Résumés
Résumé
Si la plupart des écrits universitaires sur le travail du care montrent que celui-ci peine à être reconnu socialement et économiquement, les organisations en charge de l’accompagnement à domicile des personnes âgées dépendantes semblent au contraire s’approprier la notion de care dans leurs pratiques et dans leur communication. Cela se traduit par la prescription d’une posture de bienveillance dans le travail des professionnelles de l’aide à domicile, s’inscrivant dans les attentes de la hiérarchie et du public vis-à-vis du savoir-être au travail. Mais au lieu de contribuer à la reconnaissance de la richesse du travail émotionnel des aide-ménagères et des auxiliaires de vie sociale, l’injonction à affirmer exclusivement des émotions positives semble au contraire appauvrir leur activité, en entrant en contradiction avec la nécessité que celles-ci peuvent éprouver à dissimuler leurs affects ou poser leurs limites.
Mots-clés :
- travail émotionnel,
- care,
- aide à domicile,
- sollicitude,
- services à la personne
Abstract
While most academic research on care work shows that it struggles to be socially and economically recognized, home help organizations for the elderly seem, on the contrary, to be appropriating the notion of care in their practice and communications. This is embodied in the benevolent attitude of at-home caregivers, which corresponds to the expectations of the hierarchy and public regarding their occupational know-how. But instead of contributing to the recognition of the richness of the emotional labour of caregivers, the constraint to show exclusively positive emotions impoverishes their work. The requirement to always be happy demands that caregivers hide their emotions and makes it difficult to set boundaries.
Keywords:
- emotional labour,
- care,
- home care,
- compassion,
- personal care services
Resumen
Si la mayor parte de la literatura académica sobre el trabajo de care , muestra que se le dificulta ser reconocido social y económicamente, las organizaciones encargadas del acompañamiento a domicilio de personas mayores dependientes parecen, al contario, apropiarse la noción de care , en sus prácticas y en su comunicación. Esto se traduce en la prescripción de una postura de benevolencia en el trabajo de los profesionales de ayuda a domicilio, vinculado a las expectativas de la jerarquía y del público con respecto a las habilidades sociales en el trabajo. Pero en lugar de contribuir al reconocimiento de la riqueza del trabajo emocional de las asistentas y de los cuidadores, la exigencia de afirmar exclusivamente las emociones positivas parece al contario, empobrecer su actividad, por ir en contra de la necesidad que pueden sentir de disimular sus afectos o fijar sus límites.
Palabras clave:
- trabajo emocional,
- care,
- ayuda a domicilio,
- solicitud,
- servicios a la persona
Corps de l’article
Introduction
« Aimable », « souriante », « discrète », « joyeuse » : aux allures d’un « tournez manège » moderne, cette liste d’adjectifs n’est pas extraite d’une annonce publiée sur un site de rencontre : ceux-ci proviennent d’offres d’emploi d’aide-ménagères ou d’auxiliaires de vie sociale (AVS)[1], à côté des plus attendus « rigoureuse », « expérimentée » et « polyvalente ». Ces mêmes termes ont pu être entendus au cours d’entretiens avec des cadres de Services d’Aide et d’Accompagnement à Domicile (SAAD)[2]. Par exemple, un directeur regrettait que ses salariées ne soient pas plus « solaires » ou « lumineuses ». Il justifiait d’ailleurs cette assertion par le fait qu’il n’y aurait « pas plus beau métier que celui où on donne de sa personne pour accompagner autrui ». De même, la coordinatrice d’un autre SAAD a reconnu lors d’un entretien qu’elle recrutait des étudiantes sur des critères physiques, afin d’apporter, selon elle, de la « joie » au quotidien des veufs.
Lorsque les cadres orientent le discours qu’ils portent sur le travail des aides à domicile autour de leur capacité attendue à procurer de la « joie » aux personnes accompagnées, ils révèlent la part importante qu’occupe le travail émotionnel dans les prescriptions auxquelles les travailleuses[3] sont assujetties. Pour eux, accompagner les personnes vulnérables ne se limite pas à une assistance dans les activités domestiques, c’est aussi partager des émotions positives. La dimension émotionnelle de l’activité des aides à domicile incombe non seulement aux effets qu’elle est censée produire dans le quotidien des bénéficiaires, mais aussi à l’expérience subjective qu’en font les travailleuses. Plusieurs cadres interrogés insistent ainsi sur la « nécessité » que les professionnelles prennent elles-mêmes du « plaisir » dans leur travail, ce sans quoi la recherche du « bien-être » des personnes accompagnées serait vaine.
Ces différents éléments correspondent aux principales caractéristiques exposées par Hochschild (1983) pour définir le « travail émotionnel », à savoir « l’échange verbal avec le public », une « attitude » visant à produire « un état émotionnel chez le client » et le « contrôle sur les activités émotionnelles des employés » par l’employeur (Soares, 2003), l’émotion étant elle-même l’objet de prescriptions (Jeantet, 2003). Le travail émotionnel remplit plusieurs fonctions (Wharton et Erickson, 1993), tantôt conjuguées, tantôt concurrentielles. Sa première fonction est d’intégrer le bénéficiaire d’un service dans l’interaction par la communication d’émotions positives : c’est le travail émotionnel « intégrateur », qui mise « sur l’expression de l’amabilité, du sourire, de la gentillesse » (Soares, op. cit.). Il s’agit par exemple du travail opéré par les coiffeuses lorsqu’elles montrent une attention particulière au bien-être du client (Desprat, 2015). Le travail émotionnel passe aussi par la démonstration d’une attitude neutre, dissimulant toute émotion positive ou négative. Il s’agit du travail émotionnel « dissimulateur » (Wharton et Erickson, op. cit.), dont la neutralité affective des médecins est un bon exemple (Parsons, 1951; Smith et Kleinman, 1989). Enfin, le travail émotionnel peut mettre à distance le bénéficiaire. Il s’agit du travail émotionnel « différenciateur » (Wharton et Erickson, op. cit.), dont la finalité est « d’exprimer l’irritation, la méfiance, l’hostilité pour créer un sentiment de malaise, de préoccupation ou de peur chez le client » (Soares, op. cit.). C’est dans ce registre émotionnel que peuvent puiser les agents de recouvrement (Sutton, 1991) ou les enquêteurs des services de police (Stenross et Kleinman, 1989).
Bien que tous les métiers comportent des exigences émotionnelles (Jeantet, 2018), les travailleurs et travailleuses du service à la personne ou du soin y sont d’autant plus exposés (Soares, 2000a; Arango, 2013). Le travail du care, renvoyant à des « activités spécialisées où le souci des autres est explicitement au centre », (Molinier, 2010) suppose la conjugaison des différents registres émotionnels (Soares, op. cit.). Celui-ci renvoie à la sollicitude, que nous définissons ici comme la démonstration d’une attention soutenue, d’une préoccupation pour la personne aidée ou soignée. Cela passe par la démonstration d’un intérêt pour la personne et d’émotions positives, parfois en contradiction avec celles réellement ressenties (Truc, Alderson et Thompson, 2009).
Nous avons pu observer au cours de cette recherche une dissonance entre les représentations idéalisées que véhiculent les organisations et les discours que tiennent celles qui y travaillent. Bien que la quasi-totalité des aides à domicile rencontrées font part d’un travail pénible dans lequel il est souvent nécessaire de « prendre sur soi » pour ne pas afficher les « émotions négatives » ressenties – s’agissant alors d’un travail émotionnel « dissimulateur » (Soares, op. cit.) – la communication des organisations insiste tout particulièrement sur le travail émotionnel intégrateur. Les qualités attendues chez les aides à domicile et la prescription d’un travail émotionnel « intégratif » sont au service d’un discours privilégiant le « bien-être » des bénéficiaires. La définition du bien-être portée par ces structures, relevant à la fois d’une réponse organisationnelle aux règles imposées par les pouvoirs publics et d’arguments marketing, révèle alors un « idéal » (Dujarier, 2008) exogène à la professionnalité même des aides à domicile : un impératif faisant appel à la moralité des travailleuses bien que presque impossible à respecter au regard des contraintes et de la pénibilité inhérentes à l’activité réelle des travailleuses. C’est ce que nous qualifions d’injonction à la sollicitude. Alors que les aides à domicile sont exposées à des situations de souffrance et de vulnérabilité, il leur est demandé de témoigner d’émotions positives, et ce, en l’absence ou presque de reconnaissance sociale et économique. Non seulement cette prescription semble placer les aides à domicile dans une gestion contradictoire de leurs émotions (donner à voir des émotions positives tout en se coupant des émotions négatives), mais elle les coupe d’éventuelles stratégies de défense leur permettant de tenir à distance leur souffrance.
Nous pouvons alors nous demander comment les aides à domicile se positionnent par rapport à cette prescription. Est-ce que l’importance accordée par les organisations au travail émotionnel propre au travail du care revient à reconnaitre celui-ci, ou s’agit-il plutôt d’une forme d’injonction professionnelle exogène à leur réalité, les exposant de fait à une surcharge mentale et subjective dans leur travail? Et le cas échéant, comment les aides à domicile composent-elles avec cette norme de la sollicitude relative au travail du care?
Après avoir présenté notre cadre théorique et méthodologique, nous nous intéresserons aux manifestations du travail émotionnel dans l’activité des aides à domicile. Nous verrons ensuite comment la prescription du travail émotionnel peut entrer en contradiction avec leur activité réelle. Enfin, nous nous pencherons sur la manière dont le travail émotionnel s’imbrique dans les rapports sociaux de sexe.
Cadre théorique et méthodologie
Les affects et les émotions[4] sont au centre du rapport subjectif que le travailleur entretient avec son activité. La souffrance éprouvée par le salarié que l’on brime, la colère qui anime les conflits sociaux ou la satisfaction ressentie face à une activité dans laquelle on s’accomplit sont autant d’exemples du rôle qu’exercent les émotions dans la vie des organisations comme dans la relation que l’individu tisse avec son travail. Pour Molinier et Flottes (2012), « le sujet est “ affecté ” par ce qu’il fait en travaillant » autant que les affects sont « ce qui travaille à la racine même de la production et de la motivation » : le travail est là où nos émotions et notre subjectivité rencontrent un cadre ou un collectif pouvant être à la fois des ressources et des contraintes dans notre activité. L’orientation « clinique » apparait comme la plus pertinente pour appréhender ce qui se joue dans le rapport subjectif que les travailleurs nouent avec leur activité. La sociologie « clinique » a pour ambition de produire des dispositifs méthodologiques à l’écoute de la souffrance et des affects des individus, tout en resituant ceux-ci dans des rapports sociaux plus macroscopiques (Gaulejac, 2014), sans pour autant considérer ce « registre émotionnel » comme la simple conséquence de déterminismes sociaux. L’approche clinique s’inscrit donc en opposition au déterminisme, considérant à la fois les effets des rapports sociaux sur la subjectivité et le pouvoir d’agir[5] des acteurs sociaux. Dans cette perspective, l’activité, comme travail tel qu’il est réalisé et tel qu’il est vécu, peut s’entrevoir à travers le prisme des « épreuves de professionnalité » (Ravon et Vidal-Naquet, 2016) dont les aides à domicile font l’expérience : le travail nous « éprouve » autant qu’il est là où l’on fait ses « preuves », où on se réalise comme sujet.
Malgré l’attention particulière que la sociologie clinique prête à la place des affects dans la relation qu’entretiennent les travailleurs avec leur activité, elle semble parfois négliger les dimensions performatives et prescriptives des émotions. Les émotions ne sont pas seulement ce que l’on ressent : elles font partie des normes et des ressources mobilisées dans le cadre des interactions sociales (Paperman, 1995). Plus encore, il y a, comme l’explique Hochschild (2003), « des liens importants » qui « apparaissent entre la structure sociale, les règles des sentiments, la gestion des émotions et l’expérience émotionnelle ». Certaines situations supposent l’existence de conventions qui régissent et régulent les émotions, sous-tendant l’existence de normes et de prescriptions relatives à l’expression des émotions en public ainsi que des stratégies de dissimulation ou de démonstration de celles-ci. Dans le cadre professionnel, cela implique l’existence d’un « travail émotionnel », d’autant plus central dans les activités de service à la personne. Dans ces activités, les prescriptions relatives au travail émotionnel s’imbriquent dans les rapports sociaux de sexe (Soares, 2000b; Ehrenreich et Hochschild, 2003).
S’inscrivant conjointement dans une perspective clinique et dans une sociologie du travail émotionnel, cette recherche qualitative s’appuie sur un corpus de 92 entretiens semi-directifs (dont 40 avec des cadres et 52 avec des aides à domicile salariées de SAAD) et de 12 instructions au sosie (IAS) réalisés avec des professionnelles déjà rencontrées lors de la campagne d’entretiens.
Les observations directes n’ayant pas été permises, il a fallu accéder au travail réel à l’aide d’outils méthodologiques permettant de reconstruire l’activité lors d’entretiens. C’est pourquoi l’IAS est apparue comme un moyen d’accéder à une description détaillée et réflexive de l’activité par les travailleuses.
L’IAS est une méthode d’entretien développée par Oddone ayant pour objectif de placer l’opérateur interrogé dans une démarche de verbalisation et d’explicitation des raisonnements précédant la réalisation de chacune de ses tâches (Oddone, Re et Briante, 1977). Celle-ci débute par un énoncé comme « tu supposes que je suis ton sosie et que demain je me trouve en situation de devoir te remplacer dans ton travail. Je te questionne pour savoir comment je dois faire » (Clot, 2001). Avec cette méthode, le chercheur et l’opérateur co-élaborent un discours réflexif sur le travail, à des endroits où l’entretien semi-directif ne permet pas de creuser aussi finement les processus sociocognitifs et affectifs en œuvre dans l’activité. En ce sens, il s’agit d’une « « méthode indirecte » dans l’analyse de l’activité » (Saujat, 2002) : si elle ne rend pas directement compte du travail réel, elle permet de le retracer en cherchant à comprendre, avec l’enquêté, ce qu’il fait, comment il le fait et pourquoi il le fait. Il donne au travailleur la possibilité de verbaliser les raisons d’être de certaines postures qui répondent non seulement à des prescriptions, mais aussi à des obstacles informels.
Cette méthode s’est révélée pertinente pour mettre en exergue le travail émotionnel des aides à domicile. L’exemple de la gestion des émotions au cours de l’aide à la toilette a pu être régulièrement mobilisé par les concernées : dans ce moment au cours duquel l’intimité du bénéficiaire est littéralement mise à nue, les AVS ont régulièrement exprimé la nécessité d’adopter une posture bienveillante pour que ce temps ne soit pas vécu comme une humiliation. Au contraire, dans le cas où le bénéficiaire est identifié comme un homme « aux mains baladeuses », les professionnelles soulèvent au cours des IAS leur recours à un travail émotionnel différentiateur pour se prémunir de toute interprétation sexuelle. Cela se caractérise, au cours de l’entretien, par des conseils et des remarques comme « insiste sur le “ vous” et le “ monsieur” pour qu’il comprenne que t’es dans une relation professionnelle », « parle de ses rendez-vous médicaux pendant la douche, c’est un tue-l’amour » ou « moi je parle de mon copain […], comme ça il sait que je suis pas intéressée. »
Comment le travail émotionnel intervient-il dans l’activité réelle des aides à domicile?
En France, l’accompagnement à domicile des personnes âgées dépendantes et des personnes en situation de handicap (PA/PH) est assuré par deux métiers différents, reconnus par l’avenant n° 43-2020 du 26 février 2020 à la convention collective nationale (CCN) de l’aide, de l’accompagnement, des soins et des services à domicile : l’aide-ménagère et l’AVS. Le recrutement des aide-ménagères ne nécessite aucune qualification, tandis que l’accès au métier d’AVS requiert un diplôme d’État. Sur le papier, les tâches qui relèvent de ces deux métiers sont bien distinctes : l’aide-ménagère est chargée des tâches d’entretien du domicile (ménage, entretien du linge, etc.) et de l’accompagnement dans les tâches de la vie quotidienne (courses, préparation du repas, aide administrative, etc.), tandis que les tâches des AVS les mettent plus directement en contact des bénéficiaires : l’AVS les aide lors de la toilette, du repas, pour se lever ou se coucher. Dans les faits, lors des entretiens, la distinction est parfois floue. Bien que cela ne soit pas toujours le cas, il arrive régulièrement que les aide-ménagères effectuent des tâches propres aux AVS et inversement. Pour les concernées, les différences décrites entre les deux métiers sont surtout liées à l’expérience, à la précarité de l’emploi, mais rarement à l’activité de travail elle-même. Au cours de plusieurs entretiens avec des AVS, celles-ci opéraient principalement une distinction pour désigner la nature des tâches qu’elles réalisaient : elles pouvaient décrire, au cours d’un entretien, ce qui relevait dans la même intervention de l’aide-ménagère et ce qui relevait de l’AVS, comme s’il s’agissait non pas de deux métiers différents, mais de deux segments d’un même métier.
Il est intéressant de relever ici que le travail émotionnel ne relève pas explicitement des prescriptions formelles. Les mots « empathie » et « bienveillance » ne sont pas présents dans la CCN citée plus haut, seul le mot « soutien » pourrait y faire référence. La dimension relationnelle du métier est quant à elle esquissée dans la fiche de poste des AVS, mais pas celle des aide-ménagères.
Le travail émotionnel est pourtant omniprésent dans l’activité des aides à domicile : ne se limitant pas aux seules tâches d’accompagnement à la vie sociale, il est aussi une ressource essentielle pour réaliser les soins. Avril (2014) l’illustre en prenant l’exemple d’une aide à domicile qui doit moduler sa voix pour calmer une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer lors de sa toilette. Il s’agit d’un moment particulier dans la relation d’aide et de soin, pendant lequel l’intimité de la personne accompagnée est complètement exposée et où sa vulnérabilité est à son comble. Dans le cas spécifique de la toilette d’une personne sujette à des amnésies, la construction d’une relation de confiance est d’autant plus complexe. Dans cette situation, les AVS interrogées déploient des « petites attentions » permettant au bénéficiaire ou à la bénéficiaire du soin de se sentir en confiance. C’est ce que décrit par exemple Émilie[6] dans son IAS lorsqu’elle doit aider une de ses habituées atteinte de la maladie d’Alzheimer oubliant parfois l’identité de son AVS :
« Moi j’ai l’impression que cette confiance, elle est pas à reconstruire complètement. Y a des choses qu’elle n’oublie pas […], une sensation ou une voix […]. J’ai pris des habitudes […] comme lui tenir le bout des doigts en passant le gant avec l’autre main, ou chanter une chanson qu’elle aime. Du Charles Trenet, un truc de vieux. Que reste-t-il de nos amours. Moi je la trouve triste cette chanson, mais elle la fait sourire. »
Dans cet exemple, il est intéressant de voir qu’Émilie a déployé des stratégies pour pallier les pertes de mémoire de la personne, en opérant un travail émotionnel intégrateur qui s’appuie non pas sur la seule cognition de la bénéficiaire, mais surtout sur les émotions que cette dernière peut ressentir lorsqu’elle reconnait un geste familier ou une de ses chansons préférées.
L’identification du travail émotionnel par les travailleuses est toutefois relative : certaines enquêtées ne vont pas en parler directement, quand d’autres vont détailler précisément les différentes « techniques » qu’elles mettent en œuvre pour s’attirer la sympathie des bénéficiaires. L’IAS a par ailleurs permis de relever que ces techniques ne sont pas nécessairement standardisées, et s’adaptent à un contexte spécifique et à la personnalité de la personne accompagnée. Valérie, une AVS avec qui une IAS a été réalisée, avait choisi de parler d’une personne qu’elle suit depuis plusieurs années. Elle définit le ton qu’elle adoptait avec cette bénéficiaire comme « désagréable », non pas parce qu’elle lui inspirait de l’antipathie, mais parce que leur complicité s’était construite autour de ce qu’elle qualifiait elle-même « d’amour vache ». Dans un autre registre, une autre aide à domicile évoquait au cours d’une IAS sa tendance à « sourire bêtement en bougeant la tête » quand la personne chez qui elle intervenait lui dressait une longue liste de reproches, « un moyen de ne pas entrer en conflit » selon elle.
Bien que le cadre réglementaire ne prescrive pas ce travail émotionnel, l’encadrement direct porte un discours sur l’activité des aides à domicile chargé de références au registre émotionnel. Comme les adjectifs énoncés en introduction le montrent, les compétences sociales sont tout particulièrement observées lors des recrutements, étant attendu que les aides à domicile puissent témoigner des émotions positives tout du long de l’intervention. Cette attente est aussi celle des familles : les cadres interrogés mentionnent régulièrement les remontées des familles faisant état d’une aide à domicile qu’elles jugent insuffisamment « agréable » ou « souriante ». Il est à noter que dans le cadre de l’intervention, les aides à domicile répondent à une « double subordination » (Weber, Trabut et Billaud, 2014) : elles satisfont non seulement à la mission que la hiérarchie a pu leur confier, mais aussi aux attentes formelles et informelles de la personne aidée et de ses proches. Celles-ci prennent la forme d’injonctions manifestes (« nettoyez cela », « faites-moi ça », etc.), comme de sous-entendus sur la réalisation de l’activité ou sur l’apparence physique de la travailleuse : les aides à domicile rencontrées mentionnent régulièrement des commentaires sur leur maquillage, la longueur de leur jupe ou sur leur épilation, surtout les plus jeunes. Le flou opérant entre ces différents prescripteurs ainsi que leurs éventuelles contradictions sont des sources de pénibilité pour les travailleuses, et sont aussi de potentielles sources de violences sexistes ordinaires.
L’absence de reconnaissance formelle du travail émotionnel alors même que de fortes prescriptions informelles pèsent sur celui-ci est à la fois un paradoxe auquel font face les aides à domicile et un révélateur de ce qu’il représente pour les organisations. Ce « savoir-faire discret » (Molinier, op. cit.) s’incarne dans des postures, des comportements, des caractéristiques qui relèvent couramment des normes de féminité (comme la douceur, la tendresse, la sollicitude, etc.). Cela concourt simultanément à l’invisibilisation de ce travail et à sa naturalisation : ainsi, les prescripteurs peuvent ne pas l’entendre comme une véritable compétence, mais comme un « savoir-être » naturel. Pourtant, si les IAS font surgir aisément le travail émotionnel dans les plis de l’activité des aides à domicile, peu de références sont faites au registre de la sollicitude au cours des entretiens. Bien que certaines aides à domicile expriment leur attachement à la dimension relationnelle de la démarche d’accompagnement des PA/PH, la majorité des enquêtées vont plutôt se référer aux dimensions plus techniques et physiques de leur activité dans leur récit. Même au cours des IAS, les aspects affectifs et relationnels ne sont pas soulevés par les aides à domicile sans que des relances ne soient spécifiquement faites à ce sujet.
Le fait que la plupart des enquêtées ne mentionnent pas directement les dimensions relationnelles et affectives du métier peut s’interpréter comme une intériorisation de la faible reconnaissance du care, ou comme une démarche performative donnant à voir les aspects les plus valorisés de leur activité. Certaines aides à domicile vont considérer qu’il ne s’agit pas vraiment d’un travail, mais de quelque chose de « naturel ». D’autres considèrent la réalité du travail émotionnel, mais estiment ne pas savoir en parler (« je sais pas trop mettre des mots dessus, comme si c’était pas intéressant »), ou anticipent un potentiel manque d’intérêt de leur interlocuteur pour ce qu’elles ont à dire, à l’instar de Loudia :
« Ouais c’est vrai que j’ai pas trop l’habitude de parler de ça. Enfin si des fois avec les collègues, […] je raconte des blagues, je dis qu’un tel m’a fait pipi dessus ou qu’un autre a fait ci ou ça, mais c’est vrai que je parle pas trop des « choses positives ». Comme si en fait c’était pas intéressant, que ce qui intéresse les autres c’est quand on a des histoires croustillantes […]? »
Il reste que lorsque la question des émotions est soulevée en entretien, ce n’est pas le travail émotionnel qui est évoqué en premier lieu, mais les conséquences de l’activité sur les affects, à savoir la fatigue, le sentiment de réaliser un travail dénué de sens, voire celui d’être maltraitante. Les émotions sont d’abord perçues comme le produit des troubles causés par la pénibilité du travail, ou ce qui vient troubler l’activité.
Néanmoins, le registre émotionnel est évoqué positivement dans trois cas de figure : soit comme satisfaction éprouvée face aux effets concrets que l’intervention peut produire, soit lorsqu’un lien est établi avec la personne accompagnée à la marge du cadre prescrit, soit dans le sentiment d’accomplissement à la suite d’une tâche particulièrement difficile. Dans la première situation, les émotions ne sont pas l’objet même de l’activité, mais la conséquence d’un sentiment d’utilité qui relève à la fois de ce que Clot appelle le « travail bien fait », à savoir un travail dont le « résultat […] est défendable à ses propres yeux » (Clot, 2013), et d’un travail porteur de « sens », un travail dans lequel on se reconnait soi-même (Dejours, 2016). Le sentiment de satisfaction qu’éprouve Mounia, une aide à domicile interrogée, en évoquant les « progrès » faits par un bénéficiaire victime d’un accident vasculaire cérébral quant à son élocution à la suite de leurs échanges, en est un bon exemple. La fierté de Mounia était d’autant plus forte que l’orthophoniste de cette personne aurait elle-même soulevé l’importance de l’aide à domicile dans le processus thérapeutique. En deuxième lieu, c’est la complicité construite entre l’aide à domicile et la personne accompagnée qui est exposée par les professionnelles. Cette complicité est systématiquement présentée comme extérieure au cadre établi par l’organisation : en effet, si le travail émotionnel intégrateur est prescrit par l’organisation sous la forme d’une bienveillance inconditionnelle, développer une complicité avec un bénéficiaire n’est pas nécessairement bien vu par la hiérarchie et/ou par la famille. Bien qu’il soit ici question de travail émotionnel intégrateur, la sollicitude n’est pas au cœur du discours des aides à domicile. Les exemples cités font plutôt état d’une confiance construite entre la professionnelle et la personne accompagnée, dont les manifestations concrètes sont les « petites confidences » permettant de dire à l’accompagnatrice ce qui est indicible dans le cadre familial. Valérie évoqua ainsi le souvenir qu’elle avait du premier jour où une de ses « habituées » utilisa les termes « sale con misogyne » pour qualifier son fils, qu’elle accusait « d’aller aux putes au lieu de s’occuper de ses gosses ». Pour Valérie, le fait que cette bénéficiaire mobilise un registre familier avec elle lui donna le sentiment d’occuper un rôle important : elle expliqua au cours de l’entretien qu’elle se sentait ainsi « reconnue ». En dehors de ces deux précédents cas, les émotions positives sont évoquées par les aides à domicile lorsqu’il s’agit de relater des situations où elles ont pu faire preuve de leur professionnalité. Ces dernières ne relèvent pas du travail émotionnel, mais de tâches pour lesquelles elles ont dû prouver leur technicité ou leur force. L’exemple du transfert a pu être cité comme celui d’une activité procurant un sentiment de fierté. Le transfert d’une surface à une autre (lit vers fauteuil, fauteuil vers lit, etc.) d’une personne lourdement handicapée ou potentiellement violente a été présenté comme une activité valorisante notamment parce qu’il fallait démontrer sa force physique ou sa maitrise des appareils d’aide au transfert.
Une prescription du travail émotionnel en contradiction avec l’activité réelle des aides à domicile
La littérature en sciences du travail ne manque pas d’exemples témoignant des écarts entre la tâche prescrite (la tâche telle qu’elle est formalisée par la hiérarchie et/ou le cadre réglementaire) et l’activité réelle (l’activité de travail telle qu’elle se déroule vraiment) (Daniellou, Laville et Teiger, 1983; Dejours, 2013). Cet écart ne peut être complètement comblé : il existera toujours des imprévus, des anomalies, qui seront autant de situations où les opérateurs devront mobiliser leur intelligence pour se sortir de situations qui n’ont pu être anticipées. Travailler, c’est éprouver, c’est être affecté par une confrontation à quelque chose qui résiste. Mais l’expérience subjective du travail ne se limite pas à la manière dont le travail nous affecte : c’est là qu’on peut donner du sens à ce que l’on fait. L’écart entre le prescrit et le réel est donc inévitable, mais n’est pas insurmontable, dès lors que les opérateurs trouvent une place pour mobiliser des stratégies d’adaptation ou de défense, ou du moins la possibilité de trouver un sens dans le travail réalisé. Le travail fait souffrir lorsque ces stratégies sont rendues impossibles par une prescription trop lourde, trop contradictoire ou trop floue, ou lorsque l’activité est « empêchée » (Clot, 1999), c’est-à-dire lorsque le travailleur est contraint de ne pas pouvoir faire quelque chose dans lequel il peut se reconnaitre.
Dans certaines situations, cet écart se creuse d’autant plus lorsque les organisations retraduisent ce discours sur la bienveillance et la bientraitance en prescriptions, introduisant parfois une confusion entre ces deux notions. La maltraitance des personnes âgées est devenue un problème public dans les années 90, mobilisant à la fois les pouvoirs publics et les organisations sanitaires et sociales (Scodellaro, 2006). La succession de canicules, de scandales médiatiques et de pandémies a pu obliger ces dernières à repenser les dispositifs d’accompagnement des personnes vulnérables (Beaulieu et Le Borgne-Uguen, 2022). Les pouvoirs publics se sont alors dotés d’outils comme les guides de bonnes pratiques, et les organisations ont dû revoir leurs pratiques et leur communication à l’égard des publics concernés. Mais dans le discours des cadres interrogés, les éléments de communication et les pratiques organisationnelles peuvent se confondre, la bientraitance étant érigée comme principe sans que cela ne se répercute concrètement sur le recrutement, la formation et les protocoles. De même, la bientraitance est reléguée à la responsabilité individuelle des intervenantes. Les aides à domicile expriment alors plusieurs difficultés dans leur appropriation des prescriptions émanant de leur hiérarchie.
Premièrement, plusieurs aides à domicile interrogées déplorent un flou entre ce qui relèverait pour elles du « travail bien fait » et ce qui serait de l’ordre de prescriptions relationnelles considérées comme superficielles ou moralisatrices. Cela concerne des exigences comme sourire, faire preuve de douceur, avoir de la compassion. En effet, celles-ci peuvent y voir un rappel à l’ordre sur leur « savoir-être » extraprofessionnel, ou des postures morales ne leur apportant aucune information ou ressource concrète sur la manière dont elles doivent ou peuvent exercer leur activité. Cela pourrait entretenir le sentiment qu’ont les aides à domicile d’une forme de déconnexion qu’aurait leur hiérarchie vis-à-vis de la réalité de leur travail. L’entretien mené avec Rania, une aide-ménagère, l’illustre bien :
« On m’a reproché lors de l’entretien individuel […] de ne pas me montrer assez joyeuse, souriante. […] Mais je vois pas pourquoi on devrait me reprocher ça! Je dois sourire en nettoyant de la merde sur des draps? Je dois être rayonnante en évitant des mains baladeuses? Je suis aide à domicile, pas actrice. Je pensais qu’on me jugerait sur mon travail, sur mon vrai travail. »
Deuxièmement, certaines ont le sentiment que ces prescriptions sont culpabilisantes, alors même qu’elles disent ne pas disposer des ressources pour effectuer un travail qui serait, à leurs yeux, bientraitant. Elles voient ainsi une dissonance entre un discours institutionnel idéaliste d’une part, et des conditions de travail éprouvantes d’autre part, marquées par des cadences difficilement tenables, des relations conflictuelles avec certains bénéficiaires et leurs familles, ainsi que des troubles musculosquelettiques (Avril et Marichalar, 2016).
Responsabilisées face aux enjeux moraux de leur activité, les aides à domicile ne bénéficient pas pour autant de conditions favorables à l’accomplissement d’un travail de qualité. Ainsi, les conditions subjectives de travail sont marquées par la possibilité de voir son travail « empêché » (Clot, op. cit.) : les professionnelles font quotidiennement l’expérience de situations dans lesquelles elles éprouvent des difficultés à répondre aux sollicitations des personnes aidées, ne sachant pas y réagir selon leur éthique. Et la promotion d’une seule et même conception standardisée de la bienveillance n’aide pas là où les aides à domicile doivent s’adapter dans la même journée à des personnes et des besoins très différents (Lada, 2011). Oumaima, l’une des enquêtées, le montre bien :
« […] Moi je pense qu’on joue un peu un rôle quand on va chez quelqu’un. Mais d’un jour à l’autre, d’une personne à l’autre, on joue pas le même rôle. Faut trouver le rôle adapté au bon moment […] et je trouve que le rôle qu’on nous demande de jouer, c’est pas toujours celui qu’il faut jouer à ce moment-là. »
Ce qu’illustre ici cet extrait d’entretien, c’est l’inadéquation entre la posture et la distance prescrites et celles que les aides à domicile jugent pertinentes dans l’exercice de leur activité.
L’imbrication du travail émotionnel des aides à domicile dans les rapports sociaux de sexe
Dans ces circonstances, les aides à domicile se sentent tiraillées entre une surresponsabilisation dans la prise en charge de la vulnérabilité d’autrui et un manque de reconnaissance de leurs compétences. Cette contradiction n’est pas propre au travail des aides à domicile : elle traverse l’ensemble des activités relevant du travail du care, à la fois essentielles, faiblement reconnues et majoritairement réalisées par les populations minorisées (Gilligan, 1982; Tronto, 2009). Les aides à domicile formulent d’ailleurs ce manque de reconnaissance en exprimant leur sentiment d’être reléguées à un rôle de « nunuche » ou de « potiche », termes associés à des stéréotypes renvoyant les femmes à la passivité et à la superficialité de leur féminité.
Si l’on note bien que les encadrants prennent de plus en plus conscience des biais sexistes qu’ils véhiculent dans leurs prescriptions – en raison d’une diffusion plus importante des idées et valeurs féministes dans la société et de leur renouvellement générationnel – l’idée selon laquelle l’accompagnement des personnes vulnérables est attaché à des caractéristiques essentiellement féminines est encore très présente. La manière dont certaines directions se positionnent par rapport au recrutement d’hommes le montre : certains cadres ont ainsi fait part d’une volonté de recruter plus d’hommes dans leurs services : mais au lieu de défendre l’idée selon laquelle le métier peut aussi bien être exercé par des hommes que par des femmes, les cadres interrogés y voyaient plutôt une réponse à la technicisation du métier, consécutive à un accroissement de l’espérance de vie des personnes polyhandicapées ou atteintes de maladies neurodégénératives. Implicitement, cela révèle une division sexuelle du travail dans laquelle le travail émotionnel incombe aux femmes là où les tâches les plus techniques – se trouvant être les mieux reconnues – sont celles qui échoient aux hommes (Benelli et Modak, 2010).
Les aides à domicile rencontrées entretiennent une relation complexe à ces normes genrées. Si certaines témoignent d’une volonté de lutter contre les stéréotypes de genre, d’autres vont considérer leur travail comme fondamentalement féminin. Leurs postures vont aussi être ambivalentes, entre appropriation et critique de la performance de la féminité dans leur activité. Ainsi, certaines aides à domicile vont performer la féminité dans leurs postures professionnelles, soit dans l’attitude – par le sourire, l’expression de la sollicitude, etc. – soit dans l’habillement et le maquillage. Les professionnelles concernées expriment d’ailleurs cela comme une démarche de mise à distance vis-à-vis des bénéficiaires : il s’agit non seulement d’un travail émotionnel intégratif, mais aussi d’un moyen de se démarquer symboliquement de l’autre. Ainsi, une enquêtée évoquait au cours d’un entretien qu’en exerçant son métier, sa peur de vieillir s’est aggravée. Elle attachait donc beaucoup d’importance à son apparence : cela lui donnait le sentiment d’appartenir à un « autre monde ». Plus précisément, le fait qu’elle se sente « jeune » et surtout « valide » la « rassurait » sur le temps qui lui resterait à vivre avant de perdre son autonomie et sa « dignité ».
D’autres aides à domicile, au contraire, vont adopter des stratégies construites en opposition à ces normes de féminité. La récurrence de l’assertion « c’est pas un travail de gonzesse » au cours des entretiens illustre bien cette idée. Elle est d’autant plus surprenante au regard de l’important taux de féminisation du métier. Cette manière de déplacer la symbolique genrée pourrait être interprétée comme une volonté de faire de la résistance la caractéristique première de leur professionnalité, en lieu et place d’une sollicitude perçue comme éloignée de leur réalité. On ne se définirait pas comme une bonne professionnelle par sa capacité à « faire le bien », à « partager son bien-être », mais par sa capacité à faire face, à prendre sur soi. Comme l’a souligné Molinier (2004), les stratégies de défense face à la souffrance au travail empruntent régulièrement au registre de la virilité. Ici, cette réappropriation est constitutive de ce qu’Avril qualifie de « virilité au féminin » (op. cit.) : une réappropriation des codes de la masculinité mettant en exergue la force physique et verbale. Ici, cette stratégie pourrait s’interpréter comme la revendication d’une reconnaissance de la pénibilité du métier : derrière le discours « policé » des organisations, les aides à domicile doivent faire face aux corps souffrants et vieillissants, à la puanteur, à la salissure, voire à la mort, en puisant dans leurs ressources émotionnelles. Ainsi, la fragilité associée aux stéréotypes genrés est perçue comme un obstacle.
Dans l’activité, ces stratégies de défense peuvent se caractériser par la mobilisation d’un registre émotionnel dissimulateur ou différenciateur. Deux stratégies ressortent des entretiens et des IAS : soit se « dissocier » émotionnellement de l’intervention, soit marquer ouvertement une distance avec les bénéficiaires. Une aide-ménagère confiait ainsi qu’en intervenant chez quelqu’un dont l’odeur d’urine était particulièrement forte, elle pouvait redoubler d’efforts dans l’exécution de ses tâches pour se décentrer de celle-ci :
« Je vais pas discuter avec lui, ou si je le fais, c’est toujours en faisant quelque chose. D’habitude j’aime pas du tout faire plusieurs choses en même temps, mais là saturer mon cerveau c’est le moyen de pas penser à l’odeur. »
Dans ce premier cas de figure, il s’agit de se décentrer de l’émotion négative ou de la surcharge émotionnelle. L’aide à domicile évite l’interaction. Dans un second cas de figure, la travailleuse va expliciter une limite, comme l’affirme Karine, une enquêtée :
« J’ai eu une personne odieuse avec moi, le genre à faire exprès de dégueulasser derrière toi pour que tu nettoies encore et encore, le genre qui te teste, comme une gamine le ferait hein. Bah malheureusement pour la personne d’après, moi j’ai débarqué avec mes nerfs, et j’ai mis les points sur les « i » assez vite pour pas que ça se passe mal. »
Karine mobilise ici le registre différenciateur non pas pour réagir à une agression, mais pour prévenir d’éventuelles tensions pouvant impacter son activité.
Conclusion
En analysant les stratégies de défense des aides à domicile, il apparait que les prescriptions relatives au travail émotionnel peuvent entrer en conflit avec leur professionnalité. Cela ne signifie pas que les aides à domicile ne se reconnaissent pas dans le travail émotionnel; elles le situent surtout dans d’autres registres. Si le travail émotionnel prescrit est principalement intégrateur, se situant dans le registre de la sollicitude, le répertoire émotionnel des aides à domicile est plus diversifié : selon les situations, elles mobilisent successivement les dimensions intégrative, dissimulatrice et différenciatrice du travail émotionnel. Prescrire exclusivement le travail émotionnel dans sa dimension intégrative revient donc à réduire l’inventaire des régulations que les travailleuses peuvent entreprendre pour répondre au risque émotionnel, en particulier celles qui consistent à mettre ce dernier à distance (Bonnet, 2020). En effet, lorsqu’il devient nécessaire d’exprimer à la personne accompagnée sa désapprobation, quand celle-ci se conduit de manière inappropriée ou violente, les aides à domicile peuvent ne pas se sentir soutenues par la hiérarchie : bien qu’elles aient la possibilité de demander à cesser une intervention en cas de conflit, certaines expriment une crainte de ne pas être crue et légitimée, et vont donc « prendre sur elles », sans que le risque puisse être écarté. En ce sens, l’injonction à la sollicitude peut être un obstacle à la régulation du risque émotionnel.
Cela est d’autant plus problématique quand on sait que les aides à domicile sont particulièrement concernées par le risque de violences interpersonnelles, alors même que leur activité est fondamentalement solitaire. Leon (2022) souligne ainsi que les aides à domicile sont surexposées aux violences sexistes et sexuelles (VSS) : celles-ci puisent alors dans un large répertoire de « pratiques auto-protectrices », pouvant être facilitées par le soutien de la hiérarchie (qui peut intervenir au domicile de la personne accompagnée ou prendre des mesures de protection en faveur de l’aide à domicile). Lorsque la hiérarchie est perçue non comme une ressource par les aides à domicile, mais comme une contrainte, les capacités de défense des professionnelles sont appauvries.
Nous savons par ailleurs que le collectif est un levier important dans la régulation du risque émotionnel (Bonnet, op. cit.) et dans la prévention du mal-être au travail (Loriol, 2010). Lorsqu’il condamne l’expression des émotions, il exclut les collègues étiquetés comme vulnérables (Loriol, Boussard et Caroly, 2006), mais lorsqu’il est à même de les écouter et de les comprendre, il permet aux professionnels de transformer la « culpabilité individuelle » en « contestation » des causes structurelles et organisationnelles de la souffrance (Loriol, 2013). Or l’existence même de collectif n’est pas assurée dans l’aide à domicile. Que ce soit pour les salariées de particuliers employeurs (Boudra, Bédel et Mercieca, 2019) ou des SAAD, l’aide à domicile est un métier solitaire (Avril, 2006). Il s’agit aussi d’un métier socialement hétérogène (Avril, op.cit.), dans des petites organisations au budget limité (Weber, Trabut et Billaud, op. cit.), en prise avec des problématiques de racisme (Avril, 2013). Les stratégies de défense des professionnelles reposant sur la mise à distance – voire le rejet – de la vulnérabilité, les entretiens ont montré que certaines aides à domicile expérimentées stigmatisent elles-mêmes les collègues témoignant leur sensibilité, essentialisant leur supposée incapacité à se maintenir dans le métier. Il semble donc difficile d’envisager la construction d’espaces collectifs. Malgré cela, l’émergence de dynamiques collectives dans le secteur nous invite à poser notre regard sur la manière dont elles pourraient « outiller » les professionnelles. La recherche-action accompagnée par Leon (op. cit.) a montré la possibilité qu’un espace collectif dédié au partage de pratiques défensives contre les VSS peut exister. Dans une perspective moins spécifique, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie expérimente depuis 2020 la mise en place d’équipes locales et autonomes, prévoyant une gouvernance partagée et une centralisation de l’information (CNSA, 2022). La phase d’évaluation devant s’achever fin 2023, il n’est pas possible à ce jour d’en tirer des conclusions, néanmoins des expérimentations similaires menées auprès du personnel infirmier des services de soins à domicile ont pu montrer une nette amélioration du partage de l’information, de la qualité de vie au travail et de la réflexivité professionnelle (Alders, 2015; Cristofalo et Dariel, 2021).
Parties annexes
Notes
-
[1]
Afin d’éviter les répétitions, les termes « aides à domicile » seront utilisés pour désigner simultanément ces deux métiers.
-
[2]
Il s’agit des organisations publiques, privées ou associatives chargées en France du maintien à domicile des personnes en perte d’autonomie.
-
[3]
En raison de l’importante féminisation du métier (DARES, 2018), nous emploierons le féminin.
-
[4]
Si ces deux notions renvoient parfois à des définitions distinctes (Pasquier, 2021), nous les employons ici comme synonymes, de manière à faciliter le dialogue entre sociologie des émotions et clinique.
-
[5]
Le pouvoir d’agir renvoie à la capacité du travailleur à intervenir sur les conditions de réalisation du travail, à y trouver du sens ou de nouvelles façons de faire (Clot et Simonet, 2015).
-
[6]
Tous les prénoms ont été modifiés, en respectant toutefois le genre et l’origine socioculturelle des enquêtées.
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