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La biographie imaginaire, qu’il faut considérer comme une classe de textes et non comme un genre littéraire constitué, soulève d’intéressantes questions en ce qui a trait au concept de transposition que nous visons à définir dans le présent dossier de la revue Protée. On sera mieux à même de s’en rendre compte si, dans une première approximation, l’on associe la biographie imaginaire – ou fiction biographique, ou biographie fictive : nous considérerons ici ces termes comme équivalents – à ce que Frédéric Regard nomme la « biographie littéraire », c’est-à-dire, « de manière très restrictive, la biographie d’un écrivain par un autre écrivain » (1999 : 11). Cependant, le type de biographie qui retient notre attention[1] n’a pas pour seule caractéristique de sceller la rencontre de deux auteurs ; dans la mesure où toute vie, envisagée dans sa trajectoire, procède de représentations largement imaginaires ou fantasmatiques, on ne s’étonnera pas que certaines esquisses biographiques renoncent, du moins partiellement, à la rigueur de l’enquête en faveur d’une recréation de l’existence, ou d’une partie de l’existence, de l’écrivain biographé au moyen des possibilités techniques, mais aussi herméneutiques, qu’offre la fiction. Tantôt ces insertions fictionnelles ont pour fonction de pallier les lacunes de la documentation, tantôt elles servent à meubler l’existence peu fertile en événements de l’écrivain choisi comme modèle (c’est Virginia Woolf qui, dans Orlando, remarquait que la reconstitution d’une vie d’écrivain, marquée avant tout par les tribulations de la conscience, est précisément celle qui requiert le secours du poète et du romancier, non du biographe – 1992 : 20), tantôt encore elles autorisent des variations ou des hypothèses sur le réel censées donner accès à une forme de vérité supérieure aux « trivialités » du pur événementiel[2].

La pertinence de la notion de transposition pour l’analyse de ces textes mi-factuels, mi-fictionnels, que constituent les biographies imaginaires tient, nous semble-t-il, au nécessaire passage d’un substrat biographique préexistant[3] à un livre plus ou moins unitaire qui cherche à « faire œuvre » – livre au sein duquel le biographe doit se tailler une place aux côtés de son modèle, s’entre-tenir avec lui par-delà les siècles qui parfois l’en séparent. La chose est toutefois un peu différente dans le cas que nous voudrions aborder ici, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant de Thomas De Quincey[4] : sans dévoiler de manière prématurée les principaux ressorts de notre analyse, soulignons d’emblée que l’esquisse biographique[5] publiée par De Quincey ne constitue pas tant une « œuvre » autonome qu’un dispositif surplombant un texte déjà-là qu’il s’agit de trafiquer. Ajoutons que si Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant se peuvent associer à ce que nous appelons une biographie imaginaire, c’est moins en vertu de l’invention biographique proprement dite qu’en raison des opérations que l’auteur fait subir au texte sur lequel il s’appuie ; en l’occurrence, on le verra, le genre est moins affaire de contenu que de statut textuel.

Avant toutefois d’entreprendre l’examen détaillé de telles opérations, il convient de s’attarder aux tribulations du texte fondateur allemand consacré au récit de la déchéance du philosophe de Königsberg, pour ensuite interroger les multiples interprétations suscitées par les diverses traductions des Derniers Jours d’Emmanuel Kant en français.

Un palimpseste échevelé

Lorsque Andreas Christoph Wasianski fait paraître, en 1804, son Immanuel Kant in seinen letzten Lebensjahren, nul ne saurait prévoir l’étrange destin de ce texte qui se verra relayé de loin en loin par toute une série de reprises en parallèle et qui semblent joyeusement s’ignorer les unes les autres. Paru à Königsberg l’année même de la mort de Kant, ce témoignage de première main qui relate les derniers moments de la vie de Kant va quasi d’emblée être lié à deux autres récits, celui de Ludwig Ernst Borowski et celui de Reinhold Bernhard Jachmann, publiés la même année et chez le même éditeur[6]. Une réédition allemande récente, Immanuel Kant. Sein Leben in Darstellungen von Zeitgenossen. Die Biographien von L. E. Borowski, R. B. Jachmann und A.-Ch. Wasianski[7] (1980), reconduit, après bien d’autres, cette association indéfectible. Ce triptyque confirme, en quelque sorte, la « véracité » du matériau biographique. De fait, chacun des trois témoins reprend les mêmes éléments du quotidien de Kant : l’horaire quasi maniaque de ses journées, le déroulement de ses repas avec le nombre de ses invités, les rapports avec son valet Lampe, ses problèmes de digestion, le fait qu’il ne transpirait jamais, son attitude devant la maladie et la mort, etc. Le récit de Wasianski, fourmillant de détails intimes, serre au plus près la déchéance du philosophe, relatant avec précision les derniers moments de sa vie jusqu’à son dernier souffle.

Sans doute fasciné par le caractère singulier de ce texte, Thomas De Quincey, déjà passionné de littérature allemande et zélateur de la pensée de Kant, va le traduire en anglais, inaugurant une suite de distorsions encore mal débrouillées. Cette reprise, incontestablement la première et la plus célèbre, paraît en février 1827 dans le Blackwood’s Magazine ; « The Last Days of Immanuel Kant », sous la signature de Thomas De Quincey, apparaît alors comme un texte original de l’illustre « English Opium-Eater », certes inspiré du témoignage de Wasianski, mais pas pour autant assimilé à une traduction annotée[8]. Après une présentation succincte des grandes époques de la vie de Kant et une justification du caractère indiscret de son entreprise, qualifiée de « biographical gossip […] and ungentlemanly scrutiny into a man’s private life » (DQvo : 328), une phrase garantit toutefois la rigueur de De Quincey : « Now let us begin, premising that for the most part it is Wasianski who speaks » (DQvo : 329)[9]. Sans ici prendre en considération la visée littéraire de De Quincey, véritable transposition qui engage le statut du texte et sur laquelle nous reviendrons, il faut cependant remarquer que la traduction de l’allemand à l’anglais, à peine soulignée d’une litote, relègue dans l’ombre le texte de Wasianski, pourtant repris intégralement et jusque dans ses détails les plus cocasses par De Quincey.

Le palimpseste s’épaissira avec le passage de l’anglais au français. En avril 1899, Marcel Schwob fait paraître, dans la revue Vogue, une traduction du texte de De Quincey, sous le titre Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, en laissant toutefois de côté le volumineux appareil de notes du texte quinceyien. Cette traduction, republiée en 1986 aux Éditions Ombres de Toulouse, est précédée d’une préface qui attribue à De Quincey, sans aucune équivoque, la paternité du regard sarcastique porté sur les derniers moments de Kant. Schwob insiste, sanctionnant la disparition du texte de Wasianski alors même que, pour l’essentiel, c’est précisément ce texte qu’il traduit :

Ce journal des derniers moments de Kant est composé au moyen des détails que De Quincey tira des mémoires de Wasianski, de Borowski, et de Jachmann, publiés à Königsberg en 1804, année où Kant mourut ; mais il employa aussi d’autres sources. Tout cela est fictivement groupé dans un seul récit, attribué à Wasianski. En réalité l’œuvre est uniquement, ligne à ligne, l’œuvre de De Quincey : par un artifice admirable, et consacré par DeFoë dans son immortel Journal de la Peste de Londres, De Quincey s’est révélé, lui aussi, « faussaire de la nature », et a scellé son invention du sceau contrefait de la réalité.

DQs : 8 ; nous soulignons

Il faudra attendre la traduction de Jean-Paul Mourlon, parue aux Éditions Mille et une nuits en août 1996, pour retrouver l’intégralité du texte de De Quincey[10]. Nulle mention n’y est faite de la précédente traduction de Schwob et, ici encore, le Wasianski d’origine disparaît, cette fois au profit de la prétendue féroce ironie de De Quincey, qui fait « des Derniers Jours d’Emmanuel Kant un chef-d’œuvre d’humour noir au même titre que De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts » ; par un tour de plus, la postface de Jean-Paul Mourlon neutralise à jamais Wasianski, en faisant des Derniers Jours d’Emmanuel Kant

[...] un autoportrait « en creux » où De Quincey serait représenté simultanément sous les traits de Kant comme sous ceux de Wasianski, sans jamais pouvoir se confondre avec l’un ou avec l’autre.

DQm : 92

En parallèle, et sans laisser transparaître aucune allusion à ces traductions, tant celle de De Quincey lui-même que celle de son traducteur Schwob – à l’époque celle de Mourlon n’existe pas encore –, Jean Mistler « redécouvre » le trio allemand Borowski-Jachmann-Wasianski et fait paraître chez Grasset, en 1985, un Kant intime qui les regroupe. Le sous-titre « Textes traduits de l’allemand, réunis et présentés par Jean Mistler de l’Académie française » accuse le solipsisme de l’entreprise, encore accentué par la présentation de Mistler qui scénarise la soi-disant découverte, un jour de 1980, à la Bibliothèque Nationale, de ces « trois petits volumes reliés d’une modeste basane »[11]. Même s’il reconnaît que les « recueils d’anecdotes » de Borowski et Jachmann sont à l’origine « de la plupart des historiettes relatives à Kant et aussitôt reprises par vingt auteurs allemands et par deux grands écrivains français, Mme de Staël et Benjamin Constant » (1985 : 10), et que des extraits du livre même de Wasianski figurent dans Fragments et Souvenirs de Victor Cousin (1857), il affirme que depuis « personne, à [s]a connaissance, n’a jamais troublé le repos de ces trois volumes sur les rayons de la Nationale » (1985 : 8). On peut s’étonner de ce que Mistler semble tout ignorer des rééditions en langue originale de ces textes, dont la contemporaine édition allemande évoquée précédemment, d’autant plus que sa traduction du texte de Wasianski s’achève par un complément d’informations tiré précisément de la postface de l’édition par Alphonse Hoffmann, « publiée à Halle en 1902 », des écrits biographiques concernant Kant. Mais il y a plus : sans induire une quelconque relation entre la traduction de Mistler et celle de De Quincey – dont il taît l’existence, rappelons-le –, il faut remarquer la présence d’un appareil de notes qui commentent à l’occasion le style de Wasianski[12] ou identifient des problèmes de traduction, comme celui qui est posé par l’expression Thedenschen Arquebusade et que Mistler va traduire, par un détour étymologique, par « boisson médicinale “ à base d’opium ” » (1985 : 128). Étrange destin que celui de ce texte, qui, s’il faut en croire Mistler, renaît de ses cendres presque par enchantement ; englué dans un cercle vertigineux de répétitions, il aura connu une fortune en quelque sorte constamment détournée, au fil de relais relativement aveugles et qui n’ont de cesse de s’en réclamer sans pour autant lui accorder son véritable statut.

Pour étonnant qu’il soit, le parcours du texte de Wasianski, mis au jour ici dans quelques-unes de ses tribulations[13], montre la relative stabilité du matériau biographique kantien. Ce premier filtre, lui-même transposition de faits réels, a fixé l’attention sur quelques biographèmes qui prendront divers accents au gré des transpositions subséquentes, involontaires ou orientées. Le flou issu de la métaphorisation du Wasianski loquitur de De Quincey a induit, surtout du côté francophone, des gauchissements du pacte de lecture qu’il convient maintenant d’examiner de plus près.

De Quincey : génie ou plagiaire ?

De Wasianski à De Quincey, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant changent d’affiliation générique. Déviées par tout un péritexte qui en oriente la réception, lectures et interprétations vont multiplier les pistes de saisie, pervertissant le témoignage respectueux et compassé de son secrétaire en une fiction iconoclaste. Ainsi en est-il de la traduction de Marcel Schwob (1986) : dès la quatrième de couverture, on tisse un réseau entre De Quincey, Baudelaire, Breton et Schwob, lui-même auteur de Vies imaginaires, qui accentue la dimension littéraire de l’entreprise[14]. La « Préface », on l’a vu, insiste sur « l’artifice admirable » qui inverse la polarité entre l’invention et la réalité : dans le transit, Wasianski perd toute consistance réelle et devient une simple astuce littéraire. Non seulement le récit minutieux de la déchéance de Kant est-il attribué à De Quincey, mais Schwob, prenant à témoin ses précédentes révélations des manies de ses poètes préférés, Wordsworth et Coleridge, en fait en outre la quintessence de sa manière :

Est-ce le « puissant, juste, et subtil opium » qui tira souvent Thomas De Quincey vers le plus âcre des plaisirs – la dépréciation de l’idéal ? Est-ce la ténébreuse tentacule de vanité qui nous sert à aspirer avidement en nos héros toutes les bassesses de leur humanité ? Qui sait ? Les œuvres de Thomas De Quincey sont toutes pénétrées de cette passion.

DQs : 7

Le ton est donné : selon Schwob, il faut lire Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant comme le témoignage de la fascination qu’exerce sur De Quincey la décrépitude de l’intelligence de Kant, fascination marquée par la volonté de traquer « la minute où sa mémoire défaillit », « la seconde où sa faculté de reconnaissance s’éteignit », « jusqu’à la dernière étincelle de conscience, jusqu’au hoquet final » (DQs : 8).

Prenant prétexte de cette réédition, Chantal Thomas, dans un article intitulé « l’Opiomane et le philosophe » (1987), se trouve à rectifier les affirmations de Schwob. Dans un premier temps, elle montre que « le bref récit de Thomas De Quincey intitulé Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant frôle le plagiat » (1987 : 982) et désigne les quelques manipulations opérées sur les observations de Wasianski :

Il les reprend presque mot à mot. Il effectue seulement quelques coupures (les plus notables sont la description physique de Kant et tout ce qui touche à son non-rapport aux femmes), et ne se permet que quelques très rares modifications.

1987 : 982[15]

Sans pour autant solliciter le texte original anglais et ses nombreuses annotations – puisqu’elle travaille avec la traduction de Schwob, qui ne les a pas retenues –, Chantal Thomas affirme néanmoins que l’effet produit par le texte de De Quincey est

[...] profondément différent. Les mêmes gestes, les mêmes épisodes, prennent une signification autre à travers la lecture de De Quincey, après être passés au philtre de son esprit singulièrement philosophe.

1987 : 982

Et nous voilà au cœur du propos : il s’agit de prendre l’exact contre-pied de Schwob et de montrer que, loin d’être issu d’un certain goût pour la « dépréciation de l’idéal », le récit de De Quincey relève au contraire d’un véritable et sérieux « exercice philosophique » (1987 : 989), qui engage au demeurant « une identification personnelle dans le sens même de l’idéal philosophique » (1987 : 988). On le constate une fois de plus : on ne prête qu’aux riches !

La mise au point de Thomas restera en quelque sorte lettre morte, comme en témoigne la présentation, en quatrième de couverture, de la traduction subséquente de Jean-Paul Mourlon : « C’est en véritable entomologiste que De Quincey souligne les bizarreries de la vie quotidienne de Kant et sa lente dégénérescence ». La postface du traducteur, cependant, laisse affleurer quelques pistes d’interprétation distinctes de celles de Schwob, sans toutefois, rappelons-le, jamais faire mention de ce dernier. Intitulée « Un Borges victorien », cette postface s’ouvre sur un rapprochement entre De Quincey et Borges, ces « deux cormorans de bibliothèque », sur la foi entre autres d’un même « désir de maîtrise d’un savoir sans limites mais en définitive futile » (DQm : 89). Le lecteur averti, celui qui connaît le texte original de Wasianski, croit d’emblée lire dans cette amorce une allusion au travail de traduction de De Quincey ; il sera vite déçu car non seulement Mourlon ne sollicite pas le texte d’origine – en dépit de la présentation de l’éditeur qui précise que cette histoire « est inspirée des Mémoires des secrétaires du philosophe de Königsberg » –, mais encore fait-il de Wasianski un personnage quinceyien :

Il est donc logique que le personnage [Wasianski], par exemple, étale longuement sa propre modestie, tout en trahissant sans arrêt sa volonté de montrer à quel point, en toutes circonstances, il a su faire ce qu’il fallait, et De Quincey va, pour cela, jusqu’à prodiguer les lourdeurs de style, les précisions superflues. Ce kantien modèle est donc le parfait contraire d’un kantien.

DQm : 91

Wasianski perd ici encore son statut d’auteur, victime, cette fois, du génie de De Quincey qui, au dire de Mourlon, en fait l’exact contraire de lui-même. Toujours selon Mourlon, la « stratégie d’écriture très retorse » (DQm : 91) s’exprime dans la distorsion générique du modèle du « genre “ héroïque ”, avec sa grisaille », ici perverti pour « en aviver les contradictions » par un De Quincey qui recourt volontiers à une « série d’éléments souvent disparates, parfois incongrus » (DQm : 90). Pourtant, une lecture comparée montre que non seulement De Quincey traduit fidèlement « tous » les faits rapportés par Wasianski, mais qu’il respecte minutieusement, quasi sans exception, leur ordre de présentation. Peut-être faut-il croire dès lors que la seule restitution de l’appareil de notes suffise pour changer littéralement le statut événementiel des anecdotes relatées ?

Cette piste est empruntée par Éric Dayre, critique et traducteur[16] de l’œuvre de De Quincey. Dans son ouvrage intitulé Les Proses du temps. Thomas De Quincey et la philosophie kantienne (2000), il consacre un volumineux chapitre au texte qui nous occupe ; de fait, « Écrire et lire l’effacement ou Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant » présente ce dernier texte comme « un récit anthropologique du “ mourir ” philosophique » et « une fiction théorique du désir de passer – désir autrefois oblitéré par la “ vertu ” philosophique » (2000 : 327). Sans présumer de la validité de cette hypothèse, il nous faut remarquer que Dayre, même s’il qualifie De Quincey de « traducteur-annotateur » et se sert à l’occasion de la traduction du texte original par Mistler[17], n’en semble pas moins à certaines occasions en faire le véritable auteur du texte et en interpréter certains passages sous cet angle. L’ambiguïté persiste notamment autour de trois scènes, toutes présentes chez Wasianski : la présentation de celui-ci en botaniste amateur, le rituel du coucher de Kant et la description de l’ingénieux système qu’il a mis au point pour tenir ses bas. De la première, Dayre induit un jeu intertextuel avec Rousseau – « écrire des mémoires comme on construit un herbier » – qu’il attribue à De Quincey en spécifiant qu’il « est, comme toujours chez De Quincey, assez retors » (2000 : 356). De la seconde – « [u]ne des scènes les plus cocasses et les plus satiriques des Derniers Jours nous montre comment Kant s’enferme pour la nuit, et comment, en se couchant, il s’empêche savamment de sortir de ses draps » (2000 : 383) –, Dayre tire l’interprétation suivante : « Dans l’image de ce drap, du corps-enveloppe ou du paquet fermé, De Quincey a concentré l’image de la texture et de la phrase philosophique de Kant » (2000 : 384). À propos de la troisième, Dayre dira que

De Quincey construit ici l’allégorie concrète de la faculté d’invention de Kant. Cette allégorie nous décrit Kant renonçant à l’élégance féminine de la jarretière pour protéger la stabilité de ses bas. Elle transforme l’habit en annexe de ressorts, de cordes et d’élastiques, et le corps de Kant devient une marionnette.

2000 : 390

On le voit, avec Dayre ces scènes apparaissent comme autant de marques d’une réécriture, et la voix de Wasianski, « une voix en elle-même ironique qui présente le trait remarquable de ne pas comprendre en quoi elle est ironique » (2000 : 336), se révèle une fois de plus inaudible, couverte par celle de De Quincey.

Les effets conjugués du péritexte et de l’épitexte construisent une interprétation sur le point de se fixer en tradition de lecture. Manipulations génériques, fragmentations et inflexions de tonalités, changements de registre, constatés ou induits par ses traducteurs ou ses critiques, deviennent les constantes d’une esthétique quinceyienne qui n’a de cesse de se confirmer. En admettant que la traduction de De Quincey sélectionne, adapte, remodèle, légèrement certes mais de manière significative, le texte des mémoires de Wasianski, peut-on tenter une autre lecture, susceptible de rendre compte des réelles transpositions à l’œuvre dans Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant ?

De Quincey, « biographe » de Kant

Après ce qu’on vient de lire, l’affirmation contenue dans l’intertitre ci-dessus apparaît paradoxale : De Quincey est-il vraiment le biographe du philosophe allemand ? La question se pose a fortiori à propos du texte de la version française de Schwob, la plus connue, la plus « canonique » aussi, qui fait littéralement disparaître l’apport de De Quincey au texte de Wasianski – alors même que Schwob, dans sa préface, insiste sur l’authorship de l’écrivain anglais, ne faisant par là en somme que s’aligner sur l’attitude désinvolte du premier narrateur du récit quinceyien qui déclare, au terme de ce qui s’apparente à un court prologue : « Maintenant donc commençons, et supposons que c’est presque toujours Wasianski qui parle » (DQs : 13).

À cet endroit stratégique du texte, Schwob a bien sûr supprimé l’importante note de De Quincey – que Mourlon, pour sa part, traduit intégralement – où le biographe nuance le caractère systématique d’une telle délégation de la parole :

Cette notification ne doit pas, toutefois, être interprétée trop vigoureusement. Il ne fait aucun doute qu’il serait erroné, et d’un mauvais exemple, de distribuer et de confondre les responsabilités différentes des hommes.

DQm : 78

C’est dire que la source de la narration est brouillée et, en définitive, irrepérable : l’instance énonciatrice apparaît comme une présence plurielle, au demeurant instable. L’ironie de l’annotateur perce à travers un double discours qui vient à son tour dédoubler le texte principal et le remettre en question. Ce double discours, en effet, se sape lui-même, puisque l’erreur dénoncée résiderait à la fois dans le fait de distinguer les énonciateurs et dans celui de les confondre. L’annotateur continue : 

Wasianski loquitur peut être considéré comme le titre d’usage : mais il ne faut pas comprendre, par conséquent, que Wasianski fut toujours responsable de chaque fait, ou opinion spécifiques [...] à moins qu’ils ne pussent être mis en doute ou prêter à controverse. Dans ce cas, la responsabilité est prudemment distinguée et restreinte.

DQm : 78

Bref, Wasianski, énonciateur réel, mais peu ou prou fictionnalisé par l’annotateur, n’est la source indubitable du texte que lorsqu’il se trompe ! Il représente le « titre d’usage », le pavillon de complaisance sous lequel s’avancent quelques vérités sur Kant, vérités venues, à en croire De Quincey, d’on ne sait où – alors qu’elles sont directement tirées des mémoires du Wasianski réel. On le voit, le dispositif mis en place dans Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant vise à éprouver la solidité des témoignages des contemporains de Kant en adjoignant au texte traduit de l’allemand[18] un second texte, marginal en apparence, qui pourtant le surdétermine. Du point de vue de la disposition spatiale du texte, l’édition des Collected Writings se révèle du reste beaucoup plus éloquente que celle des Mille et une nuits : placées en bas de page plutôt qu’en fin de volume, les notes y constituent véritablement un texte jumeau, un texte miroir qui instaure une lecture « à deux étages », pour ainsi dire ; les deuxième et troisième pages de l’édition de 1890 (DQvo : 324 et 325), par exemple, sont presque entièrement occupées par des annotations. Par un simple coup d’œil jeté sur l’édition des Collected Writings, on est donc immédiatement conduit à percevoir le parasitage du texte attribué à Wasianski.

Nous touchons à ce qui représente sans doute la plus importante et la plus englobante de toutes les transpositions que fait subir De Quincey au texte du mémorialiste allemand : celle qui le fait passer, sans presque le modifier, d’un statut factuel à un statut fictionnel et qui, du coup, transforme la vie historique de Kant en vie quasi fictionnelle (pour paraphraser le titre d’un article de Dorrit Cohn, 1997). Il y a ici changement de domaine de validité, ce qui correspond aussi bien à la définition courante de la transposition qu’à celle que nous avons tenté de mettre au point pour notre recherche sur la dynamique des genres[19]. La transposition générique implique en effet qu’on injecte un ou des éléments exogènes, attachés à un autre genre, au sein du genre initial, qui s’en trouve de ce fait ébranlé, mais non complètement dénaturé. Autrement dit, la transposition, à notre sens, met de l’avant une relation de dominance : celle d’une affiliation à un genre « fort », englobant, qui se voit déstabilisé par l’intrusion d’un corps étranger, mais demeure néanmoins reconnaissable. On n’est pas très loin ici de ce que Marc Chénetier, à propos du roman américain contemporain, appelle tout simplement « hybridation générique » ou encore « transgression », par exemple lorsqu’il note que, dans les nouvelles de Robert Coover, « les tonalités sont modifiées de façon incompatible avec le genre employé » (1988 : 33).

Mais revenons aux Derniers Jours d’Emmanuel Kant et à son dispositif annotatif. On pourrait croire que les notes, chez De Quincey, visent à renforcer l’effet de réel, à attester le sérieux de l’entreprise biographique, mimant les biographies érudites lestées d’un lourd et fastidieux appareil. Il n’en est rien : l’exemple évoqué ci-haut suffit sans doute à montrer que les notes, en vertu de leur contenu ironique, introduisent de l’incertitude ; dans le cas qui nous occupe, elles vont jusqu’à transformer Wasianski en homme de paille, en simple prête-nom, en instance instable, peu sûre et peut-être même inventée (supposons que c’est Wasianski qui parle ; admettons que c’est lui lorsque les mémoires ne sont pas conformes aux faits avérés ; etc.). Ainsi, dans le temps même où elles insèrent dans le genre biographique un élément propre au discours scientifique (au sens où il existe des « biographies scientifiques »), les notes minent le soubassement factuel du texte – voir par exemple la première phrase de la note 12 : « M. Wasianski a tort » (DQm : 81), dont on trouve des variantes aux notes 17 et 27. Plusieurs portent d’ailleurs sur des questions d’attribution de telle ou telle anecdote, de tel ou tel mot, à tel ou tel auteur ; d’autres, qui ironisent sur le genre même de la note, se perdent en longs développements sur des points de détail triviaux : c’est le cas notamment de la note 9 de l’édition Mille et une nuits, où l’annotateur, prenant à témoin deux informateurs qu’on pourrait croire inventés[20], ergote sur le nombre et la teneur des plats qui auraient été servis à la table de Kant (DQm : 79) ; d’autres encore commentent les événements historiques contemporains de la vie de Kant en usant d’une rhétorique ampoulée qui jure avec la factualité du texte principal ; une note enfin, la vingt-et-unième, va jusqu’à recommander l’opium dans le traitement de la maladie de Kant (DQm : 84), traçant de la sorte une tangente autobiographique à partir de la biographie du philosophe de Königsberg.

En plus de mettre en relief le changement de statut du texte et de montrer comment un petit genre, la note, s’introduit dans la biographie non pour en assurer la crédibilité mais, à l’inverse, pour la réduire, le développement qui précède permet de dégager une deuxième forme de transposition, qui affecte cette fois le registre des Derniers Jours d’EmmanuelKant : le passage du sérieux au ludique. Le texte de De Quincey, qui emprunte certains éléments aux genres du tombeau, essentiellement respectueux, et même de la solennelle épitaphe – songeons à la dernière phrase de l’ouvrage : « peace be to his dust ; and to his memory everlasting honour ! » (DQvo : 379) –, les détourne en réalité à des fins tout autres que celles d’un hommage « serv[ant] la fixité immuable d’un monument funéraire » (Thomas, 1987 : 981). La préface de Schwob, tout particulièrement, contribue à souligner ce renversement ; elle instaure en effet un pacte de lecture sinon absolument ludique, du moins fort ironique et tout à fait au diapason d’un appareil de notes (inexistant dans sa traduction, rappelons-le) qui n’est jamais aussi cérémonieux que lorsqu’il dynamite le socle sur lequel il repose. Dans une langue qui semble pasticher celle de De Quincey[21], l’auteur des Vies imaginaires s’applique de manière indirecte à rehausser l’aspect parodique du sérieux de la vénération affichée : Kant ne sera élevé à la dignité de héros de la pensée et de la philosophie que pour être mieux ravalé à la condition de vieillard sénile et grotesque. Le topos des « derniers jours »[22], qui se retrouve dans nombre de biographies imaginaires – des Derniers Jours de Charles Baudelaire (Lévy, 1988) aux Trois Derniers Jours de Fernando Pessoa (Tabucchi, 1994) en passant par La Mort de Virgile (Broch, 1980) – et qui, d’ordinaire, est introduit comme prétexte à un survol plutôt laudatif de la vie racontée, se voit utilisé, dans le cas présent, en tant que cadre d’un récit de déchéance[23] : on pourra y déceler une autre manifestation d’ironie.

Après une brève mise en situation (DQs : 9-27), surtout factuelle et centrée sur les habitudes de vieux garçon de Kant – manies détaillées sur un ton neutre qui en accuse l’aspect ridicule –, le récit change de tonalité et annonce la longue relation de la décrépitude kantienne : « Les infirmités de la vieillesse commencèrent maintenant à affecter Kant et se manifestèrent sous bien des formes » (DQs : 28 ; nous soulignons)[24]. Notons au passage, dans la traduction comme du reste dans l’original, l’entrechoquement d’un temps du récit – l’aoriste – avec un adverbe appartenant au plan du discours – « maintenant » –, ce qui a pour effet de croiser les deux axes de la temporalité[25] et, partant, de « tirer » les faits passés vers le présent de l’énonciation. Cet effet n’est certes pas insignifiant. Il indique de manière oblique que l’on entre dans le vrai propos du texte, que c’est ici même que le passé des événements prend sens pour le présent du récit : est ainsi dessiné, en quelque sorte grammaticalement, l’enjeu fondamental des Derniers Jours d’Emmanuel Kant. Le télescopage des deux régimes temporels de la langue semble en outre anticiper l’évocation d’un des signes les plus patents du déclin du philosophe : sa perte de la maîtrise du temps. Chantal Thomas fait à juste titre remarquer :

[…] c’est l’une des beautés du livre de De Quincey que de nous tracer un portrait de Kant enfin vivant, parce que dérangé par la proximité de la mort [...]. Le délabrement physique et mental de Kant est négatif par rapport à l’idéal de régularité et de travail qu’il s’était fixé ; mais il est aussi libérateur [...]. Plus impressionnant est le changement de Kant par rapport au temps, qu’il avait su jusqu’alors si bien quadriller. Kant perd la notion du temps.

Thomas, 1987 : 987

Si Kant, semblable à une pendule détraquée, perd la notion du temps, ce n’est certes pas le cas du texte quinceyien, qui relate avec la précision d’une horloge suisse la ruine progressive du corps et de l’intelligence kantiens. On croirait lire le récit d’une passion, ou d’un chemin de croix, rythmé par le passage des mois et des années d’abord (« Au printemps de cette année 1802 » (DQs : 43), « Comme l’hiver 1802-1803 s’approchait » (DQs : 45), « Vers la fin de cet hiver, c’est-à-dire de 1803 » (DQs : 46), etc.), ensuite des « derniers jours » proprement dits (« Le 8 octobre 1803 » (DQs : 54), « Le 12 octobre il reprit de nouveau quelque nourriture » (DQs : 55), etc.)[26]. Alors que la première partie des Derniers Jours d’Emmanuel Kant insistait sur le côté itératif des habitudes de la vie de Kant, cette dernière partie, scandée comme le récit évangélique de la Passion, contraste par son aspect absolument singulatif.

Un autre élément vient se loger dans le genre englobant de la biographie, élément dont nous verrons qu’il se révèle particulièrement favorable, en vertu de son caractère largement désénoncé, à l’accentuation de la dimension ludique du récit : l’anecdote. La critique quinceyienne insiste de manière obsessionnelle sur l’importance de l’anecdote et, corrélativement, sur le style digressif du réputé opiomane anglais, à commencer par Baudelaire qui définit la pensée de De Quincey comme « naturellement spirale » (1975 : 515). Dans sa préface aux Derniers Jours d’Emmanuel Kant, Schwob parle, lui, des « tableaux successifs » et des « détails » auxquels s’arrête l’écrivain anglais (DQs : 7, 8). Dans la préface à sa traduction des Esquisses autobiographiques, Dayre note pour sa part que

[...] [f]ragment, esquisse, rupture et continuité, littérature et réalité, décomposition et recomposition : ce sont là les termes explicites de la méthode d’écriture discrètement dynamique et syncopée de De Quincey.

1994 : 26

Robert L. Platzner, de son côté, dit de l’écriture autobiographique de l’écrivain anglais qu’elle s’assimile à un « labyrinth of dreams, personal anecdote, and stylised rhetoric, all designed to disorient and mislead the unwary reader in search of a plot or “ story ” » (1981-1982 : 606)[27]. Quant à De Quincey, il confesse lui-même sa prédilection pour l’anecdote digressive ; nous ne citerons qu’un seul témoignage de ce goût particulier, et d’autant plus pertinent pour notre propos qu’il provient d’un texte des Esquisses autobiographiques justement consacré à Kant[28] :

J’avais eu l’intention, en ce point, d’introduire une esquisse de la philosophie transcendantale – non pas, peut-être, en tant qu’elle entre logiquement de plein droit dans une quelconque esquisse biographique, mais plutôt comme digression fort légitime dans l’historique de la vie de l’homme pour qui elle avait été un si mémorable objet d’espoir et de profonde déception.

De Quincey, 1994 : 596

Il appert en somme que philosophie et biographie – dans ce qu’elle a d’ailleurs de plus anecdotique : sous ce rapport, les trois textes sur le philosophe allemand relevés jusqu’ici (Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, « Kant in His Miscellaneous Essays » et « Études germaniques, et Kant en particulier ») sont semblables – se révèlent inextricablement mêlées, l’anecdote biographique ayant tendance à s’introduire dans l’exposé philosophique et l’esquisse philosophique dans la biographie. C’est que la bonne (auto)biographie, pour De Quincey, est forcément philosophique :

Simplement grâce à ceci, écrit-il, qui est tout le secret d’une bonne biographie, et qui consiste à tirer de quelque incident particulier une morale, une conclusion philosophique. Dans la seule mesure où elle est philosophique, cette conclusion sera étendue et générale.

Cité par Dayre, 1994 : 13

Dans un texte intitulé « Anecdotage », De Quincey va plus loin, qui avoue cette fois sa passion pour l’anecdote indécente :

[...] les cancans biographiques [...] et l’examen peu délicat de la vie privée d’un homme [...] peuvent être lus sans blâme et, chaque fois qu’un grand homme en est le sujet, parfois avec avantage.

Cité par Dayre, 2000 : 331

Les cancans biographiques, dans Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, prennent des tonalités diverses ; on l’a vu, ils sont parfois cocasses – comme l’anecdote de l’« aridité » de Kant (qui n’aurait pratiquement jamais transpiré de toute sa vie), celle de son coucher[29] ou celle du mécanisme inventé par lui pour garder ses bas bien tirés –, parfois autrement plus cruels : c’est le cas, notamment, des récits qui soulignent l’incapacité subite de Kant à former les lettres de son propre nom ou encore les progrès fulgurants de son aphasie.

À l’origine conçu « comme un assemblage de moments narratifs distincts, sans lien de solidarité significatif » (Montandon, 1990 : v), le recueil d’anecdotes, au fil des siècles, est devenu un genre littéraire en soi. Pour ce qui est de l’anecdote elle-même, unité de base de ces keepsakes, elle raconte, d’une manière toujours succincte, des événements privés ou secrets, inédits et en principe authentiques, qui par là suscitent la curiosité. Si, selon Daniel Madelénat, les biographies « enchaînent [les anecdotes] en une syntaxe narrative qui produit le récit » (1990 : 59), c’est en quelque sorte contre la tendance de l’anecdote à s’enclore sur elle-même, à atomiser le vécu, à détacher l’événement ou le fait « piquant » de la totalité d’une vie ; car l’anecdote, poursuit Madelénat, « implique la concaténation d’un sujet et d’une action en une intrigue minimale » (1990 : 59). Il est intéressant de constater que Madelénat réserve ce petit genre à l’évocation des vies obscures ; en effet, « [l]e trait singulier que l’anecdote “ épingle ” dérange à la fois la généralité et l’universalité qu’on attribue au grand homme » (1990 : 60). La tradition anglosaxonne, en revanche, a produit de nombreuses séries d’« Anecdote Biographies » ou d’« Anecdote Lives » « of some of the most distinguished Persons of the last and present centuries » (Timbs, 1872 : v). Visant à présenter la vie des hommes illustres de façon séduisante, ces séries d’anecdotes, livrées tantôt par ordre chronologique, tantôt sans ordre particulier, semblent avoir connu un considérable succès. C’est sans doute en toute conscience de ces modèles que De Quincey a sélectionné et organisé la matière fournie par Wasianski pour composer – au sens quasi littéral du terme – « The Last Days of Immanuel Kant » et, par là même, déranger l’universalité du philosophe de Königsberg.

Si, d’après Dayre, l’écrivain anglais a pu être sensible au tact dont ont fait preuve certains auteurs de recueils d’anecdotes[30], il n’empêche que « le procès d’écriture anecdotique [...] en tant que genre littéraire “ mineur ” [...] peut délivrer un sens “ burlesque ” ou “ badin ” » (2000 : 333)[31]. Toujours selon Dayre – que nous suivons sur ce point –,

[le] tissage répétitif d’anecdotes [...] conduit à la désarticulation de toutes les voix du texte – celle de Kant dont les propos sont rapportés, celle du mémorialiste qui raconte les anecdotes, et celle de De Quincey qui reprend ces dernières, les arrange dans sa traduction et les annote. La voix de « Kant » dans Les Derniers Jours subit en effet des modifications qui l’amènent à la pure et simple aphasie ; la voix narrative de « Wasianski » est une voix elle-même ironique qui présente le trait remarquable de ne pas comprendre en quoi elle est ironique, et qui, sous le masque de la « narration libérale » et pleine de « tact », devient la voix d’un véritable bourreau. Enfin, De Quincey, maître de la cérémonie, répartit les voix par les notes et les commentaires dont il rythme sa traduction du texte de Wasianski, en orientant le renversement, le badinage et l’humour.

Dayre, 2000 : 335

C’est précisément là que (se) joue la transposition : dans ces relais de la parole dont l’anecdote est en quelque sorte la pierre de touche. L’anecdote, notée par Wasianski, ou même apocryphe comme beaucoup de ces petites histoires qui circulent sans qu’on n’en connaisse plus l’origine, constitue un court fragment discursif quasi détaché de toute énonciation et, de ce fait, apte à transiter d’une instance à l’autre en changeant de portée, voire de sens, au fil du trajet. Ce qui, chez Wasianski, est piété amicale, mouvement de dévotion et pulsion de récollection, devient chez De Quincey – ou apparaît indirectement, transposé dans ce nouveau contexte – sadique, fétichiste, indiscret, dans certains cas, et comiquement naïf, platement sentimental, dans les autres cas. Si l’on ajoute à ce simple changement de contexte (lieu et temps), qui relève d’une transposition minimale mais remarquablement efficace[32], le traitement narquois, déjà évoqué auparavant, que fait subir l’auteur anglais au texte de Wasianski à travers la traduction et un appareil de notes qui dénonce le pathos et les prétendus écarts de son prédécesseur, on est tenu de constater qu’un pas supplémentaire est franchi : d’un texte essentiellement circonstanciel, affecté des défauts caractéristiques des mémoires qui prétendent à la scrupuleuse exactitude – aveuglement, mauvaise foi, propension à l’idéalisation ou pulsion inconsciente à la « dépréciation de l’idéal » –, on est passé à une quasi-fiction, c’est-à-dire à la fiction d’un retour critique sur un texte de base qui n’en demandait pas tant. Ainsi la fictionnalisation, dans Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, ne se limite-t-elle pas au fait que « [p]lus Kant devient muet, plus son existence est dépersonnalisée et ressortit à l’ordre de la fiction, à sa fragmentation en anecdotes » (Dayre, 2000 : 335) : elle tient également à ceci que, par des opérations en somme minimales[33] qui participent d’une posture faussement et ironiquement savante, De Quincey attente au statut initial du texte en interrogeant la véracité constitutive du genre des mémoires.

Une biographie hétérodoxe

Autant les mémoires de Wasianski visaient à une reproduction fidèle de la réalité, autant l’esquisse biographique qu’en tire De Quincey suscite une réflexion sur le sens même d’une telle reproduction. La frontière apparaît bien poreuse, en l’occurrence, entre l’appropriation pure et simple et le dévoiement générique. En dévoilant les liens étroits qui unissent les deux textes, il s’agissait moins de dénoncer l’emprunt que de montrer que le feuilleté des reprises n’a nullement entamé la stabilité du matériau biographique : sous le regard de son minutieux secrétaire, Kant reste à jamais figé dans son déclin. En dépit de leur caractère presque identique, ces deux versions ressortissent pourtant à des enjeux distincts, qui tiennent moins au récit lui-même qu’à la lecture qui en est proposée.

Ainsi, on a vu comment la plupart des commentaires négligeaient l’entreprise de « phagocytage » de De Quincey pour affirmer haut et fort son authorship ; tous insistent sur la dimension « littéraire » de son texte, y compris ceux qui en connaissent le substrat. Des éléments distincts appuient le propos : d’aucuns, par exemple, se saisissent de la posture énonciative empruntée – le « faire comme si » romanesque – pour conclure au caractère fictionnel du texte ; ailleurs, ce sera le traitement de l’anecdote, le recours à la digression ou la mise en scène d’un Wasianski devenu personnage qui permettront de tirer le texte du côté de l’humour noir ou d’y lire une inversion radicale de la spéculation kantienne. Cette fois encore, en colligeant ces interprétations, il s’agissait moins d’affirmer que tout le monde s’était trompé que de mettre au jour la diversité des prises qui, toutes, à des degrés divers, ressortissent à la transposition générique.

De fait, Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant relèvent d’un détournement délibéré et systématique des traits prototypiques de la biographie. Le clin d’œil essentiel est sans conteste la reprise intégrale d’un seul document source, non pas tant pillé que reproduit en traduction, et qui se voit ironiquement contesté sur des détails anodins. La transposition opérée par De Quincey passe encore, plus spécifiquement, par deux axes majeurs, le discursif et l’axiologique, soutenus par des modes d’intervention spécifiques. Le changement de domaine de validité – du factuel au fictionnel – repose sur des points en quelque sorte extérieurs au texte original de Wasianski : le brouillage énonciatif et l’ajout d’annotations sanctionnent le renversement du statut initial. Quant au passage du sérieux au ludique, il s’appuie sur des inflexions minimales, dans ce cas-ci internes : télescopage des temps de verbes, découpage temporel minutieux, relais de la parole anecdotique apparaissent comme autant de modulations qui en altèrent le registre, faisant passer le témoignage naïvement laudatif du côté du récit de déchéance. L’effet conjugué de ces procédés produit une distorsion des genres mineurs apparentés, du tombeau à l’épigraphe en passant par le recueil d’anecdotes, qui se voient détournés de leur vocation pour devenir autant de supports à une remise en cause radicale de la biographie factuelle. Mais il y a plus : en se faisant le relais goguenard d’une cocasserie qui s’ignore, De Quincey neutralise la frontière qui sépare le commérage biographique de la confession et prend l’exact contre-pied de la conception idéalisée qui régit les lettres anglaises de son époque. Ainsi disait-il déjà, en préface à ses propres Confessions :

Rien, en effet, ne répugne davantage aux sentiments anglais que le spectacle d’un être humain qui impose à notre attention ses cicatrices et ses ulcères moraux, et qui arrache cette « pudique draperie » dont le temps, ou l’indulgence pour la fragilité humaine, avait pu les revêtir ; […] et, pour trouver pareils actes d’humiliation gratuite émanant de ceux que l’on peut supposer en sympathie avec cette part de la société qui a le sentiment de la décence et de la dignité, nous devons nous adresser à la littérature française ou à cette portion de la littérature allemande qu’a contaminée la sensibilité défectueuse et gauchie des Français.

1990 : 35

Cette « sensibilité défectueuse et gauchie », telle qu’elle s’exprime dans Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, préfigure-t-elle celle qui s’exprime de nos jours dans l’engouement pour la biographie imaginaire ? Si l’on peut reconnaître certaines ressemblances dans l’attitude, notamment le grossissement de détails biographiques et la prévalence de caractères déceptifs, il faut signaler toutefois une différence majeure : sans troubler la logique narrative, sans confronter ouvertement la vie et l’œuvre du biographé, sans inventer de séquences événementielles, De Quincey s’ingénie à modifier imperceptiblement quelques-unes des spécificités génériques de la biographie. La biographie littéraire contemporaine forcera plus tard la note de mille manières, préférant l’hybridation tous azimuts, qui pousse le genre à sa limite, à la transposition plus discrète, qui se contente de l’ébranler.