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Introduction

En Belgique, comme dans d’autres contextes occidentaux, les pouvoirs publics ont développé des politiques de maintien des personnes âgées à domicile depuis plusieurs années. Les raisons invoquées reposent avant tout sur le maintien de l’autonomie des personnes, sur le bien-être des âgés et sur le désir de ne pas quitter son « chez soi ». C’est ainsi que dès 1997, le gouvernement régional du sud du pays de l’époque va prôner une politique de maintien à domicile en déployant deux leviers. Premièrement, le développement du secteur d’aide à domicile et le renforcement de structures d’hébergement alternatives à la maison de repos afin de permettre à la famille et/ou aux aidants proches de souffler et récupérer : les centres d’accueil de jour/nuit pour les personnes âgées bénéficiant encore d’une relative bonne autonomie. C’est ainsi que des structures publiques ou parapubliques (subventionnées par la Région) ont pu se développer autour d’une conception très large et ouverte de l’aide à domicile. Les personnes dans le besoin peuvent faire appel au secteur et les frais inhérents à la prise en charge seront assumés partiellement par le bénéficiaire, en fonction des moyens financiers dont il dispose, mais surtout par les pouvoirs publics.

Différents métiers structurent l’offre de service. Les aides familiales et les gardes à domicile accomplissent, avec le bénéficiaire, les gestes de la vie quotidienne que ce soit en journée, en soirée, le week-end et les jours fériés. Leur rôle est de permettre au bénéficiaire de continuer à vivre dans son domicile tout en s’assurant d’une qualité de vie. Concrètement, elles peuvent accompagner le bénéficiaire pour faire ses courses, préparer les repas, aider dans des démarches administratives, organiser le budget ou encore entretenir la maison. Elles assurent également un rôle sanitaire (veiller à la santé, l'hygiène, la sécurité), un rôle éducatif (conseil et soutien des familles, favoriser l'autonomie...), une aide relationnelle (écouter et identifier les difficultés, soutenir par la présence, le dialogue...). Les aides ménagères quant à elles, veillent à la propreté de l’habitation; elles effectuent des travaux ménagers tels que l’entretien, le maintien et l’amélioration de l’hygiène de l’habitation et du linge. Les ouvriers polyvalents peuvent intervenir pour adapter le logement aux contraintes de la vieillesse et de la dépendance. Concrètement ils peuvent nettoyer une terrasse glissante, placer un verrou, réparer une marche d’escalier défectueuse, rafraîchir le domicile par de petits travaux de peinture ou de tapissage, changer des barres de rideaux, petite plomberie, électricité de base, préparer des cartons pour un déménagement…

Cet article a pour objet de montrer comment l’entrecroisement de données différentes permet d’étudier les enjeux sociaux d’un nécessaire travail émotionnel, généré par une professionnalisation de la relation d’aide et les besoins et particularités des bénéficiaires. Plus exactement, il s’agira de montrer combien la triangulation des données peut contribuer à mieux comprendre la relation qui se noue entre bénéficiaire et prestataire d’un service relationnel et social d’aide à domicile, de tous métiers significatifs.

En particulier, c’est le caractère délicat de la construction de cette relation qui nous occupe ici. Nous envisageons les ressources de types variés qu’elle nécessite de part et d’autre. Nous soulignons combien les situations de vulnérabilité (Soulet, 2005) rendent cette construction d’autant plus précieuse et d’autant plus fragile. La difficulté est alors parfois telle qu’on peut qualifier les ressources et compétences, de dextérité et d’adresse. La multiplicité des angles d’approche, rendue possible par des dispositifs méthodologiques différenciés, permet de capturer une complexité relationnelle et situationnelle et ses diverses composantes, affectives, morales, cognitives, physiques et identitaire.

Travail émotionnel et aide à domicile

Avec Elias, on peut définir les émotions comme résultat d’une construction sociale, historique et culturelle (Elias, 1939) incluant les sentiments et les affects, qui renvoie au registre du ressenti, du « vécu », de l’éprouvé, du corps et de ses manifestations (Fortino, 2015). C’est ainsi que la question spécifique de la socialisation place de facto le traitement des émotions du côté de l’acquisition progressive des normes et des valeurs d’une société, mais aussi d’un groupe social particulier. En effet, la socialisation permet d’incorporer les seuils d’acceptabilité sociale définis dans un contexte particulier et qui définissent les formes de convenance socialement déterminées (Ogien et Quéré, 2005). Cette fabrique des émotions (Bernard, 2017) détermine une forme d’attendu situationnel auquel se référer.

Si le champ du travail émotionnel est relativement nouveau, de nombreux travaux anglo-saxons lui sont consacrés depuis les années 1970. Citons les travaux novateurs à cette période de Hochschild (1983), définissant le travail émotionnel comme une forme d’adéquation entre les exigences d’une fonction et les émotions suscitées, tantôt en les réprimant, tantôt en les exagérant. Dans cette perspective, le travail émotionnel s’apparente à une mobilisation de la subjectivité au service d’un contexte professionnel, voire organisationnel.

Bien entendu, le travail émotionnel n’est pas réservé aux seuls secteurs marchands. Les récentes analyses portant sur le secteur non-marchand, et plus précisément dans le secteur de l’aide sociale (Drais, Bonnet, 2022) montrent combien la gestion des émotions est au cœur des relations entretenues entre le bénéficiaire et le travailleur social. L’un comme l’autre doit tenir un rôle dans lequel les émotions sont centrales. On attend de ces professionnelles[1] un travail qui ne se résume pas à des gestes techniques ou à une prise en charge standardisée. Au contraire, il s’agit de métiers où la relation d’aide est centrale et implique de facto un échange qui se construit dans la situation, au cœur de l’altérité.

Ainsi, dans le cadre de leurs activités professionnelles quotidiennes, le travail mobilise les individus dans leur « entier », corps et âme, les incitant à s’appuyer sur des savoir-faire techniques mais également affectifs, à engager leur enthousiasme comme leur envie de bien faire, à mobiliser empathie et confiance (Fortino et coll., 2015, p. 1). Ainsi, pour les différentes professionnelles (aide-familiale, aide-ménagère et garde malade), il ne s’agit pas seulement d’un service strictement matériel. Elles entretiennent un lieu de vie, permettant le maintien de multiples équilibres. Elles investissent le foyer dans un double sens du terme : elles pénètrent dans l’habitat pour y réaliser un travail, mais elles s’impliquent également émotionnellement par l’intermédiaire de toute la dimension relationnelle qui s’y déploie. Dans ce sens, leur activité professionnelle ne peut être résumée à des gestes techniques liés à la gestion de la propreté, mais doit être élargie à un engagement de soi dans une relation qui se construit au fil des rencontres, au cœur même du métier. Les émotions ne sont pas « rapportées » au métier, elles en constituent le contenu. Elles sont mises au travail dans la relation d’aide.

L’intrusion d’une professionnelle dans un espace intimisé est à la fois générateur d’émotions, mais aussi d’un travail émotionnel qui a comme caractéristique d’être relationnel et situationnel, au cœur donc du social et des rapports de domination qui y prennent place. Pour Soares, reprenant Hochschild, le travail émotionnel demande un contact face à face ou, au moins, un échange verbal avec un public qui produit également un état émotionnel chez le bénéficiaire (Soares, 2002, p. 11). Le cadre professionnel est connu et régulé, mais le jeu social se déploie à l’intérieur des règles déontologiques du métier.

Dans cette perspective, c’est bien toute la dimension civilisationnelle des émotions qui se déploie à travers les âges, démontrant des formes de légitimation de l’éprouvé et des rapports de domination sociale, culturelle, mais aussi de genre et d’âge. Ainsi, l’expérience émotionnelle témoigne-t-elle d’une appartenance sociale, d’une forme d’habitus de classe pour reprendre la terminologie bourdieusienne; mais aussi d’une inscription dans le patriarcat où les attendus du féminin s’éloignent de ceux du masculin (de Boise, Hearn, 2017 ; Illouz, 2020). La transformation actuelle des rôles sexués rebat les cartes de l’expérience émotionnelle en questionnant à la fois la féminité et la masculinité, dans une importante violence symbolique parce qu’elle implique de (re)penser les rapports de domination.

Émotion, intersubjectivité et espace transactionnel

M. Mead (1934) inspirant notamment E. Goffman (Bonicco, 2010; Goffman, 1974) ou encore A. Honneth (2000) ont montré combien le processus d’intersubjectivité est constitutif du rapport de l’individu à lui-même et de sa construction identitaire, à partir des notions d’intériorisation et de socialisation. Ces auteurs permettent de souligner l’importance des multiples dimensions du vécu des individus au cours des interactions : normative et interprétative, interactionnelle et identitaire, émotionnelle et comportementale? Ils démontrent également combien elles sont articulées dans un processus qui fonde à la fois le rapport à soi-même et à autrui. Ainsi, au cours de l’interaction, l’individu peut être fortement et durablement affecté et subir des effets aussi antagonistes que la reconnaissance et le mépris (Honneth, 2000), le maintien ou la perte de la face, concourant à la stigmatisation ou la dévalorisation de son identité sociale (Goffman, 1974, 1975).

La compréhension du travail émotionnel propre à la relation d’aide se joue au sein de l’intimité des foyers, et s’inscrit dans l’intersubjectivité de la relation, un enchevêtrement émotionnel qui se noue et se dénoue au fil des rencontres. Les deux faces de l’interaction se rejoignent dans un espace appelé « transactionnel » (Lipiansky, 1992, p. 217) qui n’appartient à aucun des protagonistes en présence, mais qui s’inscrit plutôt au niveau même de la rencontre, fondement de l’interaction. Ce qu’il est intéressant de noter alors, c’est toute l’importance que revêt l’aspect évaluatif de la rencontre au vu du besoin fondamental de valorisation de soi : toute l’interaction se jouera sur le mode de la représentation. La mise en scène de soi fait donc partie intégrante de la construction identitaire.

C’est à travers le regard de l’autre que je me vois et selon l’imaginaire que je fixe dans ce regard que je vais me sentir admiré ou méprisé, confiant ou craintif, intéressant ou insignifiant, valorisé ou dévalorisé (Lipiansky, 1992, p. 214). Cette image de moi m’est renvoyée par l’intermédiaire de l’interaction. L’interaction se déroule comme une « rencontre en miroir » qui reflète une réalité subjective en construction.

En effet, l’altérité est avant tout un rapport communicationnel, une rencontre de soi et de l’autre : « Je » ne peux me construire que dans le regard d’un « Autre ». Or, pour Lipiansky, les liens entre conscience de soi et l’image que l’on se fait d’autrui sont des liens complexes et paradoxaux. En effet, autrui est saisi à la fois comme différent de soi, comme étranger et en même temps comme un alter ego, comme quelqu’un que l’on ne peut percevoir qu’à travers le prisme de sa subjectivité, c’est-à-dire en transposant à la représentation que l’on se fait de lui les catégories tirées de son expérience propre (1992, p. 213). L’individu ne se montre à l’autre que sous un certain jour en fonction de la nature de l’interaction. Dans une perspective interactionniste, il s’agit pour l’individu de ne pas perdre la face dans la relation à l’autre. Le « mirage de la face » symbolise cette nécessité de se préserver dans la rencontre, de ne pas totalement s’exposer à la critique de l’autre, de jouer son rôle. Mais, réciproquement, l’autre renvoie non seulement sa propre image selon les mêmes principes réciproques du mirage de la face, mais il renvoie également l’image que « je » lui projette dans le déroulement de l’interaction : je me perçois en lui grâce au reflet de la communication. Ainsi, pour Laing, l’expérience de l’autre n’est jamais directement vécue par soi… en quelque sorte, nous comptons sur nos communications pour nous renseigner sur l’identité qu’autrui nous attribue (1961, p. 29).

Selon Goffman, c’est au cours de l’interaction que, par l’intermédiaire du travail cognitif, nous interprétons la perception que l’autre à de nous-même, à partir de ce que nous percevons de son travail de figuration. Cette interprétation peut notamment nous affecter profondément, et nous inciter à adapter notre comportement. Honneth souligne les effets dévastateurs d’une répétition d’interactions au cours desquelles l’individu se voit méprisé dans ses droits, ses particularités individuelles ou son appartenance à un groupe spécifique. Goffman montre combien les individus stigmatisés mobilisent les normes partagées pour s’envisager de manière dévalorisante et en être affecté, dégradé et réévaluer son identité sociale. Dégradant ainsi leur image d’eux-mêmes, ces individus appréhendent les interactions qui pourraient les mettre en péril. La force du lien émotionnel à la face contribue alors à affecter profondément les individus lorsque ceux-ci voient leur face bafouée.

La compréhension de la relation d’aide nécessite notamment la prise en compte du vécu des bénéficiaires, en lien à leurs parcours et leurs situations. En particulier, l’élément qui attire notre attention est la perte d’autonomie plus ou moins marquée, la situation d’isolement, de dépendance et de vulnérabilité des individus. Le vécu d’individus stigmatisés, méprisés et minoritaires (Deleuze et Guattari, 1980) impacte l’interaction dans ses diverses composantes : normative et interprétative, interactionnelle et identitaire, émotionnelle et comportementale. En effet, leur parcours affecte tant leurs attentes et besoins vis-à-vis du comportement d’autrui que leurs manières d’interagir, d’appréhender, d’interpréter, d’être affectés par les comportements, et de noter des conséquences identitaires, potentiellement au regard de normes sociales.

Ce qui se joue au sein de l’intersubjectivité et de cet espace transactionnel est fondamental pour la compréhension du travail émotionnel. D’un point de vue méthodologique, il est difficile d’accéder à cet espace tant il est construit sur l’intimité de la rencontre. L’observation directe ou participante sont des alternatives méthodologiques pertinentes qui permettent d’étudier la construction de ces rapports sociaux et le travail émotionnel qui se jouent dans l’interaction. Elles permettent à l’ethnographe de faire l’expérience des situations et des relations et l’engagent (Cefaï, 2010; Favret-Saada, 2009) au sein des interactions et des espaces transactionnels. Nous envisageons ici l’alternative que représente un programme de triangulation, permettant de rendre compte de ce qui se joue dans l’intimité des foyers, par l’intermédiaire du recueil différencié des perceptions des différentes parties prenantes. Il s’agit de multiplier les points de vue afin d’envisager la complexité relationnelle et situationnelle et, par conséquent, le travail émotionnel des professionnelles impliquées.

Triangulation : un éclairage différencié

Dans son acception courante, la triangulation renvoie au monde maritime dans sa capacité à pouvoir situer un objet précis à partir de deux points de référence. Dès la fin des années 1950, cette acception a été étendue aux sciences sociales en désignant un croisement de deux méthodologies, souvent quantitative et qualitative, afin d’appréhender un phénomène social (Campbell et Fiske, 1959). Denzin (1970) prolonge la pensée des précurseurs en élaborant différents niveaux de triangulation qui permettent de clarifier le terme. Ainsi, il parlera de triangulation des données, mais aussi de triangulation des chercheurs, voire de triangulation des théories. Pour lui, deux méthodes qualitatives ou plus peuvent être utilisées séquentiellement ou simultanément, à condition que l'analyse soit séparée et que les méthodes ne soient pas confondues (Denzin, 1988, p. 66).

Dans cette perspective explicative et positiviste, la validité interne mais aussi la fiabilité des instruments de mesure sont renforcées par la mise en œuvre de dispositifs méthodologiques différents permettant de croiser les regards analytiques sur l’objet de recherche afin de le définir par la convergence de données. On parlera d’un programme faible de triangulation dans ce cas : la robustesse de la validité interne, c’est-à-dire des résultats de recherche, se voit renforcée par l’entrecroisement des méthodologies, mais dans une perspective de corrélation entre les données récoltées et analysées.

C’est pour combattre cette conception quelque peu réductrice de la triangulation que Richardson propose de changer la métaphore du triangle au profit du cristal, permettant de souligner la complexification du regard : le cristal grandit, change, s'altère, mais n'est pas informe. Les cristaux sont des prismes qui reflètent les externalités et se réfractent en eux-mêmes, créant différentes couleurs, patterns et matrices, partant dans toutes les directions (Richardson, 2000, p. 934). Le recours au cristal permet en effet de voir une réalité éclairée par des angles différents, chacun ayant leurs caractéristiques propres. C’est bien dans une multiplication des angles d’approche que se joue une forme de complexité qu’un seul angle ne permettrait pas. Dans cette seconde perspective, la triangulation ne cherche pas une forme de corrélation entre les données, mais un éclairage différencié en fonction des méthodologies mises en place par l’enquêteur. Ce programme fort de triangulation rend justice à chaque dispositif de recherche, sans qu’il n’y ait nécessairement convergence des résultats. Au contraire, la complexité nait des zones de tension, d’incertitude, voire de contradiction entre les différentes analyses. Ce qui est recherché, c’est bien une forme de juxtaposition des angles du cristal plutôt qu’un objet déterminé par deux points de convergence. La compréhension d’un phénomène gagne ainsi de l’écart entre les données, écart non plus considéré comme un défaut de validité scientifique mais comme une possibilité d’exploration (Caillaud et coll., 2019). On quitte donc un processus que l’on pourrait qualifier d’explicatif et positiviste pour gagner un terrain davantage ouvert sur la compréhension des mondes sociaux.

Méthodologie de triangulation des données et résultats

Dans cette section, nous présentons les quatre dispositifs mis en place dans un service d’aide à domicile et les articulons aux différentes données qu’ils permettent de récolter et d’analyser. Ainsi, dans cette partie, nous développons les analyses, interprétations et triangulation de données issues de quatre dispositifs de recherche autour de la problématique du travail émotionnel au cours de la relation d’aide dont les bénéficiaires font l’expérience d’une situation de vulnérabilité.[2] Plus précisément, il s’agit de montrer, à travers un ensemble de situations de vulnérabilité plus ou moins aigües, comment un programme fort de triangulation des données permet d’appréhender les métiers de l’aide à domicile, notamment à travers le travail émotionnel qu’il génère. En particulier, nous montrons combien celui-ci est d’autant plus fondamental que les bénéficiaires sont en situation de vulnérabilité, dans les conditions de possibilités et de réalisation d’une potentielle dégradation de son être (Soulet, 2005).

C’est la construction de la relation d’aide qui est ici envisagée, de l’entrée dans l’aide à son impossibilité en passant ses diverses difficultés et enjeux. L’entrecroisement des dispositifs méthodologiques montre toute la complexité de cette relation et ses contradictions. Chaque acteur social est impliqué dans les multiples composantes de l’interaction : normative et interprétative, interactionnelle et identitaire, émotionnelle et comportementale. La relation est ainsi questionnée, à partir d’un travail émotionnel qui engage, questionne le rapport aux normes et valeurs, éprouve et impacte la construction identitaire dans des situations de vulnérabilité variées.

La demande d’enquête a été faite par un service d’aide à domicile, soucieux de mieux appréhender la relation prestataire-bénéficiaire. Il s’agissait au départ d’enquêter sur l’impact social du service auprès des utilisateurs, qu’ils soient bénéficiaires ou aidants-proches. Par la suite, l’enquête s’est étendue aux professionnelles du secteur, tous métiers confondus. De larges séances de discussion entre les chercheurs et l’équipe de direction du service ont permis de mieux cerner les attentes et les enjeux de chaque dispositif de recherche et de présenter leur complémentarité. Chaque étape a été présentée devant les instances organisationnelles du service et validée par les organes représentatifs des travailleurs. Aucun comité d’éthique n’a été consulté; les enjeux étant traités en interne.

Les méthodes qui sont croisées ci-après sont présentées de manière à respecter la chronologie de l’étude et l’approfondissement progressif de la relation d’aide, de l’entrée dans l’aide à la construction de relation.

Entre 2018 et 2023, quatre dispositifs méthodologiques ont été mis en place pour enquêter dans le secteur de l’aide à domicile, dans un véritable souci de triangulation des données. C’est par l’intermédiaire d’une approche mixte, intégrant méthodologies qualitatives et quantitatives, que nous avons étudié la relation entre prestataires et bénéficiaires de l’aide à domicile.

Ces quatre dispositifs se complètent et permettent d’appréhender une même réalité. Plus précisément, l’entrecroisement de données différentes, y compris épistémologiquement, permet de mieux cerner les enjeux de la prise en charge par un professionnel du secteur et de mieux saisir les jeux subtils qui se tissent dans la relation. Le travail émotionnel est alors capté directement dans l’espace transactionnel ainsi créé.

Un dispositif quantitatif auprès des bénéficiaires

Le premier dispositif consiste en un questionnaire destiné à l’ensemble des bénéficiaires du service en 2018 et vise à mieux comprendre l’impact social des prestataires. C’est ainsi que 4789 questionnaires sont distribués via les antennes régionales et 2672 questionnaires exploités, représentatifs de la population, soit un taux de réponse de plus de 55 %. Les questionnaires sont déposés lors des prestations et repris lors de la visite suivante, sous enveloppe fermée. Lorsque le bénéficiaire n’est pas en état de répondre lui-même, un aidant-proche est autorisé à le faire. Le questionnaire recueille les caractéristiques sociodémographiques suivantes : âge, sexe, composition familiale, nombre d’heures de prestation par semaine, ancienneté dans le service. Différentes thématiques sont traitées dans ce questionnaire : l’entrée dans le parcours d’aide; l’adaptation à l’aide reçue; l’organisation, la durée ainsi que la nature de l’aide reçue et son adéquation avec la demande; la question du maintien à domicile du bénéficiaire grâce à l’aide reçue.

Nous retenons spécifiquement un point pertinent au regard de notre problématique : une distinction en fonction des genres concernant le vécu de l’aide. La présence de la travailleuse, de son intervention et de la relation d’aide induite n’est pas appréhendée de manière identique pour tous les répondants. Selon les analyses, l’expérience de cette relation est quantitativement plus aisée à gérer pour les hommes, et ce, avec une différence de 10 % aux items significatifs. En effet, 58 % des hommes indiquent très bien vivre la présence d’un tiers dans le domicile, pour près de 48 % des femmes.

Les résultats permettent également d’identifier une étape du processus d’intervention, vécue comme étant cruciale. En effet, l’entrée dans l’aide à domicile constitue une étape particulièrement éprouvante dans la vie des bénéficiaires, tant féminins que masculins. Près de la moitié des répondants mettent en évidence la difficulté du premier contact. À nouveau, ce résultat doit être nuancé en fonction du genre, car la difficulté est plus importante pour les femmes. Les hommes sont plus nombreux à considérer « très bien vivre l’arrivée de l’aide familiale au sein du foyer », à hauteur de 64 % contre 52 % des femmes. L’arrivée de l’aide dans la maison n’est pas anodine et constitue un événement de vie important. Elle constitue indéniablement un précédent pour beaucoup de répondants. C’est ainsi que 74 % des bénéficiaires estiment que leur vie a changé avec l’arrivée de l’aide familiale. En particulier, les femmes confirment l’importance de ce changement à 78 %, pour 68 % d’hommes.

Les questionnaires ont permis de mettre en évidence et de quantifier une différence de genre marquée. L’entrée dans l’aide constitue ainsi un moment charnière pour de nombreux bénéficiaires et surtout pour les femmes. Elles estiment le vivre plus difficilement et considèrent que leur vie s’en trouve davantage modifiée. Du point de vue de la prise en charge, le questionnaire permet de souligner l’importance de comprendre cette épreuve. Cependant, ils ne permettent ni d’en déplier finement toutes les facettes, ni de cerner précisément ce qui constitue ces différenciations genrées. En ce sens, les entretiens menés avec les bénéficiaires vont permettre d’envisager les attentes différenciées, les occupations symboliques du domicile, la spécificité des relations entre les bénéficiaires et les prestataires, essentiellement féminines. Ils vont également permettre de comprendre l’expérience (Dewey, 2014) du bénéficiaire, dans ses multiples dimensions, à partir de sa situation de vie.

Un dispositif qualitatif par entretiens avec les bénéficiaires

Le deuxième dispositif repose sur une collecte et analyse de vingt entretiens menés auprès de bénéficiaires du service d’aide à domicile également en 2018. Ces entretiens, menés au domicile des bénéficiaires, d’une durée moyenne d’une heure trente, permettent de mieux comprendre les parcours d’aide, mais aussi les relations avec les prestataires et leur impact sur le maintien à domicile. L’échantillonnage se base sur différents critères : la répartition géographique, le genre, la catégorie d’âge et le degré et type de dépendance. Pour ces entretiens, quelques thématiques étaient identifiées de manière à laisser au mieux l’expression d’une parole libre. La présentation du dispositif par la chercheuse et l’établissement d’un climat de confiance avec les bénéficiaires ont permis un échange suffisamment empathique, rendant possible une parole critique, écornant parfois le service d’aide à domicile et son organisation, comme nous le verrons par la suite.

Difficulté de l’aide et vulnérabilité des situations

Les entretiens se déroulent au domicile des bénéficiaires, à la table de la cuisine ou dans le séjour. Ainsi, durant l’entretien, les répondants sont physiquement situés au sein même de ce qui constitue l’environnement privilégié de l’objet de l’entretien : la relation d’aide au domicile. De fait, sont fréquemment désignés les éléments constitutifs de cet environnement en lien à la relation : la réadaptation d’un séjour et le mobilier déplacé pour accompagner un bénéficiaire en soins palliatifs, le téléphone qui permet d’interagir avec le service d’appel, les espaces de rangements et lieux de vies investis par la présence de l’aide. Également, les bénéficiaires évoquent aisément les situations marquantes qui se sont déroulées en ces lieux et ont jalonné le processus d’aide. Lors de ces récits choisis par les bénéficiaires pour exemplifier leur vécu, c’est toute l’expérience de ces situations qui est restaurée durant l’entretien. Ainsi, les bénéficiaires sont touchés et manifestent des signes perceptibles d’émotions intenses. Car raconter la présence d’une aide à domicile soulève inévitablement la question de la dépendance ou de la diminution, voire la perte d’autonomie qui a conduit à l’entrée dans l’aide. Parler de l’aide, c’est ainsi parler du besoin d’aide et de la souffrance que ce besoin génère. Au cours de ces entretiens, les émotions sont à la fois des données importantes et des éléments constitutifs du processus de connaissances (Pierre, 2022a) et d’enquête. Les prendre en compte et y répondre lors de l’interaction nécessite l’exécution d’un travail émotionnel par la chercheuse.

Lors des entretiens, il apparait très rapidement que cette dépendance n’est pas liée à la même histoire et n’est pas vécue de manière analogue par les différents répondants. Par voie de conséquence, il s’avère que très souvent, accueillir une aide à domicile au cœur du foyer correspond à des expériences diverses. Si une grande hétérogénéité apparait, un continuum se dégage pour envisager cette pluralité : la vulnérabilité des situations. La différence de genre, particulièrement manifeste dans les questionnaires adressés aux bénéficiaires, s’articule également à des différences de niveaux socioéconomiques ainsi que de santé physique et de handicap. Dans une perspective intersectionnelle, il nous apparait que le croisement du genre et du degré de précarité et de handicap, marque les bénéficiaires pour qui l’expérience de l’aide est la plus difficile, parce qu’elle est fondamentalement liée à la situation de vulnérabilité de la personne.

Concernant la divulgation des données, nous avons travaillé avec les bénéficiaires dans un souci pragmatiste des conséquences (Despret, 2010; Pierre, 2022b). La divulgation de deux situations les préoccupe prioritairement. Dans le premier cas, les bénéficiaires sont heureux d’une adaptation souple des règles du service, qu’ils ont trouvée avec les professionnelles qui interviennent à leur domicile (Pierre & Burnay, 2023). Ils craignent que la divulgation des pratiques adoptées n’entrave leur bonne continuité. Dans le second cas, les bénéficiaires ont des critiques à adresser au service (attitude d’une professionnelle, règles et procédures jugées inadaptées). Leur souhait est alors de voir relayer leur propos sans être identifiables par les personnes qui sont en cause, de sorte à éviter d’éventuelles conséquences.

Genre

La question du genre est systématiquement soulignée lors des entretiens. Si chacun insiste sur le caractère féminin des professionnelles qui interviennent au domicile, cette insistance se conjugue différemment selon qu’il s’agisse d’un bénéficiaire masculin ou féminin. Reprenons la grammaire des pronoms personnels (Genard et Roca I Escoda, 2016) afin de l’adapter au rapport du répondant à la professionnelle au cours de l’enquête. Les répondants masculins constituent davantage un « elle », différenciant leurs points de vue et pratiques de ceux du genre féminin. Et, en effet, les hommes racontent être soulagés de l’arrivée d’une aide qui reprend le flambeau porté par l’épouse, lorsque celle-ci est épuisée ou disparue. Ce modèle plutôt consumériste (Masotti, 2018) et masculin conçoit la présence de la professionnelle comme « une empreinte féminine au sein du foyer », inscrite « dans une forme de délégation des tâches à accomplir » (Burnay & Pierre, 2022).

Lors des entretiens, les répondantes constituent davantage un « nous » : ces professionnelles, moi … et vous : nous savons de quoi il s’agit en ce qui concerne l’entretien d’un domicile. Les femmes vivent l’arrivée de l’aide comme une modification de leur rôle social, de leur identité. C’est la manifestation matérielle et symbolique de leur limite fonctionnelle, du flambeau qu’elles doivent transmettre. L’arrivée de l’aide va signifier une délégation de tâches qui leur incombaient jusque-là, à titre de femmes et/ou d’épouses. Une professionnelle va intervenir et faire ce qu’elles ont toujours été en mesure de prendre en charge jusqu’ici. Pour ces femmes, c’est une présence qui les remplace au sein du foyer et les contraint, par leur simple présence, à renouveler leurs rôles et identités sociales. Alors que pour les hommes, ces professionnelles sont une forme de présence féminine alternative à celle qu’ils ont connues, une présence appréciée pour les tâches qui sont prises en charge, voire parfois pour son caractère féminin.

Par ailleurs, on peut noter que deux des dix répondants masculins rencontrés évoquent le caractère séduisant et plaisant de la présence des femmes au domicile; adoptant de surcroit une attitude relativement insistante avec l’enquêtrice durant l’entretien.

Genre et précarité : contrôle et conflit symbolique

La délégation des tâches et le renouvellement identitaire vécu par les femmes ne se joue cependant pas de manière analogue pour chacune, ni avec la même aisance.

En effet, lors des entretiens, il apparait que le faible niveau socioéconomique des bénéficiaires contribue à une difficulté accrue à déléguer des tâches qui sont plus fortement ancrées dans un rôle social féminin. Les répondantes témoignent davantage d’une expérience forte et d’une exigence marquée à entretenir le foyer. La transmission des tâches est d’autant plus difficile que ces dernières ont rempli le quotidien, non seulement en termes d’heures passées, mais surtout en termes symboliques, faisant de « nécessité vertu ». En effet, ces répondantes n’avaient jamais eu recours aux prestations de tierces personnes pour l’entretien du domicile. Dans ce modèle très féminin, l’aide apportée entre en résonance avec l’existence passée. C’est par les renoncements que le bénéficiaire doit passer pour accepter l’aide devenue nécessaire.

Il y a des moments ça me prend comme ça. Je veux faire quelque chose et je ne sais pas le faire. Le docteur m’a dit de me reposer. C’était une ferme chez moi, j’ai toujours travaillé (Claude).

Dans ce modèle identitaire, les bénéficiaires vont se réapproprier un espace symbolique en gérant les tâches à accomplir : elles veilleront à guider l’aide familiale de manière à ne pas perdre tout contrôle sur l’entretien du foyer. On entre alors dans une vérification de la qualité de la prestation fournie, dans une incessante comparaison. S’entrecroisent les différences sociales, culturelles et de genre qui rendent difficile l’intervention extérieure. L’aide familiale est initialement perçue comme une concurrente, qui entre dans l’intimité et qui participe à une forme symbolique de dévalorisation identitaire.

La construction de la relation est plus difficile parce que les bénéficiaires sont dans une situation de souffrance, se sentent réduites à demander une aide dont elles ne veulent pas au fond d’elles-mêmes.

Parallèlement à ces rôles identitaires genrés, interviennent des phénomènes de violence symbolique, en lien aux différences d’habitus et de ressources. Durant les prestations, les bénéficiaires plus précarisées témoignent de l’adoption d’attitude défensive envers le potentiel jugement réprobateur d’une professionnelle pénétrant dans le domicile.

C’est probablement là, dans ces situations difficiles que la question de la vulnérabilité, comme marqueur d’une forme d’intersection de différents rapports de minorisation, acquiert tout son sens.

Handicap et vulnérabilité

Lors des entretiens, nous avons eu l’occasion de rencontrer une répondante atteinte de la maladie de Lyme et très affaiblie, maman d’une petite fille d’une dizaine d’années, atteinte de la même maladie. Ayant perdu son emploi à la suite de l’évolution de la pathologie, elle vit des revenus sociaux et de l’aide ponctuelle de proches. La forte exigüité de son logement rend extrêmement complexe le maintien d’un ordre minimal nécessaire au fonctionnement familial quotidien. Cette répondante dit se sentir extrêmement mal à l’aise de recevoir quelqu’un dans son domicile, nous y compris. De manière à préserver cette répondante des potentielles conséquences en termes de dévalorisation de soi, une attitude particulièrement valorisante et soutenante s’est avérée nécessaire lors de l’entretien. À titre d’enquêtrices, nous nous sommes retrouvées confrontées à la nécessité d’un travail émotionnel exigeant. En ce sens, inévitablement inscrites dans une interaction lors de l’enquête, nous avons été amenées à réaliser un travail émotionnel d’autant plus exigeant que les bénéficiaires faisaient l’expérience d’une situation de vulnérabilité accrue.

L’approche du stigmate et de l’identité sociale développée par Goffman est intéressante pour interroger un processus qui tient lieu de pierre angulaire de la trajectoire des individus pour qui le handicap apparait. Ce processus survient lorsque l’augmentation des pathologies commence à entraver l’autonomie des personnes. Il s’agit d’un véritable cheminement, au cours duquel les inégalités socioéconomiques se répercutent inévitablement. Les individus le vivent comme une épreuve, se sentent vulnérables et démunis. Ce parcours, fortement marqué par la contingence et l’arbitraire des rencontres, est décrit par les individus comme une véritable épreuve, un processus intime, au cours duquel une capacité d’agir peut être progressivement acquise (Pierre, 2023).

La connaissance des représentations stigmatisantes par les individus les conduit de manière récurrente à une dévalorisation d’eux-mêmes. Lors d’une interaction mixte, voire dans l’anticipation de celle-ci, une personne stigmatisée est potentiellement amenée à adopter vis-à-vis d’elle-même un regard dévalorisant potentiellement sa propre identité, par le fait d’envisager la perception d’un autre généralisé (Mead, 1934). Le rapport de dissymétrie est fortement marqué lors de l’entretien, la chercheuse est en situation de validité, sans signe ostentatoire de précarité, exerçant une fonction dans la recherche scientifique qui apporte une certaine reconnaissance sociale. Cette forte dissymétrie a davantage tendance à exiger un travail émotionnel conséquent de la part de la chercheuse lors de l’entretien[3].

[…] je me rends au domicile de bénéficiaires d’un service d’aide familiale. Les deux interviewés sont frère et sœur et tous deux atteints d’un polyhandicap. Ils ont quitté la maison familiale suite à la dégradation de l’état de santé de leur mère et depuis résident ensemble. Ils soulignent à la fois la tristesse et la pénibilité qu’ils éprouvent de vivre seuls et en particulier sans leur mère. La lourdeur de leur handicap induit une autonomie très limitée. Des infirmières et des aides familiales sont présentes quotidiennement afin de permettre leur maintien à domicile. Prendre une douche, préparer le repas, dresser la table, refaire les lits, ouvrir les rideaux, faire les courses et les ranger… sont des actes qu’ils ne peuvent réaliser seuls. La situation de dépendance qu’ils décrivent est conséquente. L’intervention quotidienne d’une tierce personne est une nécessité vitale.

Au cours de l’entretien, frère et sœur soulignent la vulnérabilité qu’ils éprouvent à dépendre d’un service d’aide familiale. En particulier, ils décrivent une vulnérabilité particulière relative à l’attention, au travail consciencieux et à l’écoute de leurs besoins. Ils ressentent une insatisfaction relativement forte envers certains aspects du service qui touchent à leur situation de dépendance. C’est d’abord à demi-mots qu’ils évoquent leur malaise. S’ils se disent très heureux de la présence et du soutien des intervenantes de manière générale; ils souffrent de l’attitude de deux aides familiales. Au vu de leur dépendance, la minutie du travail est cruciale au quotidien et les oublis répétés de deux AF en particulier, par manque de préoccupation et de sollicitude, ont des conséquences importantes pour ces personnes. Lorsque le pain n’est pas sorti du surgélateur, cela impose à Monsieur de descendre seul de sa chaise roulante et de déployer un effort considérable pour parvenir, couché par terre, à extraire le pain et fermer la porte. Cette aide familiale a fermé la porte d’une chambre à coucher à clé afin d’éviter les courants d’air et a oublié de la déverrouiller. Aucun des deux bénéficiaires n’étant en mesure de tenir simultanément la porte et la clé, l’aide d’un voisin devient alors indispensable pour pénétrer dans la pièce.

Jusqu’ici les propos sont davantage tenus par le frère. En effet, le handicap de la jeune dame est plus lourd. Son élocution est particulièrement éprouvante. La spasticité dont elle souffre rend ses propos et son langage corporel difficiles à décrypter. Son frère traduit constamment ses propos et sa pensée. Cependant, elle s’efforce de s’exprimer. Et plus fondamentalement que les conséquences logistiques évoquées jusqu’ici, Madame décrit une souffrance dont la cause est un manque de considération envers elle. Elle déplore le ton autoritaire employé pour s’adresser à elle lorsqu’elle reçoit de l’aide pour se laver, le geste brusque qui l’enjoint à redresser le dos afin de faciliter sa toilette, la contrainte à laisser son intimité entre les mains d’une personne qui ne lui semble pas en faire grand cas.

Autre scène récurrente : une aide familiale lui manifeste un empressement soutenu lors du déjeuner. Elle reste debout derrière elle lorsqu’elle mange. En particulier, elle regrette de ne pas se voir adresser la parole par cette personne, pourtant présente dans son domicile afin de lui apporter de l’aide et du soutien. Cette dernière s’adresse uniquement à son frère et en précisant avec dédain qu’elle ne comprend pas ses propos.

Pour la première fois de l’entretien, mon interlocutrice s’exprime. Elle se dit triste et en colère. Je ne parviens pas à comprendre les sons qu’elle émet. Son frère traduit :

- Elle n’essaye même pas de la comprendre.

- Elle fait comme si elle n’était pas là. Quand ma sœur dit quelque chose, elle me regarde en me disant : « Qu’est-ce qu’elle a dit? ».

Les répondants qui cumulent le plus de vulnérabilité, sont également ceux qui s’avèrent les plus fragilisés par des relations d’aide qui ne leur convenaient pas, et simultanément, les moins armés pour adapter l’aide ou refuser l’intervention d’une professionnelle en particulier. Lorsque la vie quotidienne est éprouvante, tant physiquement, que moralement et émotionnellement, l’aide devient plus fondamentale. Un oubli ou une erreur a une importance d’autant plus grande que le bénéficiaire est en situation de dépendance. Il ne sera pas en mesure d’avoir un repas à disposition si l’aide familiale oublie de sortir le pain du congélateur alors qu’il n’est pas en mesure de le prendre par lui-même. Mais ce que soulignent en particulier les bénéficiaires, c’est l’attitude de bienveillance et de soutien des professionnelles. Et lorsque ce travail émotionnel fait défaut, chaque geste effectué lors d’une toilette devient douloureux car l’aide familiale semble mépriser la bénéficiaire à qui elle n’adresse jamais le moindre mot; le ménage ou l’accompagnement à mettre de l’ordre ne peuvent être supportés car ils sont envisagés comme des gestes de désapprobation d’un mode de vie. Ainsi l’épouse d’un bénéficiaire atteint de la maladie de Charcot, elle-même aide familiale, ne supporte plus l’intervention d’une jeune professionnelle qu’elle a finalement congédiée, manquant à manifester le respect et la pudeur jugés nécessaires, lors de l’aide à la prise en charge de l’époux, entièrement dévêtu pour ses soins.

Les besoins accrus des bénéficiaires, dans la construction de cette relation, risquent fort bien de mettre les professionnelles à l’épreuve, d’exiger d’elles un travail et une intervention plus conséquents, minutieux et patients, et ce, dans toutes les composantes de l’interaction : normative et interprétative, interactionnelle et identitaire, émotionnelle et comportementale.

De la richesse de l’entretien compréhensif

Les entretiens semi-directifs avec les bénéficiaires ont permis de mettre en évidence la complexité des situations et, par voie de conséquence, pour les bénéficiaires, la complexité de l’expérience de l’aide dans ses diverses dimensions ainsi que la nécessité d’un travail de figuration plus délicat et plus risqué pour les professionnelles. En ce sens, la relation d’enquête est instructive, elle génère des émotions intenses et exige un travail émotionnel conséquent. Les entretiens permettent de montrer combien certaines situations tendent à être exigeantes et éprouvantes pour les professionnelles, leur demandant une attention, une compréhension, une analyse mais également un travail de figuration et un travail émotionnel subtil.

Un dispositif quantitatif par questionnaire auprès des prestataires de service

Le troisième dispositif repose sur la passation d’un questionnaire en 2019-2020 (juste avant la crise sanitaire du Covid-19) distribué auprès des travailleurs des différentes antennes régionales. L’objectif est de mieux appréhender les valeurs et les attentes du personnel, de mieux cerner les conditions de travail et enfin de mieux comprendre les enjeux de métier. Plus de 1000 questionnaires sont validés, avec un taux de réponse de plus de 50 % (1050 questionnaires validés). Différentes thématiques sont abordées, portant à la fois sur l’organisation du service et des prestations; d’autres sur les ressentis du travail effectué : l’autonomie et les initiatives personnelles; le sens du travail; la reconnaissance par les pairs, la hiérarchie et les bénéficiaires; la nature et la qualité des collaborations; le soutien social reçu de la part des collègues et de la hiérarchie.

Pour la plupart, les travailleuses du service disposent d’un capital scolaire limité. Elles ont souvent quitté l’école avec, au mieux, un diplôme de l’enseignement secondaire professionnel. La plupart d’entre elles sont assez jeunes et n’ont pas exercé d’autre emploi avant de s’engager dans ce service d’aide à domicile.

Au sein de l’organisation, elles se disent relativement satisfaites de leur emploi, tant financièrement que statutairement. Elles bénéficient toutes d’un contrat à durée indéterminée. Elles apprécient les relations avec leurs collègues et avec la direction. Seules 9 % d’entre elles, par exemple, déclarent ne pas être suffisamment écoutées par la direction et 10 % ne pas avoir suffisamment l’occasion de prendre des initiatives. Les aides-ménagères énoncent également un travail en solitaire mais où les autres métiers et la direction peuvent être mobilisés lors de la gestion d’une situation conflictuelle ou émotionnellement prenante. Contrairement aux aides familiales qui travaillent en équipe et qui s’entraident directement à l’intérieur d’un collectif, les aides ménagères doivent faire appel à des ressources internes qui, certes, sont présentes mais demandent de s’exposer au regard de l’autre, et donc aux critiques éventuelles.

En termes de difficultés lors des interventions, le manque de temps passé chez le bénéficiaire est mis en avant. Pour près de 45 % des aide-ménagères interrogées, le temps de prestation manque. Ce sentiment est renforcé par le développement de prestations de plus courte durée : de quatre heures théoriquement, les prestations sont souvent ramenées à deux heures, notamment en raison d’une transformation du secteur et des demandes des bénéficiaires. Les relations avec les bénéficiaires sont bonnes, voire excellentes, à près de 90 %. Les personnes en sous-hygiène (25 %) et les personnes souffrant d’assuétudes (20 %) constituent le public où elles se sentent souvent mal à l’aise, mais ces pourcentages sont significativement moins importants que dans d’autres métiers du secteur, chez les aides familiales par exemple.

Ce dispositif permet de cerner les attentes des travailleuses du service, mais aussi leurs souhaits et leurs déceptions. Il s’agit moins d’un questionnaire portant sur les conditions de travail que d’une tentative pour mettre à jour leur ressenti, leur vécu au quotidien des prestations effectuées. Ce questionnaire permet également de cerner les difficultés, les failles organisationnelles par métier ou par catégorie d’âge.

Un dispositif qualitatif par focus groupes auprès des prestataires de service

Dans le quatrième dispositif méthodologique mis en place après la crise sanitaire, des focus groupes ont été menés (entre mars 2022 et février 2023) afin de mieux cerner les perceptions, relations et enjeux professionnels des différentes catégories de travailleurs impliqués dans le service : aides-familiales, aides-ménagères, gardes à domicile, assistantes sociales, personnel administratif et de direction. Ceux-ci sont sélectionnés sur base volontaire à partir des différentes antennes réparties sur le territoire wallon. Seules leur ancienneté dans le service et leur appartenance géographique ont été mentionnées d’emblée lors des rencontres. Au total, neuf focus groupes ont été menés impliquant près de 150 travailleurs, regroupés par métier lors de l’entretien. Les thématiques s’appuient sur les résultats de l’enquête quantitative et reprennent les mêmes thématiques. Le vécu de la crise sanitaire a été ajouté de manière à pouvoir s’exprimer autour de cette thématique émotionnellement très lourde pour les professionnelles du service.

Ces entretiens collectifs se déroulent au siège de l’organisation. Ceci nous conduit à clarifier d’emblée les modes d’anonymisation : pseudonimisation et précision des tendances en lieu et place des propos individuels identifiables. Ces participantes ont toutes accepté la demande initiée par leur institution de participer à un focus groupe. Elles savent donc que leur hiérarchie est au fait des personnes participantes et en mesure de savoir si leurs propos sont de nature à pouvoir être identifiés par la hiérarchie. Nous leur avons donc proposé de distinguer systématiquement les propos qui peuvent selon elles figurer dans le rapport, ceux qui ne peuvent pas mais dont elles souhaitent débattre, et, enfin, les sujets qu’elles préfèrent éviter. Sur certains sujets, certaines professionnelles revendiquaient le relais de leur point de vue à la hiérarchie afin d’obtenir une compréhension, voire une adaptation organisationnelle. Concernant des thèmes plus délicats, un accord émergeait pour synthétiser les éléments qu’il était acceptable de restituer à la hiérarchie. Cette proposition de fonctionnement a contribué à donner à l’entretien une allure de discussion collective.

Les entretiens se déroulent à la suite de la période du covid et débutent par un échange au sujet des conditions de travail et des difficultés propres à cette période. Ce moment collectif est l’occasion d’une expression de grande émotion : culpabilité à être écartée, fierté à être « au front », sentiment d’utilité auprès des bénéficiaires. Dans les propos, ces émotions intenses sont directement articulées au sens du métier, à la vision du travail, à l’éthos professionnel (Pierre & Burnay, 2023)  : être présentes au domicile permet aux bénéficiaires de continuer à vivre chez eux.

Les répondantes autour de la table disent avoir rarement l’occasion de se rencontrer et d’échanger entre professionnelles d’un même métier, exerçant dans des lieux distants. Il règne une certaine émulation et une curiosité partagée à découvrir comment chacune fonctionne, les solutions trouvées, etc. Cet engouement nous anime également car il est réellement palpitant de découvrir progressivement les divers regards des métiers impliqués, après avoir découvert les perspectives des bénéficiaires.

Bien entendu, les désaccords sont nombreux et les débats, parfois intenses, mais il persiste un climat d’écoute ainsi qu’une certaine souplesse à la divergence de propos; chacune semblant considérer que les situations difficiles qu’elles rencontrent n’appellent pas à une seule attitude légitime mais à diverses alternatives acceptables (Pierre & Burnay, 2023). Les répondantes repartent généralement en soulignant l’intérêt d’une telle démarche de réflexion collective.

Relation intime et engagement émotionnel

La question du genre survient systématiquement lors des échanges sous une forme bien spécifique : rares sont les professionnelles qui n’ont pas rencontré  regards et propos insistants, « mains baladeuses » ou, plus rarement, gestes érotiques plus déplacés encore.

Émergent des discussions sur les manières de « recadrer » le bénéficiaire et, ponctuellement, la façon de gérer la situation en présence de la compagne. Le malaise, la colère et le dégout induit par les comportements sont négociés pour s’exprimer de manière professionnelle et délimiter le cadre de la relation et les pratiques possibles.

Il faut les casser tout de suite (Thelma). Parfois, il demande de faire l’escalier puis il se met derrière (Julie). Moi j’ai eu un client qui me faisait des allusions. J’ai signalé au bureau. Ma collègue, il lui a touché la poitrine et l’a bloquée dans la salle de bain. Ils ont écarté ma collègue. Elle les [le service] a obligé de me prévenir (Anne). Moi, j’ai un monsieur chez qui j’allais, il me faisait un bisou sur la joue toute la journée pour me remercier (Thelma). Moi, je n’ai jamais eu le cas (Edouard). Déjà nous [dans notre antenne], on ne fait pas la bise (Mathilde).

La question de la limite à définir auprès du bénéficiaire apparait d’emblée cruciale. En particulier, la limite du comportement et des attentes d’autrui est intrinsèquement liée, dans les propos tenus par les différentes professionnelles, à la limite de leur investissement personnel. Un questionnement à la fois moral et pragmatique s’opère. Quel investissement émotionnel et affectif? Quel degré d’intimité, de profondeur de relation? Quelle distance adopter? Faut-il transmettre son numéro de téléphone, être amis sur Facebook, se voir en dehors des prestations?

On ne peut pas avoir le numéro de bénéficiaire. Quand tu es nouvelle et qu’on te dit : regarde j’ai le numéro de tes collègues. Il y a une nouvelle qui est arrivée et qui a donné son numéro et qui passait chez la dame après la journée. J’ai essayé de la prévenir mais elle n’a pas écouté. Moi je l’ai fait au début et une dame m’a appelé pour une crise de boisson à 2 h du matin (Martha).

Ces préoccupations renvoient également aux entretiens avec les bénéficiaires et essentiellement aux propos tenus par les profils féminins moins précarisés. Plusieurs ont raconté être devenues amies avec leurs prestataires, tout en précisant savoir que l’entretien d’une relation proche et en dehors des prestations est interdit par l’organisme. La relation d’aide, généralement entre femmes, se mue alors en ce que d’aucunes appellent une amitié. En effet, durant les heures de prestation, en particulier les aides familiales dont la mission est principalement relationnelle et sociale, estiment que des relations fortes peuvent se tisser.

En cas d’investissement émotionnel important, la principale difficulté pour les professionnelles est alors la distance émotionnelle : comment parvenir à ne pas être trop impactée face à des situations de vie difficiles et des bénéficiaires jugées attachantes. Ainsi une bénéficiaire, atteinte de la maladie de Parkinson, se rend chaque semaine à la piscine avec une aide familiale. Vivre de manière hebdomadaire ce moment de détente est fondamental dans son équilibre. Elle raconte durant l’entretien ressentir une profonde gratitude envers le service et un lien très fort avec les aides-familiales, qui lui permettent de continuer à garder cette unique sortie, et qui sont, de fil en aiguilles, devenues de « vraies amies ».

Inversement, les aides ménagères soulignent vivre difficilement le rapport de contrôle exercé par certains bénéficiaires. Il s’agit généralement de profils plutôt féminins et moins dotés en capitaux. Les comportements de contrôle, voire de surveillance, des tâches à accomplir, parfois, le bénéficiaire suit littéralement l’intervenante pour lui « prodiguer de bons conseils », pour signifier comment bien faire.

À de nombreuses reprises, deux tendances émergent dans les débats. Une première position, décrivant de manière récurrente l’hostilité des bénéficiaires et des autres professionnelles, considérant l’attitude de ceux-ci comme étant critique et acerbe, manifestant une opposition récurrente dans diverses situations. Ces professionnelles disent vivre cette attitude comme une remise en question de leurs compétences, et donc des pratiques du métier. Elles considèrent ces comportements comme étant dégradants et humiliants.

Une seconde position dont les tenantes évoquent davantage la compréhension du point de vue de l’autre, la souffrance éventuelle de chacun et la possibilité de créer le dialogue. Elles adoptent des positions moins crispées et témoignent d’une empathie les poussant à se mettre à la place d’autrui, non seulement les bénéficiaires mais également les autres métiers qui interviennent au domicile ou encadrent le service (aide-familiale, aide-ménagère, garde malade, infirmière, médecin, téléphoniste, assistante sociale). Dans ce cas, l’attitude d’autrui n’est pas envisagée d’emblée de manière défensive, elle est réfléchie au regard du contexte et de la situation qui contribue à la générer. Une réflexion est alors mise en œuvre, visant à comprendre la perception d’autrui et les raisons de son comportement.

Les professionnelles répètent : « Le ménage est la porte d’entrée. ». Elles précisent : la demande initiale est souvent celle de l’entretien du domicile et elle évolue fréquemment vers l’accompagnement relationnel et social.

« On [le service] nous a encore dit, le ménage est la porte d’entrée. Je me dis, c’est à moi de faire aller le métier ou je veux qu’il aille » (Martha).

Cette précision permet de donner toute l’importance nécessaire aux propos tenus par une bénéficiaire lors d’un entretien individuel. Atteinte de lésions lourdes à la colonne, elle doit subir de nombreuses interventions. En incapacité de travail, elle n’est plus en mesure d’exercer dans le secteur de l’Horeca ou d’entretenir son domicile. Elle raconte combien le recours à une aide s’est fait à contrecoeur. Dépenser ses modestes revenus afin de rétribuer quelqu’un pour faire ce qu’elle a toujours fait, il fallait que cela soit vraiment « bien fait », « comme je l’aurais fait ». Elle raconte à quel point elle était crispée et exigeante et, avec émotion, elle décrit toute la délicatesse avec laquelle une aide familiale a construit une relation de confiance, d’écoute et de bienveillance. L’une d’entre elles lui a prodigué des massages aux huiles essentielles qui l’ont fortement soulagée. Elle raconte alors avoir accepté peu à peu d’abandonner le contrôle, la surveillance et la résistance au profit d’une acceptation de l’aide et de sa situation.

Ce témoignage, articulé aux propos des professionnelles, souligne combien ces dernières ont négocié avec délicatesse dans une situation difficile, construisant avec brio une intimité partagée et bienfaisante.

Vulnérabilité et souci d’autrui

Dans l’engagement décrit par les professionnelles, outre la question de la proximité affective et de l’intimité de la relation, celle de la préoccupation est également très présente : jusqu’où s’impliquer, non plus dans la relation, mais dans le souci d’autrui. C’est du rapport à soi-même et des conséquences pour la professionnelle dont il est ici question. Les professionnelles présentes évoquent d’emblée la crise du secteur, la pénurie de main-d’œuvre et l’attitude des nouvelles générations. Selon elles, la tendance est à l’acte technique et à l’investissement limité. Elles tendent à déplorer cette inclinaison du métier à une diminution de la préoccupation : « Les jeunes, elles ne s’en font pas trop ». Outre cette critique de l’évolution du secteur, elles s’animent dans la discussion : toutes ont eu à construire une position par rapport à leur investissement émotionnel. Généralement, la question est celle de la limite à poser pour préserver son propre équilibre. Face à des situations de vie émouvantes, complexes ou de grande vulnérabilité, il est parfois difficile de poser des limites, voire « de dormir sur ses deux oreilles ».

La situation la plus difficile? Quand il y a des enfants (Odile). Quand on perd une bénéficiaire. On a perdu des jumelles qui avaient un cancer. Elles sont mortes à 34 et 40 ans (Martha).

Certaines adoptent une position plutôt calquée sur les règles déontologiques du service et préfèrent trouver leur salut dans une grande distance vis-à-vis de la situation des bénéficiaires. D’autres racontent combien elles sont tiraillées dans certaines situations.

La déontologie, c’est bien que les règles nous protègent mais … le côté humain… On n’est pas des boites de conserve. Si on respectait les règles on serait frustrées en rentrant chez nous. (Eveline).

En particulier, la présence des enfants est la plus marquante pour les professionnelles dans tous les focus-groupes. L’exemple qui revient est celui des jeunes enfants qui, sans leur implication accrue et leur souci, se retrouvent par exemple sans nourriture durant le week-end. Certaines avancent l’argent de leur poche ou ramènent un pain après leur tournée. « On est humain tout de même! » a été lancé à plusieurs reprises.

Lorsqu’il y a des enfants, c’est difficile de lâcher prise. La maman avait un retard mental. C’était difficile de mettre une limite à notre travail. On allait les conduire à l’école… (Laura).

La question de la légitimité du mode de vie est soulevée. Si certains bénéficiaires « n’y peuvent rien », d’autres sont jugés responsables. La déviance morale est alors au centre de la réflexion sur la légitimité des pratiques. Le courage de ceux qui se battent contre la maladie s’oppose à la fainéantise de ceux qui se méprisent et méprisent leur entourage par un mode de vie dépravé (manque d’hygiène, extrême précarité, addictions, consommations de drogue, alcoolisme). Entre ces extrêmes, un continuum de pratiques génère des postures plus ou moins marquées de refus, de jugement, d’opposition, de dégout pour les professionnelles.

À ce titre, les rencontres avec les aides-ménagères sont très enrichissantes et nous permettent de mieux comprendre les évolutions de leur pratique professionnelle. Un récent changement de statut les a en effet fait passer d’aides-ménagères à aides-ménagères sociales, incluant dans leurs prestations un rôle social plus important qu’auparavant. Elles savent qu’elles sont là pour nettoyer, rendre le logis propre et assurer que le foyer sera présentable lors de leur départ. La saleté ne les dérange pas, bien au contraire. Et pourtant, le travail est parfois fortement ingrat.

« Il y a un manque d’hygiène. Une dame n’a pas l’eau courante. … Et j’ai dû arrêter l’aide tant que Monsieur ne traitait pas la présence des rats » (Christine).

« Moi j’ai eu le problème avec des asticots. J’ai dû travailler là-dedans » (Vivienne).

Elles évaluent également leur prestation à un « avant-après » qui est d’autant plus valorisant que le logis était crasseux à l’entrée. Les aides-ménagères se trouvent dans un ethos professionnel industriel marqué par l’effort, le travail bien fait et l’engagement physique de soi. Elles revendiquent une identité professionnelle forte autour de ces valeurs essentielles. Dans ce sens, elles redoutent le mépris des valeurs essentielles mises en avant. Ainsi, la paresse qu’elles dénoncent de la part des bénéficiaires n’est que peu tolérée. Tant elles respectent le bénéficiaire qui veut aider mais ne le peut pas, tant elles rejettent les comportements qualifiés de « fainéantise » qui tendent à associer leur prestation à de la domesticité. Elles précisent que certain.e.s bénéficiaires mobilisent un lexique particulièrement clair à ce sujet, (retrouver une bonne, une servante...) [4].

« Il y a des clients que je secoue un peu. Un client me dit que ses enfants ne veulent pas venir car il fait sale. Je lui ai dit qu’en effet, ce n’est pas propre » (Hélène).

« C’est notre rôle aussi. Parfois, il faut pouvoir les secouer un peu » (Marie).

Pour ces professionnelles, ce double enjeu se déploie dans des espaces transactionnels où leur propre système normatif se surajoute au cadre déontologique. Il ne s’agit en effet pas uniquement de règles imposées par le service ou par le métier, mais aussi de cadres normatifs propres à chacune des professionnelles. C’est ainsi qu’elles insistent sur l’importance de l’autonomie, de la gestion professionnelle de la propreté. Elles détiennent une forme de savoir, c’est du ressort de leurs compétences, au cœur de leur identité de métier. Elles expliquent d’ailleurs longuement pendant les focus groupes comment s’y prendre, par où commencer, comment s’organiser pour ne pas perdre de temps, quels produits pour quelle tâche. Frotter, astiquer, mais dans la discipline et l’ordre. Il s’agit de montrer comment leurs compétences peuvent venir à bout de logis très sales, voire insalubres. C’est ainsi que chaque nouveau foyer est analysé à la première visite et ce qu’elles considèrent comment un véritable plan de combat peut être imaginé pour vaincre la crasse. Plus le logis est dans un état épouvantable, plus leurs compétences sont mises à l’épreuve et plus le résultat final sera valorisant et valorisé.

Dans ces conditions, ce qui est redouté, c’est la paresse des occupants; ceux pour qui le respect du travail accompli ne signifie rien. L’aide-ménagère attend de la reconnaissance dans le combat qu’elle mène pour rendre le logis propre et fonctionnel. La fainéantise est alors interprétée comme un manque de respect, comme une forme d’ingratitude de la part des bénéficiaires. Elles veulent bien s’investir, le minimum étant que le bénéficiaire reconnaisse le caractère professionnel de leur action.

Des choses importantes restent? Qu’est ce qui est important dans ce métier?

On est accueillies. La tasse est prête. Un monsieur m’a émue. Il a un handicap. Il n’était pas là ce jour-là. Il avait laissé la clé, la planche à repasser, mon thermos et une gaufre. Donc même dans sa tête… Ça fait plaisir. Certains nous le rendent bien. (Maelle)

Les dispositifs méthodologiques réalisés auprès des bénéficiaires montrent un jeu complexe où l’aide reçue vient percoler le système normatif des intervenantes et la situation de vie du bénéficiaire. Ceci montre combien un travail émotionnel est également attendu de la part des bénéficiaires envers les professionnelles. Si le bénéficiaire manifeste la reconnaissance des vertus de l’aide apportée et le respect du travail accompli, l’espace transactionnel peut s’ouvrir et permettre l’éclosion et le maintien d’une relation.

Travail émotionnel, triangulation et épreuve de professionnalité

Le croisement des points de vue, par l’intermédiaire des diverses méthodologies, nous montre toute la complexité du travail émotionnel à réaliser ; combien il est délicat pour l’intervenante de construire une relation d’aide lorsque les bénéficiaires se trouvent dans une situation de perte d’identité sociale et de vulnérabilité. Le croisement des données issues des entretiens avec les bénéficiaires et les professionnelles nous permet d’en saisir toute la difficulté. Dans ces situations, une attitude empathique, bienveillante, rassurante semble être la clé pour construire une relation, accompagner les bénéficiaires à renouveler leur identité, collaborer dans le maintien de l’équilibre et l’hygiène de vie de la personne. Les situations de mal-être des bénéficiaires nécessitent d’être négociées avec subtilité. Et lors d’intersections de vulnérabilités, le brio d’une intervention soutenante, exécutée avec tact, remplit la condition de félicité de l’interaction et aide l’individu dans sa reconstruction identitaire. Les lacunes ont quant à elles des effets dévastateurs, renforçant la dévalorisation de soi, les souffrances et les difficultés des bénéficiaires.

Réciproquement, les professionnelles soulignent combien le degré d’engagement dans la relation est délicat à définir et éprouvant à exercer : de l’intimité d’une relation d’amitié à la répétition des limites avec des bénéficiaires excessivement entreprenants. Cependant, la réciprocité et la création du lien semble bien contribuer à ce qui fait le sens du métier pour nombre de professionnelles. Par conséquent, l’attitude des bénéficiaires est fondamentale dans la circularité nécessaire à la préservation du lien. Le mépris de soi, de ses proches et des professionnelles sont alors le point limite qui rend l’intervention impossible et insoutenable.

Le travail émotionnel est intimement articulé aux compétences multiples des professionnelles. Cette analyse incite à replacer l’émotion au cœur des composantes de l’interaction : normative, interprétative, interactionnelle, identitaire et comportementale. Nous pouvons souligner combien le travail d’interprétation va être fondamental : déceler d’emblée qu’un rejet et une agressivité de la part du bénéficiaire pourraient se muer en relation d’aide soutenable, voire soutenante. Il s’agit également de parvenir à gérer ses propres émotions et pouvoir adopter le comportement permettant d’intervenir dans le domicile sans ébranler l’équilibre vacillant de l’interlocuteur. Il faut pouvoir maintenir des règles afin de prévenir les débordements mais, conjointement, éviter de faire preuve d’une rigidité normative. L’enjeu est d’articuler les conditions et l’exercice du travail avec la reconnaissance des bénéficiaires et son défaut, de sorte à tenir (Gaspar, 2012) et préserver une identité professionnelle.

Dans cette recherche compréhensive et inductive, les questionnaires ont permis de baliser, quantifier, identifier. La multiplicité des méthodes a permis le croisement des points de vue des bénéficiaires et de la variété des professionnelles liées à l’intervention sociale au domicile. Du côté des bénéficiaires, la vulnérabilité des situations est la pierre angulaire qui permet la compréhension de la relation d’aide. Du côté des professionnelles, il s’agit de la négociation délicate de l’engagement et de la préoccupation dans la relation d’aide. Une négociation toujours incertaine et à reconstruire qui nous conduit à inscrire le travail émotionnel dans la notion d’épreuve. L’épreuve au sens du pragmatisme est faite d’incertitude, « indissociable des manières dont les acteurs interagissent avec l’environnement et entre eux. À leur tour, les « réactions » de l’environnement ne sont jamais ni directement agissantes ni immédiatement perceptibles » (Martuccelli, 2015). Il s’agit bien de la composante émotionnelle de l’épreuve de professionnalité « au double sens d’éprouver une situation difficile et de faire la preuve de ses capacités à faire face » (Ravon, 2009; cité par Ravon et Vidal-Naquet, 2016).

Les dispositifs méthodologiques permettent d’entrer au cœur de l’objet d’analyse, dans le jeu subtil des identités croisées, de l’intime et, in fine, du travail émotionnel exigeant subtilité et adresse.