S., 1994) ou A. Beyaert (1999), cette opposition formelle entre bords flous ou nets semble en fait corrélée à deux effets de sens : la stratification de deux espaces parfaitement disjoints et un effet de profondeur plus diffus et moins localisable. Derrière cette corrélation apparaît évidemment le jeu des valences de l’extensité - le concentré et le diffus -, qui régissent les formes et leur lecture, mais aussi des valeurs de densité spatiale.
En termes plus dynamiques, les zones picturales plus délimitées semblent devoir être dotées d’une force de forclusion supérieure et résister à la dilution, bien qu’ici le rouge-brun se mêle d’une manière ou d’une autre au sombre. La forme ouverte semble au contraire être un espace de passage, bien qu’ici l’échange soit orienté de l’intérieur vers l’extérieur. En fait, la recherche d’une cohérence topologique - soutenue par les corrélations entre valence d’intensité et d’extensité (concentration et expansion) - semble inciter à voir l’espace comme une étendue profonde et localement diffuse, dont émergeraient des formes ou, dans une lecture plus « haptique », des masses brun-rouge plus denses et, plus avant, un volume[18] brun-vert qui, séparé de sa zone d’influence, se diffuserait.
Qu’avons-nous établi jusqu’à présent ? Notre exfoliation de l’espace a consisté en une suite de débrayages et de réembrayages, une succession guidée par une recherche de cohérence « topographique », lors d’une lecture « sensible », et par l’attention donnée à différents éléments : le pourtour d’abord et pour finir les « franges floues ». Ainsi, de la planéité de la surface et de la texture, nous avons abordé différents effets de profondeur : 1. celui de la superposition de couches ; 2. celui de la stratification ; 3. et celui, plus complexe et continu, d’une profondeur diffuse avec ses tensions centripètes et centrifuges entre, non pas des strates, mais des formes, masses et volumes étagés dans l’espace. La lecture de la spatialité apparaît ainsi complexe : le over du titre est diffus et « graduel », la distribution de la luminosité, le dark, a complexifié l’espace et l’a dynamisé.
Cette étude de la composition et de ses tensions laisse par ailleurs apparaître les termes et les catégories de l’analyse wölfflinienne du baroque. Nous avions évoqué le style pictural décrit par l’historien, et notre exfoliation de l’épaisseur apparente du tableau peut évoquer ce qu’il dit de l’effort baroque pour rendre la vision dans sa totalité, telle une apparence flottante, de son mépris des limites[19] au profit de la profondeur, de
[...] ses formes ouvertes ou en dissolution, [de son unité ou de] la subordination des éléments à l’un d’entre eux et de sa clarté amoindrie. [...] La composition, la lumière, la couleur n’ont plus désormais pour fonction première de mettre en évidence la forme ; elles mènent leur vie propre.
Wölfflin, 1992 : 16-17
C’est cette attention portée à la surface picturale et à ses effets de profondeur qui nous a incitée à négliger le terme de Gestalt ; même si les contrastes de teinte, contrairement à ceux de luminosité, sont désignés - dénomination oblige - comme des zones rectangulaires, des rectangles au géométrisme non accentué par des contours[20]. S’il fallait néanmoins préciser une fonctionnalité des schèmes eidétiques, il semble que ce serait en termes de dé-délimitation et dé-géométrisation, et ce, à partir du format, puis des zones colorées plus floues et, enfin, de la luminosité à la distribution imprécise - suivant un axe de l’extérieur vers l’intérieur et du loin vers le proche. Ajoutons encore que les termes des catégories et des corrélations wölffliniennes semblent dans No 14 (Browns over Dark) mis en valeur parce qu’ils sont l’enjeu de tensions : les formes sont plus ou moins ouvertes, les continuités et les passages entre zones colorées ou strates, plus ou moins assurées et le régime dynamique de la peinture de Mark Rothko, un jeu de tensions et de contre-tensions directionnelles, de gravité ou de poids, à préciser.
Dynamiques et gravités : équilibration centrale et densités
Du dynamisme, nous avons évoqué auparavant sa valeur fondatrice, nous en avons souligné le statut de Présupposée. Il constitue le minimum épistémologique d’une sémiotique des transformations, du devenir et de la tensivité - de l’extensité et de l’intensité. Plus concrètement, nous tenterons une approche des dynamiques perceptibles du plan de l’expression. Leurs définitions se font généralement en termes de localisation spatio-temporelle - un milieu d’expression ou d’accueil des dynamiques qui peut être défini en termes de résistance, de porosité ou d’élasticité, donc de tensions et contre-tensions potentielles -, d’orientation - suivant des axes -, de direction et de tempo ou de vitesse - suivant un schéma régulier ou irrégulier, avec des modulations plus ou moins perceptibles.
Dans les études concrètes, les dynamiques semblent plus schématiquement régies par des formes d’équilibre ou de déséquilibre ; le premier favoriserait une stabilisation contredite par le second. Ce déséquilibre extensif - concentré versus étendu -, topologique - symétrique versus dissymétrique - et intense - atone versus tonique, dans la classification de C. Zilberberg -, nous pouvons le lire en termes de différences quantitatives ou qualitatives qui déstabiliseraient la configuration en faveur d’un lieu ou d’une orientation sur les autres. Autant dire que les dynamiques envisagées ici sont différentielles et relatives. Nous en avons déjà glissé quelques mots indirectement en traitant de profondeur et d’une certaine unité de la composition.
Précisons d’emblée que la dynamique dont il s’agit n’est pas celle, linéaire, des peintures voisines de Pierre Soulages (M. Renoue, 2001b, 2000) ; il s’agit d’un tempo de zones ou de masses plus proche d’un rapport de poids ou de densité que d’élancement à travers l’espace. Les caractères, qui devraient nous permettre de rendre compte de ce dynamisme, sont les proportions et les orientations des zones, leurs relations topologiques et leurs « franges ».
Première remarque sur le format de l’oeuvre : sa forme verticale introduit un déséquilibre quantitatif entre les axes horizontaux et verticaux, donc un déséquilibre qualitatif ou dynamique. Si nous acceptons comme acquises les corrélations posées entre l’orientation d’une dynamique et celle de l’extension maximale de la forme (ou configuration)[21], la verticale serait plus dynamique que l’horizontale - même si la forme peut paraître un peu ramassée (rapport hauteur-largeur 1,3). Dans ce contexte dynamique englobant, l’orientation contradictoire des zones colorées intérieures semble être source de tensions. Plus précisément, le format vertical et l’empilement vertical des trois zones opposeraient leur dynamique à celle des parties horizontales - en particulier la première zone beaucoup plus large que haute - et à leur répétition. Mode d’organisation générale et orientations de la totalité et des parties seraient, par leur opposition, sources de tensions dynamiques contradictoires, donc stabilisantes.
Dans ce contexte tensif, quelle valeur dynamique présente plus précisément la configuration interne ? Notons d’abord la dimension relativement étendue et équilibrée des marges sombres autour du tableau et, corrélativement, la centration des zones dans l’espace pictural : une localisation que nous pouvons interpréter d’un point de vue dynamique comme une concentration des parties vers le centre. La corrélation retenue auparavant entre quantité - ou symétrie et centration - et dynamisme semble rendre compte du relatif équilibre de l’ensemble, voire d’une centration cohésive. Dans l’ensemble formé par ce regroupement ternaire, la distance entre les zones « délie » cependant un peu la cohésion - ou « lie » un peu l’éparpillement possible -, maintient l’isolement ou l’identité de chaque zone pour former au sein du groupe un espace de médiation possible.
Ces dynamiques formelles ou distributives sont celles de l’espace coloré. Revenons à la luminosité et à sa distribution. L’équilibre dynamique afférent à la cohésion et à la centration de la composition est évidemment perturbé par le déséquilibre lumineux entre la gauche et la droite du tableau. Ces accents disséminés et plus ou moins étendus de luminosité déséquilibrent la composition planaire sur la droite tout en accentuant son centre. Entre le haut, le centre et le bas, passerait ainsi un axe de transformation orienté, soit une augmentation du lumineux vers le centre - ou une diminution du sombre -, puis un retour vers la situation lumineuse initiale vers le bord ; et, entre la gauche et la droite, une transformation dirigée, soit une augmentation progressive du lumineux et un amenuisement de ce lumineux, ou de la droite vers la gauche : un redressement du lumineux, un amenuisement, puis une extinction dans le sombre.
Équilibre tensif de la composition colorée, de la relation entre le tout et ses parties, et léger déséquilibre des intensités lumineuses ; la dynamique en jeu est affaire de tonicité et d’extension, mais aussi, dans l’isotopie plus tactile associée auparavant à l’appréhension des effets de profondeur, de masses et de volumes. D’autres modalités dynamiques sont internes au groupe des zones, abstraction faite du fond sombre. La relation d’empilement vertical peut, lorsque les formes sont considérées comme des masses dotées d’un poids ou d’une densité particulière et qu’une direction ambiante du haut vers le bas est actualisée, être lue en termes de gravité, de pesanteur ou de légèreté - ce dont pourrait nous convaincre aisément le retournement du tableau. De cet empilement, il convient de préciser d’abord qu’il désigne un mode de distribution et non un contact ; une distance maintient la séparation entre les zones et démodalise l’impression de compression qui, stabilisante, serait contraire au dynamisme et fermée à des modifications potentielles. Par ce « vide » défini auparavant comme espace de médiation, la gravité dont il s’agit semble résulter d’un jeu dynamique d’équilibration.
La gravité présuppose, nous l’avons dit, un milieu contraignant - ici le fond - et des entités dotées d’un poids ou d’une densité. Les dimensions et proportions des zones régissent de manière relative l’impression de poids : la zone la moins étendue, située en haut, semble plus légère et moins compressive que celle du bas ; et la situation basse, de ce qui paraît le plus lourd, répond à une logique de l’équilibre que la situation inverse contredirait. Cette corrélation entre proportion et impression de poids ne semble pas jouer pour la zone médiane - sa situation plus haute que basse entre les deux zones peut même être interprétée comme un indice de légèreté relative.
Autre, la densité se rapproche de la compacité et de son opposition à la discrétion, dont traite F. Bastide (1987 : 12-15 et suiv.), donc de la fermeture ou de l’ouverture. La morphologie des « franges » joue un rôle évoqué auparavant : plus les limites de la zone sont nettes, plus celle-ci semble fermée et dense. La « consistance de l’objet détermine des opérations », écrit F. Bastide, ici la forme de l’objet indique sa résistance aux pressions extérieures, sa dynamique interne et sa consistance, soient des limites imprécises, un défaut de fermeture et de compacité. Ajoutons que l’extension de la zone médiane semble participer d’une logique numéraire des corrélations entre limites floues, ouverture, dé-densification et diffusion spatiale - donc d’une évidence perceptivo-cognitive. Si ces corrélations ont raison d’être, la zone médiane plus diffuse et « floue » serait moins dense que les autres, soit, dans les termes utilisés auparavant, un volume plutôt qu’une masse. La densité apparaîtrait alors comme le terme capable de lever l’aberration gravitationnelle soulignée plus haut.
Ajoutons que, pour une lecture plus synthétique, la gravité semble contrainte et contraindre la profondeur : tout se passe comme si la direction de haut en bas devait négocier avec celle d’avant en arrière. Cette double orientation accentue l’impression de tensions internes, « d’équilibration » multidirectionnelle de la composition.
Couleurs et texture
Nous avons vu l’importance de l’intensité colorée et lumineuse qui régit l’impression de profondeur et qui, déséquilibrant l’espace pictural par sa répartition irrégulière, modèle son dynamisme. Il convient d’être cependant plus précis pour définir les couleurs.
On distingue généralement comme composants de la couleur : les teintes, la saturation et la clarté (ou luminosité). Le mode d’expansion ou de manifestation colorées a également été différencié en couleurs : de surface, de volume ou pelliculaire - une couleur pelliculaire est ainsi définie par J. Cage, en référence à The World of Colour de D. Katz (1930) : « toujours aperçue comme appartenant à un plan parallèle au spectateur et difficile à localiser » (Rothko. Catalogue d’exposition, 1999 : 21). Nous retrouvons là les effets de profondeur évoqués auparavant. Notons aussi que les valeurs d’intensité des composantes de la couleur - teinte, saturation ou clarté - dépendent de leur extension, de leur voisinage et, d’après J. Itten, également de leur direction (1996 : 88). De l’extension et de l’interaction entre couleurs naîtraient ainsi un supplément et, corrélativement, une réduction de certaines intensités.
Comparé aux peintures de Pierre Soulages exposées dans la même salle, No 14 présente un aspect fort différent : nulle brillance particulière mais des teintes désaturées et sombres. Les teintes, nous les avons nommées en référence au titre de l’oeuvre (Browns over Dark), mais le terme brun désigne en français une teinte sombre et chaude - entre le roux et le noir, dit le Petit Robert - qui convient mal aux couleurs des trois zones colorées ; d’où notre précision peu orthodoxe en brun-rouge et brun-vert. Le rouge et le vert sont deux couleurs complémentaires, donc deux couleurs qui devraient avoir pour effet d’intensifier les valeurs divergentes de l’autre par contraste simultané, ainsi que l’a théorisé, en 1839, E. Chevreul. Mais cette accentuation des valeurs divergentes semble limitée ici ; leur désaturation a désintensifié leur intensité et, par là même, leur pouvoir d’intensification. Les teintes semblent en effet décolorées, rabattues ou pâlies[22]. Une petite tache rouge-clair sur la gauche de la zone colorée du bas apparaît d’autant plus intense et justifie une analyse dynamique en termes de décoloration, de désaturation et d’assombrissement des teintes.
Pour la tonalité ou la clarté amoindrie, une référence à l’analyse wölfflinienne du baroque s’impose :
[...] le baroque a su trouver un charme dans l’extinction même de la couleur. À la place d’une égale luminosité colorée, il introduit une obscurité partielle de la couleur [...]. [L]e schéma d’une couleur ponctuée de-ci de-là se base sur la reconnaissance, comme facteur de l’image, d’une apparition obscurcie de la couleur.
Wölfflin, 1992 : 230
La tonalité générale de No 14 (Browns over Dark) est sombre, mais elle est aussi le lieu des variations les plus remarquables du tableau entre son centre-droit et le reste. Précisons tout d’abord que les contrastes de luminosité sont continus et affaire de degrés plus que de limites (pour reprendre la terminologie de C. Zilberberg dans son analyse de la couleur), de sous-contraires plutôt que de sur-contraires. C’est donc dans un champ relativement limité que les contrastes d’intensité s’expriment. Dans l’ensemble du tableau, relativement monotone ou harmonieux par sa désaturation et son obscurité, la saillance de la luminosité est relative à sa localisation vers le centre et à des contrastes plus intenses avec le sombre - effets qui s’amenuisent lorsqu’on s’approche du tableau et limite l’extension du champ considéré.
Obscurcissement ou éclaircissement ? L’interprétation est affaire de localisation. En analysant la dynamique de l’espace pictural, nous avons privilégié le second terme, voyant dans la direction vers le centre-droit un « amenuisement » du sombre et un « redressement » du lumineux - suivant les termes de C. Zilberberg. La focalisation sur cette émergence d’un lumineux sous-jacent incitait à le valoriser au détriment des teintes. Dans une appréhension des teintes, le second terme - préféré par H. Wölfflin et dans notre description - semble prévaloir. Le fond sombre et diffus, l’orientation centripète générale et les gradations lumineuses des teintes semblent en effet inciter à voir un mélange non homogène du sombre et d’une teinte ; ce qui favorise l’impression d’une tension entre teintes et tonalités ou, dans le discours plus axiologisé de la lumière, entre obscurité et couleurs, mais in fine c’est une extinction de la teinte par une clarté relative qui apparaît.
Cette tension entre teintes et tonalité est apparue comme une désaturation, soit en termes plus dynamiques comme une extinction ou une rétention des intensités colorées[23] - si l’on prend en compte les valeurs tonales prêtées aux couleurs (l’intensité lumineuse du rouge et le caractère éteint du vert), il semble même que la distribution inégale des intensités lumineuses soit en partie « équilibrante » donc désintensifiante par défaut de contraste. La rétention et la fermeture sont des valences prêtées par ailleurs au sombre. Ainsi, S. Scully écrit que, contrairement à l’irradiation lumineuse des toiles colorées, les peintures plus sombres seraient « plus directives, contrôlant l’espace qu’elles occupent » (1998 : 26-27). L’espace pictural semble donc relativement cohérent quand on prend en compte la localisation des tonalités et ce que nous avons dit des valences propres aux formes eidétiques. Le pourtour sombre nous était en effet apparu comme assurant la cohésion et l’unité de l’espace pictural - même si des éclats lumineux désintensifient sa concentration au profit d’un effet de diffusion -, les zones brun-rouge plus sombres et aux bords plus nets semblaient également plus concentrées et denses que la zone médiane plus lumineuse et diffuse.
Étudier la dynamique des couleurs, c’est prendre en compte les effets de contraste, c’est considérer les intensifications interactives des valeurs ou encore les valences tensives qui seraient propres à certaines valeurs. Une autre approche serait de considérer la fusion des couleurs ou leur fission, leur mélange ou leur décomposition ou analyse. Le mélange, nous en avons vu l’indice dans l’hétérogénéité des couleurs, mais nous aurions pu également l’interpréter comme un tri. Le tri de quoi ? ïter de la luminosité pour revenir au sombre du fond ou ôter du sombre puis des teintes pour atteindre le plus lumineux central. Le second point de vue semble plus soutenable en raison de la dynamique centripète du tableau et du savoir selon lequel le mélange des couleurs-pigments[24] donnerait le gris ou le noir - le fond - et que le lumineux (ou blanc) serait absence de couleur. Les dynamiques centripètes ou centrifuges des zones colorées pourraient par ailleurs rendre compte des forces ou de l’agent de contrôle de l’opération de tri.
Autre approche de la dynamique des couleurs, celle des couches ou des touches de peinture, dont l’extension et le relief sont définissables en termes de tempo. De près, c’est la texture de la toile qui apparaît, parfois quelques petits amas de peinture ou des contrastes colorées qui, par leur forme, indiquent surtout une certaine liquidité ou dilution de la matière picturale. Le caractère impalpable et transparent de la matière renie la superposition de couches, l’épaisseur d’une matière étalée, et laisse seulement l’impression d’une dynamique contenue : celle d’une fluidité ou parfois d’une concrétion, d’une retenue de la matière. Quant à la touche de Mark Rothko, elle apparaît peu, sinon sous forme d’une trace légère et large de pinceau. De près, ce sont donc les modalités existentielles qui semblent surtout mises en valeur, soit l’apparaître d’une matière discrète (versus compacte ou dense), fluide (diffuse) et quelques amas de couleur solidifiée (retenue et densifiée) - couleur qui renverse les effets de volumétrie et de densité d’une lecture éloignée et embrayée sur l’impression de profondeur.
Relectures
Dans notre étude, la conversion des formes en discours est apparue comme le résultat d’une suite de débrayages et de réembrayages - des brayages dont J. Fontanille avait souligné l’importance (N.A.S., 1994). Il s’agit certes des effets de l’analyse, qui distingue, pluralise, mais aussi des effets produits par les formes dont l’interprétation semble facilitée ou enrichie dans certaines « topiques » (au sens étymologique du terme) - par exemple, les franges floues lues comme l’expression d’une profondeur proxémique plutôt que comme une dilution de contours sur une surface plane. La synthèse demande au contraire un effort d’unification, l’expression d’une cohérence. Postulat méthodologique nécessaire pour limiter l’extension d’un univers discursif potentiel, la recherche d’une cohérence était également le moteur ou le directeur parfois « catastrophique » de l’énonciation visuelle produite. Quel contenu a-t-elle contribué à poser ?
Dans la perspective figurative et sémionarrative développée par le discours, l’espace pictural est apparu comme un champ délimité, clos, doté d’une profondeur quantifiable - par la valeur des écarts d’intensité - et orientée. Dans cet espace tensif, les masses et le volume se différenciaient par leur localisation, une dynamique propre, celle d’une compacité concentrée ou d’une diffusion, ou, plus précisément - parce que les formes sont complexes -, d’une concentration de masse un peu diffuse et d’une diffusion de volume en proie à une forme de concentration ou de rétention lumineuse. Dialectique du massif et du diffus qui renvoie aux propos du peintre :
[...] soit leurs surfaces [des tableaux] se dilatent et s’ouvrent dans toutes les directions, soit elles se contractent et se referment précipitamment dans toutes les directions. Entre les deux pôles on trouve tout ce que j’ai à dire.
Rothko..., 1999 : 25
Par ailleurs, une axiologie semble évidente en raison des valeurs sociétales du lumineux et du sombre, de la valeur de pureté associée au tri auquel aboutirait le lumineux ; auquel cas l’avancée du lumineux et sa diffusion contenue par une rétention peuvent apparaître comme chargées des valeurs connotatives et pathémiques : la rétention « tragique » du lumineux, sa diffusion « plus prometteuse », les modalités d’une résistance ou de sa puissance, sa proximité - retenue...
Dans un discours plus abstrait ou plus « tensif », nous pourrions également conclure sur le style rétensif du tableau, sur la résolution de cette rétention aspectualisée à travers l’espace pictural, mais non menée à terme en fin de parcours. Mobilisation de l’attention et maintien d’une tension qui semblait pouvoir être résolue : il y a manifestement une dimension défective dans le parcours de l’oeuvre. Et cette défection est d’autant plus prégnante que la présentation de l’objet de valeur - le lumineux - est « egophorique », suivant les termes de l’étude du discours wölfflinien de C. Zilberberg[25]. Dans les termes de Tension et Signification (1998), No 14 (Browns over Dark), 1963, de Mark Rothko, exhiberait des valeurs d’absolu, une visée[26] non résoluble.
Parmi ces tensions de l’oeuvre qui peuvent affecter le sujet, il y a le rétensif et le blocage du devenir du processus ou de la dynamique en cours qu’il produit, et il y a la densité : le massif qui s’oppose au volatile du diffus. Cette catégorie semble relever davantage de la modalité de la présence. Dans notre analyse, elle était régie par les catégories extensives de la fermeture et de la concentration, c’est-à-dire par des opérations sous-jacentes de rétention ou de dispersion d’une énergie. L’opposition figurative entre masse et volume apparaîtrait ainsi comme l’expression d’une rétention d’énergie et de sa diffusion incomplète plutôt que sa dispersion totale, qui serait dissolution complète de la forme. Entre concentration et dispersion de l’énergie ou de la matière[27], il y aurait ainsi les formes plus ou moins résistantes. Rendre présent ou visible cette énergie matiériste - lumineuse - en figurativisant comme ici sa diffusion, c’est peut-être forcer à une saisie « haptique », une sensation corporelle d’un autre diffus, « egophorique », potentiellement englobant et peut-être inquiétant. Une histoire de résistances et d’enveloppes corporelles à explorer.
Parties annexes
Note biographique
Marie Renoue
Diplômée de philologie, d’histoire de l’art et de sciences du langage, Marie Renoue est professeure du secondaire détachée CNRS au CeReS de Limoges. Son travail en sémiotique visuelle consiste en une étude des modalités de mise en discours d’oeuvres d’art et plus précisément des catégories figurales : le rythme, les tensions ou la densité, qui, évoquées de manière succincte dans les écrits sur l’art, sont ici analysées à partir d’un examen attentif du plan de l’expression d’oeuvres contemporaines.
Notes
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[1]
Nous pensons à des études de l’oeuvre du peintre ou de certaines peintures citées dans notre bibliographie ; du tableau choisi comme objet sémiotique, nous n’avons trouvé aucune analyse.
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[2]
Dans le même numéro des Actes Sémiotiques, G. Sonesson donne à J.-M. Floch l’occasion de préciser sa démarche - non iconique mais reposant sur des récurrences de formants plastiques - dans l’étude d’une oeuvre de W. Kandinsky (cf. J.-M. Floch, 1985), dont la « sémantisation » est facilitée par le recours à une « série » générée par l’analyse.
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[3]
Cette distinction apparaît en phénoménologie, par exemple chez H. Maldiney dans une analyse du paysage d’E. Strauss, où il écrit : « l’être-auprès-de [...] de l’expérience esthétique n’est pas, au sens husserlien, une intentionnalité. En effet, la conscience ou mieux la présence du spectateur ou de l’auditeur d’une oeuvre d’art n’a pas d’autres structures constitutives que les structures mêmes de l’oeuvre » (1973 : 134) Cette distinction cautionne la différence entre syntaxe narrative de quête et syntaxe de déploiement - logiques de programme ou de diagramme - de J.-F. Bordron.
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[4]
Cf. la réflexion de Cézanne, citée par Gauguin : « Un kilo de vert est plus vert qu’un demi-kilo » ou, dans ses propres termes, « Un centimètre carré de bleu n’est pas aussi bleu qu’un mètre carré de bleu » (dans J. Clay, 1975 : 29), et l’étude des corrélations entre les deux dimensions de l’intensité et de l’extensité proposée par C. Zilberberg (Sur les dynamiques de la couleur).
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[5]
Lors d’un séminaire parisien de décembre 2001. Outre sa teneur phénoménologique, cette proposition fait référence à la définition sémiotique de l’objet d’A. J. Greimas : « l’absence de toute autre détermination préalable [de l’objet], autre que sa relation avec le sujet ».
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[6]
Citation de l’auteur relevée par H. Vanel (1999 : 34) : « La seule chose qui m’intéresse est l’expression des émotions humaines essentielles - le tragique, l’extase, le malheur ».
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[7]
Nous devons cette sémiotisation des modes d’apparaître de l’objet et des modes d’être du sujet à J. Fontanille et à C. Zilberberg (1998 : 118 et suiv.).
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[8]
La valeur accordée aux grands formats par Mark Rothko est souvent évoquée dans les analyses : « Sa quête du sens, les tableaux voulus de grand format pour “ atteindre à quelque chose de très intime et de très humain ” », S. Pagé, dans Connaissance des arts, 1999 : 4, ou autre citation d’H. Vanel : « il déclarait avec Gottlieb : “ Nous sommes pour le grand format car il a l’impact du non-équivoque. Nous souhaitons réaffirmer le plan pictural. Nous sommes pour les formes plates car elles détruisent l’illusion et révèlent la vérité ” » (1999 : 39). La mesure de la taille de l’objet étant tributaire à la fois de celle de son observateur, mais aussi de celle des objets environnants dont le sujet a pris la mesure, nous relativisons ici l’impression de grandeur et l’intensité de l’impact - No 14 était exposée en 2002 près des toiles immenses de Pierre Soulages - sans remettre en question celle d’intimité.
-
[9]
« [A]u début des années cinquante, il demandait que ses toiles les plus claires soient présentées dans les galeries d’art sous l’éclairage le plus violent. Mais au fil de cette décennie, à mesure que les toiles elles-mêmes présentèrent des tonalités plus sombres, Rothko adopta un niveau d’éclairage “ normal ” [...]. Le directeur, Bryan Robertson, a décrit l’effet obtenu lorsque, une fin d’après-midi d’hiver, le peintre demanda qu’on éteigne les lumières de la salle d’exposition : “ Soudain, la couleur de Rothko restitua sa propre lumière : l’effet, une fois la rétine accoutumée, était inoubliable, la lumière couvait, flamboyait, rougeoyait doucement hors les murs ” » (Rothko. Catalogue d’exposition, 1999 : 32).
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[10]
Pour un développement des valeurs culturelles associées à ce jeu sur la lumière, cf. J. Tanizaki et les études sémiotiques auxquelles l’ouvrage a donné lieu : A.J. Greimas, 1987, J. Fontanille, 1993.
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[11]
J.-F. Bordron distingue trois types de catégorisation : « par colligation d’éléments atomiques, par partition des données extensives (deux régimes méréologiques dans la tension desquels réside la plastique) et par exfoliation d’un a priori matériel, produisant un champ phénoménal assurant la communauté des sensations » (2000 : 10 et suiv.).
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[12]
Sur l’effet de sens produit par les formats, cf. l’entretien de J.-M. Floch avec M. Barré (A.S., 1987 : 48) où le peintre, évoquant les appellations de figure, paysage et marine données aux formats vertical, horizontal et carré par les fabricants de châssis, note que le portrait se conçoit plus aisément dans la hauteur.
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[13]
Formaliste, D. Judd traite du format rectangulaire traditionnel comme d’un élément contraignant et limitatif. Les artistes, comme Rothko ou Pollock, auraient assumé cette forme en accentuant ses contours et ainsi la planéité et l’unité de la peinture dans laquelle les parties sont subordonnées à l’ensemble. Pour illustrer cette option esthétique et éthique, les éditeurs relèvent en note un extrait de la lettre de Gottlieb et de Rothko de 1943 : « Nous voulons affirmer le plan du tableau. Nous sommes pour les formes plates parce qu’elles détruisent l’illusion et révèlent la vérité ». D. Judd écrit néanmoins que l’espace de Rothko « est peu profond et les rectangles parallèles au plan du tableau, mais que l’espace reste presque traditionnellement illusionniste », ne serait-ce que parce que deux couleurs disposées sur la même surface « se trouvent presque toujours à des profondeurs différentes » (1995 : 919-920). C’est là ce que les critiques considèrent souvent comme le principal enjeu des peintures de Mark Rothko : faire jouer la profondeur de couleurs irradiantes ou contenues.
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[14]
Dans son étude d’une peinture de Mark Rothko, J. Fontanille oppose, dans d’autres termes que les nôtres, texture et profondeur, couches - « une surface colorée qui correspond à un moment de fabrication du tableau » - et strates - « un plan de profondeur construit par l’observateur » (N.A.S., 1994 : 89).
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[15]
M. Merleau-Ponty écrit : « Quand nous nous laissons être au monde sans l’assumer activement, ou dans les maladies qui favorisent cette attitude, les plans ne se distinguent plus les uns des autres, les couleurs ne se condensent plus en couleurs superficielles, elles diffusent autour des objets et deviennent couleurs atmosphériques, par exemple le malade qui écrit sur une feuille de papier doit percer avec sa plume une certaine épaisseur de blanc avant de parvenir au papier » (1945 : 308).
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[16]
Citation de D. Judd : « Toute représentation sur une surface implique un certain espace. Deux couleurs appliquées sur une même surface se trouvent presque toujours à des profondeurs différentes. Une couleur unie, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une peinture à l’huile, recouvrant une grande partie ou la totalité d’une surface, est toujours simultanément plate et d’une spatialité illimitée » (1995 : 920).
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[17]
Notre analyse rejoint ici celle de F. Saint-Martin, qui, relevant « les tendances à la disjonction et à la conjonction [établies] sur la base d’un principe gestaltien de la similitude ou non-similitude de [...] variables », écrit : « Toute disjonction ou séparation entre régions résulte d’un effet de “ push and pull ” (avance-recul) construisant divers effets de profondeur » (N.A.S., 1994 : 105).
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[18]
La superposition d’un dégradé de noir et de blanc sur les couleurs peut évoquer l’usage du chiaroscuro de Léonard de Vinci pour donner aux formes peintes un modelé ou, en termes plus tactiles, un aspect de volume. La manière et la touche de Mark Rothko sont souvent définies comme classiques. Cf. S. Scully, 1998 : 18.
-
[19]
Dans les classifications de l’histoire de l’art, Rothko et Newman sont présentés, au sein de l’abstraction postpicturale américaine, comme les précurseurs de la peinture color-fielf, en opposition aux styles hard-edge avec ses zones de couleur nettement et géométriquement délimitées et chaped canvas avec ses formes non rectangulaires, en volume.
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[20]
En cela nous rejoignons l’analyse du baroque wölfflinien de C. Zilberberg : « [...] l’enseignement gestaltiste apparaît pertinent pour décrire ce que Wölfflin appelle le “ mode de présentation ” classique, “ architectonique ”, mais cet enseignement achoppe ou achopperait à décrire la vision “ picturale ” d’un Rubens par exemple [...]. Pour les gestaltistes, le “ contour ” est un absolu parce qu’il est présupposé, tandis que pour Wölfflin il est présupposant, problématique et sous le contrôle du “ mode de présentation ” qui joue dans le système des formes visuelles le rôle de la “ fonction sémiotique ” [...] » (1992 : 71-72). Citons l’analyse d’H. Maldiney qui, reprenant la distinction de Paul Klee, écrit : « La théorie de la Gestaltung se préoccupe des chemins qui mènent à la Gestalt (forme). C’est la théorie de la forme mais telle qu’elle met l’accent sur la voie qui y mène ». Il s’agit pour le phénoménologue d’opposer ainsi une forme thématisée en structure et une forme en acte, tout en soulignant le rôle distinctif du rythme avec lequel la Gestaltung serait liée - le rythme caractéristique du moment esthétique (1973 : 156 et suiv. ; sur la Gestalt-théorie, 1973 : 132 et suiv.).
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[21]
Notre étude de la dynamique de vitraux et d’une architecture nous avait amenée à poser une corrélation entre extension et tempo : l’axe vertical étant le plus développé, cette orientation semblait la plus dynamique, les lignes horizontales semblaient au contraire opposer leur propre dynamique linéaire à celle du lieu et être moins rapides - ou décélérées (M. Renoue, 2001a). Ici, nous considérons le tableau de Mark Rothko comme un tout dynamique dont les valeurs sont autodéterminées - notre oubli de l’espace d’exposition est doublement motivé : les vitraux sont parties intégrantes d’une architecture, ce que n’est pas dans les mêmes proportions une salle d’exposition pour un tableau - les degrés d’autonomie ou de dépendance diffèrent dans les deux cas - et, surtout, l’espace de présentation apparaît comme un volume plus équilibré et moins dynamique.
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[22]
Nous empruntons cette terminologie à M. Déribéré qui, croisant clarté et saturation, nomme, pour les tonalités claires, vif ce qui est saturé et pâle ce qui est désaturé ou lavé ; et, pour les tonalités foncées, profond ce qui est saturé et rabattu ce qui est désaturé (1964 : 13).
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[23]
Ce que W. Kandinsky écrit sur le brun nous semble transposable pour la désaturation du vert et du rouge : « Le brun, couleur dure, émoussée, stagnante, dans laquelle le rouge n’est qu’un murmure à peine perceptible. Malgré cela, de ce son extérieurement si faible naît un son intérieur puissant, éclatant. L’emploi de la couleur brune produit une beauté intérieure qui ne peut se rendre par les mots, mais elle est une entrave » (1969 : 132-133).
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Il faudrait évidemment inverser cette corrélation si l’on parlait de couleur-lumière : puisque la somme des couleurs du spectre donne une lumière blanche et que le noir est absence. Cette précision montre par ailleurs le parti pris qui fut le nôtre, et celui de nombreux commentateurs, de parler en termes de luminosité plutôt que de clarté de la couleur ; le rayonnement relatif de cette clarté incitait à le faire et à quitter l’isotopie picturale, mais il dénote également l’adhésion en sourdine à un univers des valeurs sociolectales propres à la lumière.
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[25]
Dans une analyse de l’intervalle orientée entre instances objectale et subjectale, C. Zilberberg note « le jaillissement egophorique de la lumière et le mouvement exophorique des masses » (1992 : 30-31) : des propos qui semblent pouvoir être transposés tels quels pour notre objet.
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[26]
J. Fontanille et C. Zilberberg écrivent : Quand, dans la saisie, intensité et extensité perceptives évoluent de manière converse, « viser, c’est sélectionner dans une étendue ouverte la zone où s’exercera la perception la plus intense ; c’est renoncer à l’étendue et au nombre des objets au profit de la saillance perceptive de quelques-uns ou d’un seul ». À la saisie répondraient les valeurs d’univers, à la visée celles d’absolu (1998 : 96).
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[27]
Notons que l’importance que nous accordons à la densité peut rejoindre, d’une certaine manière, le schéma tripartite que J.-F. Bordron propose pour rendre compte d’un « a priori de la phénoménalité perçue, c’est-à-dire matérielle », soient les catégories suivantes et leurs analyses : 1. la qualité et ses composants (saturation, dominante, intensité) ; 2. la forme (extension, direction et limite) ; 3. et la matière (disposition, densité et force) (2000 : 16-17).
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- ———— Sur les dynamiques de la couleur, manuscrit non publié.