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Introduction

En quoi le travail émotionnel est-il un travail? Hochschild prend soin de distinguer le travail émotionnel réalisé dans toute vie sociale (emotion work) de celui réalisé dans la sphère professionnelle (emotional labour). C’est ce dernier concept qui a été le plus original dans son œuvre et qui a fait l’objet de très nombreuses reprises et d’approfondissements. Il est donc fait référence au travail dans les deux cas, mais dans le premier (work), c’est sans doute dans une acception plus lâche de transformation. On pourrait d’ailleurs proposer une autre traduction, si l’on cherche à mieux distinguer, en français, les deux expressions, et parler par exemple du « fonctionnement émotionnel », de « trajectoire émotionnelle » ou de « socialisation émotionnelle », pour emotion work. Dans l’emotional labour, l’accent est mis sur l’idée d’effort, bien présente en français lorsqu’on évoque l’aspect laborieux d’une tâche.

Ce travail suppose-t-il un effort conscient, pris dans une stratégie intentionnelle et rationnelle, dirigée vers une fin clairement identifiée? Le travail émotionnel (emotion labour) vise bien la production d’une émotion qui n’était pas là initialement. Mais la sphère professionnelle, malgré l’idéologie de neutralité affective et de maîtrise qui la sous-tend, est parcourue d’émotions diverses, chaotiques et ambivalentes, ce qui rend difficile de concevoir un travail émotionnel qui serait uniquement orienté vers la performance d’émotions prédéterminées.

C’est ce questionnement sur le type de travail, dans le sens de production de quelque chose qui n’était pas là auparavant, donc ici d’émotions nouvelles, généré par l’activité professionnelle, qui occupera cet article. Quels problèmes émergent lorsque le travail émotionnel se déploie dans la sphère productive et au sein de rapports de coopération et de subordination, eux-mêmes générateurs d’émotions et producteurs de normes émotionnelles? L’emotion work ne cesse pas lorsqu’on pénètre dans la sphère professionnelle : dès lors, se conjugue-t-il à l’emotional labour, plus spécifique? Quelle que soit sa forme, le travail émotionnel ne génère-t-il pas lui-même des émotions? Et quels statuts et rôles attribuer aux multiples émotions[1] générées par le travail?

Dans un premier temps, nous nous arrêterons sur l’importance fondamentale que revêt le concept d’emotion work pour la sociologie des émotions et pour la sociologie en général. En effet, la socialisation ne saurait faire l’économie du façonnement des sensibilités par des règles sociales. Toutefois, nous nous demanderons jusqu’à quel point il est possible de concevoir l’existence de règles claires et d’un travail émotionnel conscient et réflexif. Ne risque-t-on pas d’accréditer l’idée d’une rationalisation, ou d’une rationalité des émotions, qui perdrait de vue leur spécificité?

Dans un second temps, nous plaiderons au contraire pour l’idée d’une conception relationnelle et pragmatiste des émotions qui opèrent, en elles-mêmes, une forme de travail. Dès lors, l’emotional labour ne se limiterait pas uniquement au travail émotionnel conscient réalisé dans les métiers de service en vue de satisfaire les attentes de ses clients et de son employeur. Le travail émotionnel désignerait tout travail qu’implique la présence d’émotions intenses et/ou ambivalentes en milieu professionnel, ne serait-ce que pour pouvoir mener à bien son activité ou pour tenir au travail. L’exemple d’une recherche-action menée auprès d’universitaires permettra d’illustrer cette proposition.

1. Émotions et règles de sentiment

1.1. Des émotions socialisées

Le concept de travail émotionnel a d’abord l’immense mérite de rappeler le caractère social des émotions, en tant que celles-ci sont socialement déterminées, normées, c’est-à-dire le fait que les normes sociales s’imposent à nous et à nos façons de sentir (Durkheim, 1895). Car les émotions, qui communément et naïvement apparaissent comme une manifestation spontanée de notre singularité et de nos états intérieurs et intimes, sont en réalité façonnées par des règles. C’est l’une des dimensions de l’habitus de Bourdieu (1980), à la fois incorporation et extériorisation des schèmes sociaux, qui comprend nos façons d’être, de nous comporter, de nous tenir, de ressentir, jusqu’à nos goûts, préférences et aversions. C’est l’existence de ces règles sociales qui permet d’expliquer que les émotions diffèrent dans le temps (cf. l’histoire des sensibilités) et dans l’espace (comme le rapportent depuis longtemps les anthropologues, cf. Abu-Lughod et Lutz, 1990).

C’est ce premier niveau du travail émotionnel qu’Hochschild pointe en parlant d’emotion work. Ce travail émotionnel réalisé dans la vie courante, le plus souvent de façon non consciente, est ce qui fait de nous des êtres sociaux, susceptibles de nous comprendre et de communiquer. Les émotions ont en effet de multiples fonctions, pour peu qu’elles soient socialisées. Ce travail sur ses émotions et leurs expressions est une manière de s’accorder sur ce qui compte, ce qui sied, ce qui est possible et imaginable en fonction des situations, qui sont, de la sorte, codifiées. C’est un travail de présentation de soi, présent non seulement dans l’ordre de l’interaction (Goffman, 1953) mais aussi dans la manière de se dire et de se construire (la dimension biographique dont Bourdieu -[1986], là encore, avait montré les stratégies de mise en cohérence). Et il s’agit d’un travail sur soi, ou de soi, où le sujet finit par éprouver les émotions attendues, à défaut de quoi il peut en venir à ressentir des émotions de gêne ou de culpabilité.

Dans cette socialisation émotionnelle, les émotions sont à plusieurs endroits, on peut en identifier trois, que l’on s’est attaché à distinguer analytiquement mais qui ne s’excluent pas les unes les autres. Premièrement, de manière la plus évidente, elles sont une visée et un produit du travail émotionnel (1), le but étant de ressentir l’émotion convenue, conforme, attendue. Un deuxième rôle des émotions est que celles-ci sont aussi un levier, un moteur, un moyen de cet apprentissage (2). La peur de l’exclusion ou le désir d’intégration peuvent être un motif d’adaptation. La socialisation prend appui sur des affects socialisateurs, sur des émotions que l’on peut qualifier de proprement sociales, que sont la honte, l’embarras, la gêne et la culpabilité (Scheff, 1988; Goffman, 1968), par exemple, lorsqu’on assène à un enfant « Tu devrais avoir honte d’être jaloux…! », ou encore au travail lorsqu’on inculque aux débutants les émotions qu’ils vont rencontrer et apprendre à identifier, à apprécier ou à réprimer. Enfin, un troisième rôle des émotions peut s’esquisser en tant que celles-ci sont en jeu dans le processus même du travail émotionnel (3). Toute une dynamique psychique et affective est engagée et se développent communément des émotions qui n’étaient pas prévues ni recherchées préalablement, que ce soit comme moyens - les émotions socialisatrices (2), ou comme fins - les émotions attendues (1). Dans l’exemple précédent, l’enfant peut éprouver de la colère d’être réprimandé ou de ne pas parvenir à transformer ses émotions dans le sens attendu. Le travail émotionnel lui-même affecte : il génère de multiples émotions, parfois inattendues. Et il va parfois jusqu’à bousculer et recomposer ses émotions et sa sensibilité (sa manière d’être affecté et sa capacité même à être affecté).

Nous reviendrons sur ce processus, mais pour l’heure, il importe de s’arrêter sur la question des règles de sentiment qui guident le travail émotionnel et le rendent impératif, d’autant qu’Hochschild pose l’existence de ces règles comme la clef explicative de ce processus, désigné comme une conformation. De quelle manière se déploient ces règles? En quoi sont-elles coercitives?

1.2. Des règles émotionnelles pas si claires, des individus pas si nets

Hochschild définit le travail émotionnel comme l’effort réalisé en vue d’exprimer, de moduler (en qualité ou en quantité) ou de réprimer une émotion pour qu’elle soit en adéquation avec des normes sociales, nommées plus spécifiquement « règles de sentiment ». Celles-ci dictent ce qu’il faut éprouver selon les situations. Il y aurait une sorte de guide des bonnes pratiques qui serait aussi un guide des bonnes émotions, lequel, bien que demeurant souvent implicite, n’en serait pas moins contraignant. Ces règles passant généralement inaperçues, puisque nous nous y conformons sans nous en rendre compte, la plupart de nos émotions sont tout à la fois spontanées et obligatoires (Mauss, 1921).

Cependant, la notion de règles de sentiment ne doit pas être comprise de manière trop littérale, comme si elles étaient absolument contraignantes et parfaitement claires. N’y aurait-il pas quelque chose d’excessif à supposer que les règles de sentiment dicteraient clairement et simplement quelle émotion nous devons éprouver dans telle ou telle situation? Et même à penser que ces règles sociales suffiraient à comprendre pleinement les émotions que nous éprouvons et manifestons? Les normes sociales, si contraignantes soient-elles, ne sont pas des lois physiques, il n’existe pas d’automatisme. Il reste toujours au contraire une marge, un écart possible, comme il y a toujours un écart entre les projets et les faits, la carte et le territoire, le travail prescrit et le travail réel. Ce qu’on me dit de faire ne correspond jamais à ce que je fais effectivement, qui déborde toujours le prescrit.

Ainsi que l’explique Hochschild, les règles de sentiment déterminent un cadre à l’intérieur duquel des variations demeurent :

« Une règle de sentiment établit un plancher, des murs et un plafond symbolique, délimitant l’espace de mouvement et de jeu à l’intérieur de limites. Comme d’autres règles, les règles de sentiment peuvent être suivies sans enthousiasme ou audacieusement transgressées, la transgression ayant des conséquences variables. » (Hochschild, 1979/2003, p. 38)

C’est précisément parce qu’il n’y a pas d’automatisme que l’on peut concevoir qu’existe un travail, un effort pour manifester les émotions attendues. Et que cela ne réussit pas toujours, comme il en est du travail en général, qui inclut l’échec et la nécessité de s’y prendre à plusieurs fois. Sans compter que le phénomène de la déviance émotionnelle montre que la conformation n’est pas toujours recherchée. Ainsi, tandis que certaines personnes cherchent à tout prix à appliquer scrupuleusement les règles de sentiment, d’autres auront plaisir à provoquer sciemment leur entourage par l’affichage d’émotions différentes, voire contraires à celles requises par la situation. Il faudrait alors s’interroger sur ce qui rend, ou non, ces règles désirables, ce qui implique de reconnaitre déjà à ce stade, donc en amont même du travail émotionnel tel que le définit Hochschild, la présence d’émotions, ou, selon la psychanalyse, la présence de pulsions (mécanismes d’identification, de désir, de peur…). De plus, notons que la conformation aux règles de sentiment est plus ou moins facile ou aboutie, selon les caractéristiques biographiques et sociales de la personne, les situations rencontrées, ses ressources, la liberté qu’elle s’autorise ou non (variable selon les classes sociales, le sexe, la race et la génération), son interprétation singulière et contextuelle des règles de sentiment.

Les règles de sentiment sont loin d’être univoques, elles entrent en contradiction, sont parfois mouvantes, floues, et peuvent placer dans des conflits de loyauté, des dilemmes moraux, des doutes et des angoisses terribles, au point de ne plus savoir quoi éprouver... Hochschild elle-même a pointé la pluralité, la variabilité et la potentialité conflictuelle des règles de sentiment à partir du lien qu’elle établit entre règles de sentiment et idéologie, en désignant : « des ensembles de règles de sentiment qui se font la lutte, apparaissent et disparaissent » (2003, p. 40). Dans les exemples qu’elle donne, cependant, les acteurs sont toujours conscients des règles et, même s’ils ne parviennent pas toujours à s’y conformer, savent quelles émotions ils devraient éprouver. Une seule exception est pointée, celle des périodes de crise sociétales, que Durkheim qualifierait d’anomiques, où les individus perdent leurs repères (Hochschild, 2003, p. 41).

Que l’on conçoive des règles claires et univoques, ou des règles hétérogènes, conflictuelles et mouvantes, la question qui se pose est également celle de la manière dont l’individu les perçoit et les conçoit. Reçoit-il ces règles, attentes et prescriptions de manière neutre, transparente, constante et homogène? Comment procède-t-il, d’une part, pour les interpréter et, d’autre part, pour y apporter une réponse? L’« acteur sensible » construit par Hochschild, en plus d’être capable de mobiliser des stratégies conscientes pour moduler ses émotions, posséderait une grande réflexivité. Il serait conscient de ce qu’il ressent et de ce qui est attendu de lui. Au point que l’on pourrait se demander si Hochschild ne reproduit pas ici le mythe de la maitrise rationaliste des émotions, selon lequel il faudrait savoir « gérer » ses émotions, les contrôler, ainsi qu’y invitent plus récemment les discours sur la compétence émotionnelle et l’intelligence émotionnelle (Goleman, 1995), alimentant aujourd’hui maints ouvrages et formations de développement personnel et de management. Dans le même temps, nuançant cette idée d’une possible maitrise émotionnelle, Hochschild convient que « les acteurs que nous étudions se trompent souvent quant à leurs propres sentiments » (Hochschild, 1975/2022, p. 26). Elle cite à ce propos le phénomène du déplacement, qui apparait, par exemple, quand la colère se trompe d’objet ou de cible : un homme en colère contre son patron se défoule sur sa femme, qui perd patience face à son enfant, et ainsi de suite. Mais cela semble constituer là encore une exception au principe de réflexivité qui n’en revêt pas moins une grande importance dans la théorie d’Hochschild. Il constitue même le postulat sur lequel se fonde le processus de l’étiquetage : en nommant ce qu’on ressent, on cherche à faire correspondre l’univers émotionnel intérieur avec l’univers social et symbolique extérieur. La réflexivité de l’acteur sensible est donc primordiale en tant qu’elle est une étape décisive de la conformation des émotions aux règles sociales. Pour autant, ne sacrifie-t-on pas un pan du réel lorsqu’on table sur le fait qu’on est généralement et par principe lucide de ce qui nous anime, traverse et affecte?

Cela pose à la fois la question de la conception des émotions et celle de l’individu. Hochschild (2022) élabore son modèle de l’acteur sensible, « à la fois conscient et sentant », à partir d’un compromis à mi-chemin entre le modèle du sujet psychanalytique (sentant) et le modèle de l’acteur rationnel (conscient). Si l’on peut saluer cette tentative de synthèse, on peut regretter toutefois que la théorie psychanalytique soit dépeinte de façon aussi caricaturale et qu’elle soit peut-être trop rapidement congédiée. La sociologue parle en effet à son propos d’une conception d’une société d’« individus exprimant aveuglément des émotions incontrôlées » (Hochschild, 2022, p. 24). Elle semble supposer que, dans l’approche freudienne, tout se passerait au niveau inconscient et que l’inconscient serait uniquement du côté des motifs de nos actions. Elle mentionne ainsi l’existence d’une « force inconsciente (qui) pousse les acteurs à éprouver ce qu’ils éprouvent » (Hochschild, 1975/2022, p. 26). L’inconscient ne serait qu’un moteur, il se situerait uniquement en amont de l’action ou de l’éprouvé. La sociologue ne prend pas en compte le rôle que joue l’inconscient par la suite dans toutes les recompositions affectives que le déploiement social convoque et génère. Ne devrait-on pas en effet plutôt concevoir que c’est la circulation entre les deux niveaux, conscients et inconscients, qui est à la base de toute l’activité psychique? C’est bien cette co-existence qui est à prendre en compte : les émotions passent par le corps et, si elles sont à certains moments conscientisées, une partie, nécessairement, nous échappe. Les logiques pulsionnelles sont pour certaines opaques, ce qui ne les rend pas pour autant impératives, ni anarchiques. Elles sont prises également dans une forme de régulation, subjective et collective, qu’on pourrait peut-être concevoir comme un travail. Freud parlait ainsi du travail du rêve et du travail du deuil, certains s’autorisant par la suite à parler du travail de l’inconscient (Anzieu, 2009), tout attaché qu’était Freud à en identifier les logiques et les effets des processus psychiques, y compris de mise en cohérence et de dévoilement de significations. L’inconscient obéit lui aussi à certaines règles, dont l’une est d’exprimer la déviance de manière détournée et surprenante, pour l’individu comme pour son entourage (par exemple dans les lapsus). Les émotions sont donc régulées, y compris dans la théorie freudienne, de manière inventive, c’est-à-dire sans être pour autant réduites à une simple conformation aux règles.

Les règles émotionnelles doivent donc être réfléchies en lien avec ce que sont les émotions. Ainsi que de nombreux auteurs le suggèrent, les émotions ne sont pas uniquement un objet potentiellement malléable qu’il faudrait canaliser, mais elles revêtent, par définition, un caractère imprévisible, pluriel, ambivalent et labile. Selon la théorie différentialiste (Livet, 2002), les émotions sont largement imprévisibles, elles surprennent et résistent aux tentatives de contrôle, que ce soit par soi ou par autrui. Dans cette optique, les règles émotionnelles n’ont pas un pouvoir causal, elles ne constituent qu’un des paramètres actifs dans une équation à plusieurs inconnues. Selon la définition relationnelle et phénoménologique (Merleau-Ponty, 1945), puis selon l’approche pragmatiste (Quéré, 2021; Kaufmann, 2019), les émotions manifestent un rapport au monde, aux autres et à soi, qui se recompose en permanence. L’étymologie emovere nous rappelle utilement que les émotions sont mouvement, c’est-à-dire qu’elles sont actives dans l’expérience de l’être au monde, jamais acquise, et participent des processus de transformation sociale, et subjective, qui sont en jeu notamment dans le champ de l’activité professionnelle.

2. Travail émotionnel et expérience affective du travail

Nous avons jusqu’alors cherché à rendre compte du travail émotionnel qui correspond à l’emotion work, c’est-à-dire à la tentative de conformation aux règles, au fondement de la socialisation. Mais qu’en est-il lorsque le travail émotionnel prend place au sein du travail, entendu comme activité professionnelle? Assiste-t-on simplement à un changement de contexte? Ou le travail émotionnel s’en trouve-t-il fondamentalement transformé, en degré ou en nature? Ces questions interrogent plus largement la conception du travail et celle des émotions. C’est ce que nous aborderons ici, à partir des apports de la sociologie du travail et de la psychodynamique du travail. Nous verrons d’abord qu’Hochschild propose une définition assez restrictive du travail émotionnel, spécifique aux métiers de service, que nous interrogerons ensuite, en prenant appui sur une investigation empirique, pour concevoir d’autres types de travail émotionnel effectués dans le cadre professionnel.

2.1. Un travail émotionnel spécifique aux métiers de service ou inhérent à tout travail?

Nous avons vu qu’Hochschild distingue, en anglais, l’emotion work (fourni dans la vie quotidienne), que nous avons abordé dans la première partie, et l’emotional labour (fourni dans la sphère professionnelle). Ces deux types de travail émotionnel semblent procéder de la même manière, à la nuance près que le cadre du travail impose sa marque. Quelle est cette empreinte? Est-elle de nature à ce que le travail émotionnel qui s’y déploie diffère, que ce soit dans ses modalités pratiques, dans ses conséquences qu’en tant qu’expérience? Ces questions semblent rester ouvertes car Hochschild ne considère pas tant les spécificités du travail en tant que tel, que les spécificités d’un type de travail particulier : celui qui s’effectue en direction d’un client (le terme client est utilisé ici, pour faire simple, dans une acception générique qui recouvre également « usager », « patient », etc.). Ainsi, le travail émotionnel (emotional labour) tel que le définit Hochschild possède trois caractéristiques :

  • il est prescrit et contrôlé par l’employeur,

  • il opère une transformation de l’état émotionnel de clients,

  • il s’effectue dans le cadre d’une relation directe avec des clients.

L’emotional labour concerne donc le secteur des services, au sens large, et toujours selon Hochschild, aux États-Unis dans les années 1980, un tiers des emplois comporterait une part de travail émotionnel. Elle montre très bien, et de nombreux chercheurs à sa suite, les problèmes et les risques spécifiques que pose le travail émotionnel exigé dans les services, notamment du fait de son invisibilité, du manque de reconnaissance et de rétribution, et des mauvaises conditions de travail (déficit de formations, d’espaces de régulation et de temps de récupération). Sont pointés les risques d’aliénation et d’épuisement, pouvant aller jusqu’au burnout. Nous ne reviendrons pas sur ces acquis importants car ils sont connus et doivent continuer à être mobilisés dans les luttes des travailleurs et, surtout, des travailleuses concernées. Nous chercherons plutôt ici à considérer le travail émotionnel effectué par tout travailleur, lorsque celui-ci met ses émotions « au service du travail » (Soares, 2003). En effet, le cadre dont il est attendu qu’il affiche bonne humeur et confiance en toutes circonstances vis-à-vis de son équipe, l’ouvrier à qui l’on refuse le droit de dire sa peur face au danger, ne doivent-ils pas également réaliser un travail émotionnel? On peut ainsi se demander si l’emotional labour ne gagnerait pas à être défini de façon moins restrictive afin de considérer, d’une part, 1) le travail émotionnel effectué par d’autres métiers, y compris lorsqu’il n’y a ni client ni prescription claire et, d’autre part, 2) le travail émotionnel qui n’est pas uniquement conscient et volontaire.

Dans un premier temps, examinons les arguments qui justifient la thèse selon laquelle tout travailleur doit effectuer un travail émotionnel, un emotional labour qui n’est pas totalement réductible à l’emotion work du fait qu’il se déroule dans la sphère du travail. Trois éléments distinguent le champ professionnel (et dans certains cas, le travail domestique) du reste de la vie sociale. Le premier, et pas des moindres, tient à l’importance des enjeux que revêt le travail d’un point de vue subjectif. Travailler est engageant, c’est une expérience affective (Henry, 1987) : on y met nécessairement quelque chose de soi et il nous affecte en retour. Prolongeant cette thèse, la psychodynamique du travail insiste sur l’idée que l’individu est d’abord confronté à la résistance du réel, ce qui a pour conséquence qu’il fait l’expérience émotionnelle de la frustration, de l’échec, du doute, donc d’une certaine souffrance (Dejours, 2001). C’est alors par l’effort, la mobilisation de ses ressources, la persévérance, que le travailleur développe des habilités, et peut éprouver du plaisir. Et cet enjeu subjectif et social est d’autant plus crucial dans les sociétés capitalistes contemporaines, du fait de la centralité qu’occupe le travail (Freyssenet, 1999), de la faiblesse des autres types de liens sociaux et de la puissance des stratégies managériales visant l’enrôlement des subjectivités (Linhart, 2021). Le travail est donc une expérience spécifique et intense, si l’on en croit la sociologie, la psychologie, la philosophie, ou encore l’économie ou l’ergonomie. À ce titre, il procure de nombreuses émotions et requiert un travail émotionnel, lui aussi, spécifique.

Il s’ensuit que l’échec ou la réussite du travail émotionnel peut avoir des répercussions plus importantes que dans d’autres situations sociales de la vie quotidienne, où il est parfois possible d’abandonner et éviter les émotions éprouvantes. Pour un travailleur, ne pas parvenir à performer les émotions appropriées à la situation pourra avoir des incidences sur sa relation à autrui, sur son estime de soi, sur le sens qu’il donne à son travail, sur son identité professionnelle. Ce sont ces questionnements qui peuvent assaillir par exemple le coiffeur qui ne parvient pas à maîtriser le dégoût qu’il ressent lorsqu’il se trouve exposé à la saleté d’un client (Desprat, 2015). Ou le trader qui ne partage pas le plaisir du jeu, l’excitation, l’effervescence, que ses collègues vantent comme étant au cœur du métier (Boussard et Dujarier, 2014; Hassoun, 2006).

Un deuxième élément distinctif, qui n’est pas sans lien avec le premier, tient au fait que le travail émotionnel fourni dans la sphère productive est prescrit et contrôlé. Selon les cas, la prescription est plus ou moins implicite et le contrôle plus ou moins strict. Mais ce travail émotionnel est rendu obligatoire par la relation de subordination inhérente au contrat de travail et qui exerce une contrainte forte et d’une nature bien spécifique, comme Hochschild l’avait bien pointé. Si des marges de manœuvre pour contourner ces règles existent, elles sont inégalement présentes. On attend par exemple plus de travail émotionnel des femmes (notamment du fait d’une naturalisation, chez elles, des émotions altruistes, ou intégratrices)[2] ainsi que des personnes subordonnées et racisées (Jounin, Palomares et Rabaud, 2008) ou encore des prestataires de service (Jeantet, 2003, 2018). Le contrôle et l’évaluation individualisée exercés par le management se traduisent par ailleurs par une simplification et une standardisation des comportements et des expressions émotionnelles, qui tendent aussi, en soi, à façonner la sensibilité.

Enfin, un troisième élément distinctif est le fait que le travail émotionnel effectué dans la sphère productive est répété et répétitif. Cette prégnance a plusieurs conséquences, contrastées. La première est une surcharge, une vigilance constante, une intensité et une intensification, puisque comme d’autres activités, le travail émotionnel est soumis à un impératif managérial et gestionnaire d’accroissement des cadences et de la rentabilité. Il existe une division du travail, y compris du travail émotionnel, dont la charge est plus importante dans les métiers féminins en bas de l’échelle sociale, comme les métiers du soin ou de l’éducation. La deuxième conséquence de cette répétition et de cette spécialisation tient au fait que le travail émotionnel est susceptible d’apprentissage, de développement, de perfectionnement, par l’expérience, des formations, ou encore des échanges entre pairs. Se développent alors des savoir-faire qui caractérisent le professionnel et sont susceptibles d’être reconnus.

On le voit, le travail constitue un champ de la vie sociale dont les caractéristiques justifient de considérer ce qu’il s’y passe sur le plan affectif de manière spécifique. Il génère et mobilise des émotions à plusieurs titres. Ce sont, comme l’étudie Hochschild, les émotions prescrites par l’employeur et, lorsqu’il y en a, par les clients, et que le travailleur tente de performer ou d’éprouver. Ce sont aussi d’autres types d’émotions, qui ne sont pas nécessairement prescrites, mais qui sont générées par le travail et dont il faut bien faire quelque chose. Les lieux, les relations, les conditions de travail, l’activité et ses finalités, les valeurs morales en jeu suscitent de multiples émotions, comme la peur, l’ennui, la fierté… qui peuvent, et parfois doivent, faire l’objet d’un travail (calmer la peur, déjouer l’ennui, cultiver le plaisir, la fierté).

N’est-il pas alors légitime de parler, ici aussi, de travail émotionnel? Mais alors quel type de travail émotionnel? Les émotions seraient-elles nécessairement, comme chez Hochschild, quelque chose qu’il faudrait produire ou moduler pour les conformer à des règles? Ou peut-on envisager, dans cette acception, d’autres statuts des émotions, y compris un rôle actif? Car les émotions ne sont pas seulement agies, elles agissent également. C’est l’un des apports des neurosciences : ainsi Damasio avait montré dès 1995 que, loin de s’opposer à la raison, les émotions jouent un rôle crucial en participant au raisonnement. D’une autre manière, les pragmatistes établissent que les émotions participent de l’évaluation des situations, en leur attribuant un sens et une valeur, ce qui donne aux émotions une importance politique.

Pour tenter d’avancer dans cette direction, la partie suivante présentera une investigation empirique qui montre de quelles manières le travail suscite des émotions non prévues, qui peuvent être problématiques, et qui vont impliquer une forme de travail émotionnel. On verra que ce travail émotionnel procède d’une régulation mais pas seulement : les émotions opèrent aussi une action, en ce qu’elles transforment les situations, les personnes et les valeurs.

2.2. Le rôle actif des émotions : l’exemple d’universitaires

La recherche-action que nous avons menée auprès d’universitaires[3] s’est justifiée par une situation critique qui s’est faite connaitre à travers l’expression d’émotions problématiques, dans le sens où elles présentent un risque. Ce risque concerne des relations sociales (heurtées, violentes, délétères, évitées) et peut mettre à mal les finalités productives (perte d’efficacité, baisse de rendement, de qualité) et/ou la santé (insatisfaction, mal-être, maladie). Thomas Bonnet (2020) parle à ce propos de « risque émotionnel », tandis que Gollac et Bodier (2011) mentionnent la « charge émotionnelle » dans l’identification des risques psychosociaux. Parmi les émotions problématiques figure la peur, qui imprègne très fortement de nombreux milieux de travail. Ces émotions sont alors susceptibles d’être travaillées, transformées, atténuées, régulées, sous une forme collective (Loriol et Caroly, 2008) ou individuelle. Nous nous demanderons d’une part si cette régulation, plus ou moins efficace, peut être assimilée à un type de travail émotionnel et, d’autre part, ce que font les émotions, si elles ont une fonction, ce qu’elles contribuent à déplacer et à réagencer autour d’elles.

Plusieurs enseignants-chercheurs d’un même département ont exprimé auprès de la médecine du travail leur peur, d’une ampleur telle que la cellule de prévention des risques psychosociaux a commandité auprès du CHSCT une enquête, pour tenter de comprendre la situation. Protéiforme (Guénette et Le Garrec, 2016), la peur au travail peut avoir des objets fort divers (peur de se blesser, de son chef, de la sanction, de l’échec, du chômage ou du déclassement…) et elle est parfois énigmatique. Ainsi, il peut être difficile de concevoir la peur éprouvée par des universitaires titulaires, qui ne craignent pas pour leur emploi et qui sont censés travailler dans des rapports non hiérarchisés avec leurs collègues. Il faut en passer par une description fine du milieu de travail pour en saisir les dynamiques. Dans le département universitaire où je suis intervenue, l’équipe de titulaires, tout en se vivant comme très soudée (et s’auto-décrivant comme une « famille »), est sous la pression et le contrôle d’une petite poignée d’entre eux, qui règne sur les autres (lesquels s’en font aussi parfois les relais) de façon arbitraire et par des moyens violents (insultes, cris, menace, chantage, intimidation, sanctions, dévalorisation, humiliation, fausses accusations, stigmatisation…). Ici, la peur est palpable, au point que certains parlent d’un climat de « terreur », et elle a une dimension systémique. Elle est exprimée dans certains entretiens sous couvert d’anonymat, car la règle est le silence : « Il n’y a pas de liberté de parole ».

Cette émotion de peur impacte tout le collectif, qui s’organise autour pour la contenir tout en l’entretenant afin qu’elle continue d’être opérante. Car cette peur arrange certains en leur octroyant « les pleins pouvoirs » : ils choisissent les cours et les horaires qui ont leur préférence, recrutent qui ils décident, ont le contrôle des publications, se trouvent dispensés des tâches administratives les plus ingrates en les délégant à ceux qu’ils disqualifient en tant que chercheurs. Et en ce qui concerne les autres, ceux qui subissent ces pratiques, le constat d’une absence de résistance pousse à se demander si, paradoxalement, ils n’en tirent pas aussi, d’une certaine manière, profit. N’y a-t-il pas là un système duquel tous participent? Mais comment accepter des comportements violents quasi quotidiens et consentir à vivre ainsi, depuis des années, dans un climat de peur?

Pour que la violence, fabriquant la peur, puisse ainsi s’exercer en toute impunité, la norme est l’affichage d’une forme d’insensibilité : absence d’empathie, interdiction de se montrer affecté ou de tomber malade... On ne peut pas parler de sa vulnérabilité ou de celles des autres, au risque d’être désigné comme un traître et d’être stigmatisé. Même le corps a intérêt à ne rien trahir : « On n’a pas le droit de se montrer vulnérable […] On n’a pas le droit de montrer des faiblesses […], ni de dire qu’on est fatigué ou dépassé ».

Qu’on la relativise, la dénie, ou qu’on s’en plaigne en cachette tout en craignant les représailles, la peur se traduit sur les plans psychique (dépression, pensées suicidaires, traumatismes…) et somatique. Certains racontent la « boule au ventre », les cauchemars à répétition, les sensations de vertige, la prise soudaine et importante de poids, etc.

« Ça virait au psychodrame en permanence […] c’était épuisant. Moi quand j’allais à ces réunions, je prenais toujours X… c’est un médicament, qui calme […] On arrivait avec la boule au ventre, en se disant, ‟qu’est-ce qu’il va encore se passer?!”. Alors qu’objectivement, c’est toujours pareil, on peut se dire, ”Ben, ce n’est rien, quoi ! Ce n’est pas…”. Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe… »

Chacun se débrouille comme il le peut. À l’approche des réunions hebdomadaires, plusieurs en sont réduits à prendre des anxiolytiques afin de « calmer » la peur. Car les tactiques de gestion des émotions décrites par Hochschild ne fonctionnent pas - techniques corporelles (respirer calmement), expressives (arborer un sourire serein) et cognitives (agir sur les représentations, par exemple se convaincre que ce n’est pas si grave, comme évoqué dans la citation ci-dessus dans la phrase : « On peut se dire : ‟Ben, ce n’est rien !” »). La suite de l’interview (« Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe ») dit l’échec des stratégies déployées pour réduire l’intensité des émotions de peur.

Le destin de l’émotion de peur n’est donc pas ici celui d’une régulation, collective ou individuelle, qui permettrait de résister contre l’oppression et de réinstaurer des conditions de travail sereines. Les émotions de peur et les émotions agonistiques (colère, agressivité) se déploient sans frein, tandis que, parallèlement, la souffrance est tue. Coexistent donc des traitements différents des émotions, selon leur type et leur fonction. L’une des clefs explicatives de l’empêchement à résister et réguler la peur se trouve dans l’anesthésie des émotions de souffrance et d’empathie, une forme d’insensibilité, d’indifférence, de relativisme, parfois de cynisme, qui est apparue comme étant la norme s’appliquant, avec plus ou moins de succès, à l’ensemble des membres du département. De nombreux exemples pourraient être donnés. Lors des réunions collectives, où la tension et l’autocensure sont palpables, la souffrance est d’abord niée par ceux qui prennent la parole – alternant, chez une même personne, des affirmations arguant que « Tout le monde va très bien ici, je ne comprends pas où est le problème » à d’autres banalisant la situation « Eh bien oui, on souffre tous, c’est normal! ».

Pendant longtemps, donc, la souffrance est déniée, y compris par ceux qui souffrent le plus. Ainsi en est-il de cette enseignante-chercheuse qui dit rétrospectivement qu’elle a été « démolie », « écrasée », selon ses propres termes, par certains collègues, et a petit à petit renoncé à son activité de chercheuse, qu’elle aimait pourtant et dans laquelle elle avait auparavant excellé.

« J’ai publié à l’extérieur, mais je n’ai pas jamais réussi à publier dans le centre de recherche, parce qu’on était constamment repris […] C’était un centre de recherche qui était très dur, très cassant. […] C’est une grosse blessure, le fait qu’à un moment, je n’ai plus réussi à écrire parce que j’avais l’impression qu’à chaque fois que je proposais un truc, j’étais contré dans mes propositions […] À un moment, ça s’est tari. »

Ce qui frappe, dans cet entretien comme dans beaucoup d’autres, c’est le discours lisse, neutre, de l’intéressée et sa tentative d’épargner ses collègues. Nulle colère ou rancœur ne transparait. Tout en étant consciente des causes de son désinvestissement de la recherche, elle continue à s’attribuer à elle-même la responsabilité de son « échec » et de son « incapacité ».

« Je n’ai jamais réussi à publier […] Je me suis dit ‟je ne rentre pas dans le moule”, donc j’ai laissé un peu tomber […] Ça n’marchait pas, ça n’marchait pas! […] C’est moi qui avais un problème par rapport à ça, je pense. Je n’arrivais pas à me couler dans le moule. »

« Je n’arrivais pas à travailler sur ce qui m’intéressait. C’est moi qui n’y arrivais pas… »

Il y a un masquage, une minoration de la violence systémique et une certaine surdité à sa propre souffrance. Ce n’est qu’à la fin de l’entretien et alors qu’elle a quitté le département depuis plusieurs mois, que l’interviewée s’autorise à pleurer et à établir un lien entre la dévalorisation subie et son renoncement à la recherche - lequel a eu pour ses collègues le double avantage d’éliminer une potentielle concurrente peut-être plus brillante, et de leur épargner un travail ingrat - car elle a pris en charge, pour compenser, une grande part du travail administratif conditionnant la bonne marche du département.

La peur, paradoxalement, n’est pas simplement le signe ou la conséquence d’un dysfonctionnement. Elle agit. Elle participe des conditions pour que tous se sentent appartenir à une équipe privilégiée, soient convaincus d’avoir cette chance d’être accepté, intégré, en dépit des conditions difficiles de travail au fil des réformes néolibérales qui détériorent le quotidien (intensification, compétition, raréfaction des postes, précarisation, complexification et ineptie des procédures, brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie privée…). La peur soude l’équipe par des liens d’interdépendance, par une attention constante et inquiète à ce que les autres peuvent dire, penser ou faire. Elle a aussi comme conséquence, pendant un temps en tout cas, que, associée à l’anesthésie de la souffrance, beaucoup supportent la surcharge de travail, l’injustice, la dévalorisation, l’autorité, le climat de peur lui-même.

Même si elle a des conséquences néfastes sur la santé, la peur est ici fonctionnelle. Il faut donc la cultiver et l’instrumentaliser pour qu’elle joue son rôle. Il y a certes de la manipulation et des comportements violents chez un petit nombre, qui nourrit la peur. Mais à côté de cela, et c’est ce qui nous intéresse davantage, on observe également un travail émotionnel collectif, cette fois déployé à l’échelle de l’ensemble du département, qui vise à rendre la peur supportable sans l’amoindrir, et à rendre pérenne une situation qui n’aurait pas dû l’être.

Ce travail émotionnel consiste, comme évoqué dans les extraits d’entretiens, à étouffer sa souffrance. C’est à ce prix que les uns et les autres peuvent se conformer à la norme d’indifférence, de façon aboutie pour ceux qui ont le plus de pouvoir, de façon imparfaite pour d’autres, dont la souffrance perce. L’image d’un département où il fait bon vivre, la conviction qu’on est privilégié d’en faire partie, font illusion et jouent leur rôle intégrateur. Ce travail émotionnel prend place au sein de ce que Christophe Dejours (1980) nomme une stratégie et une idéologie défensives. Plusieurs éléments sous-tendent cette hypothèse d’une idéologie défensive collective, produisant une forme de cécité, empêchant de percevoir, de penser et de ressentir certaines dimensions du réel, et amenant une certaine confusion. Le récit de l’enseignante-chercheuse est patent lorsqu’elle explique avoir tout à coup, à l’occasion d’un événement critique, comme découvert la supercherie : c’était pour elle « comme si un voile s’est déchiré », révélant « cette espèce d’hypocrisie, cette imposture de la ‟famille” ». « C’était bouleversant », répète-t-elle en pleurant dans l’interview, exprimant la grande confusion dans laquelle l’événement critique l’a plongée, ne sachant alors plus « où est la vérité » et « ce qu’il fallait faire, ce qu’il ne fallait pas faire ».

Cette idéologie défensive s’apparente ici, en certains points, à une idéologie virile. Associée à une hyperactivité, elle est fréquente dans les milieux de travail masculins, des ouvriers aux cadres dirigeants. Elle concerne aussi des femmes qui adhèrent aux valeurs viriles, dominantes dans la société en général et a fortiori dans le monde du travail, qui associent la force avec l’invulnérabilité (Connell, 1995; Dulong, Guionnet et Neveu, 2012). Ici, dans ce collectif mixte à dominante féminine, une émotion échappe à la norme d’insensibilité : la peur. C’est une différence avec ce qui est dépeint dans l’étude ergonomique menée par Baratta, Cru et Dupont (1993) auprès des ouvriers du bâtiment, où la peur (de l’accident) est évincée par une croyance partagée en son invincibilité. Déni du risque, déni de la peur, les ouvriers peuvent continuer à travailler. Si la peur est au contraire ici entretenue et reconnue, elle est néanmoins passée sous silence. On doit la supporter, au même titre que la surcharge de travail, parce qu’on est forts et robustes. Comme les ouvriers du bâtiment, les membres du département mettent ainsi à distance les affects en se durcissant et en déniant leur propre vulnérabilité et celle de leur entourage. En s’insensibilisant, ils s’interdisent, et interdisent aux autres, de se plaindre et même d’éprouver des émotions de souffrance. « On n’a pas le droit » d’aller mal, parce que ce serait mettre en question, et en péril, la stratégie défensive collective, basée sur le déni et sur la norme d’insensibilité. On voit qu’ici les sensibilités se trouvent transformées par le travail émotionnel réalisé, dans le cadre d’une stratégie défensive. Il résulte de ce travail une perte de sensibilité qui a des conséquences sur les comportements, les représentations, les actions et réactions. Ailleurs, ce sont des formes de sensibilité qui sont aiguisées et cultivées, processus que décrit Antoine Hennion (2009), à propos des amateurs de vin, de musique et d’escalade, comme une « technique collective pour se rendre sensible aux choses, à son corps, à soi-même, aux situations ». Dans les deux cas, bien que de manières différentes, il y a bien construction d’une culture émotionnelle, d’une communauté de sensibilité, ou d’insensibilité, ici en s’amputant d’une capacité à éprouver, qui fait advenir une réalité sui generis et qui passe par une forme de travail.

Un petit groupe cependant se parle, sous le sceau de la confidence, déplorant ce climat mortifère mais, très minoritaire et démuni, il ne parvient pas à agir, ni sur les émotions, ni sur les règles de sentiment, ni sur les comportements violents. Parler et se reconnaître dans ce que subissent également, ou ont subi par le passé, certains collègues, se soutenir moralement, permettent juste, pendant un temps, de ne pas sombrer tout à fait. Mais c’est aussi une infraction à la norme, et peut-être une brèche dans l’idéologie défensive, qui est moins opérante et secourante pour ces personnes-là, qui sont aussi celles qui vont le plus mal. C’est l’une d’elles qui tire la sonnette d’alarme, en décompensant, lorsque des limites sont franchies dans la maltraitance et le cynisme. Et c’est cette émotion critique qui permet que les dysfonctionnements éclatent au grand jour (l’image d’une bombe qui explose, d’un tsunami, est mainte fois évoquée dans les entretiens), justifiant la décision d’une enquête. Finalement, si la crise et l’intervention n’ont pas tout résolu ni reconfiguré entièrement les manières de faire et les normes émotionnelles, cet événement a affirmé, pour les membres du département, un cadre qui manquait en nommant et en faisant une place aux émotions.

Conclusion : les émotions comme travail

Il s’est agi dans cet article de montrer que, dans la sphère professionnelle où les enjeux subjectifs sont cruciaux, les émotions sont à la fois travaillées et mises au travail. Nous avons également soutenu l’idée que le travail émotionnel peut être conçu et analysé sur différents plans et que les émotions, loin d’être seulement un risque qu’il s’agirait de réduire, peuvent être également une chance, une occasion, un enrichissement ou une forme de résistance. Le travail émotionnel gagne ainsi à être appréhendé non pas uniquement au niveau conscient et volontaire mais également non conscient, somatique et relationnel, afin de répondre aux enjeux heuristiques de compréhension des phénomènes ainsi qu’aux enjeux d’action et de prévention. Il semble en effet que réhabiliter les émotions, dans leur puissance agissante, constitue un enjeu majeur dans un monde capitaliste qui les a mises à distance et qui produit de la souffrance, de la pathologie et de l’isolement, en plus de dégâts écologiques irréversibles.

Nous avons vu, dans l’exemple des enseignants-chercheurs, que le travail émotionnel réalisé est important et coûteux. Il consiste essentiellement à faire taire les émotions de souffrance et à entretenir et supporter un climat de peur. La peur agit sur le collectif pour le souder et sur les individus dans le sens d’une conformation et d’une docilité. L’anesthésie de la souffrance permet de tenir et, jusqu’à un certain point, de ne pas s’embarrasser du mal-être des collègues, comme du sien. Les émotions sont donc régulées collectivement mais elles agissent également pour façonner localement un milieu productif et relationnel, pour donner du sens à ce qui se passe, pour permettre ou empêcher telle ou telle conduite.

Considérer la potentialité agissante des émotions rejoint l’idée défendue par les théories féministes du care selon laquelle les émotions, loin de s’opposer à la raison, ont la capacité de pointer ce qui compte vraiment, ce qui a une valeur. L’anesthésie affective qui prévaut dans le collectif de travail étudié a fourni un terreau qui a permis que soient commis des actes répréhensibles (violence, stigmatisation, diffamation…), jusqu’à ce que, par la décompensation de l’un de ses membres, des émotions intenses et critiques s’autorisent à s’exprimer et viennent souligner et réhabiliter les valeurs morales bafouées.

Ainsi, on pourrait considérer que les émotions opèrent un travail : un travail de l’émotion et non seulement sur l’émotion. C’est la thèse de John Dewey, lorsqu’il parle du « travail réel » de l’émotion, en ce sens que celle-ci opère une liaison entre les expériences, entre le sujet et le monde, entre les ressentis et la pensée. Dans son texte sur la dimension esthétique de l’expérience, le philosophe écrit :

« L’énergie émotionnelle exécute une vraie tâche; elle accomplit quelque chose. Elle évoque, assemble, reçoit ou rejette souvenirs, images, observations, et les façonne en un ensemble dont toutes les parties sont harmonisées par un même sentiment émotionnel immédiat ». Dewey (1977/2005[4], p. 190)

C’est aussi ce qu’écrit, dans la continuité, Louis Quéré (2012), qui évoque également un « travail de l’émotion », en ce que cette dernière « configure ce qui la provoque », réorganise l’expérience et « sonde » nos valeurs. Les émotions sont le fruit et l’occasion de réajustements constants avec ce qui nous entoure, puisqu’elles expriment, à travers notre attitude corporelle, notre rapport au monde (Merleau-Ponty, 1945). Les émotions agissent, se déplacent, se transforment dans leur dynamique propre et elles nous transforment, en même temps qu’elles transforment les situations où elles émergent et prennent place. Elles contribuent à définir le collectif et l’institution où elles s’expriment, ou se taisent, et occasionnent des recompositions psychiques et/ou sociales. Ouvrir le concept de travail émotionnel proposé par Hochschild pour penser le travail sur, avec et des émotions revêt donc une importance majeure.