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La manière dont la science est mobilisée dans la gestion de technologies dangereuses s’est retrouvée au centre de l’attention à l’automne 2017 en Europe. De nombreux pays membres se sont opposés à la réautorisation du glyphosate, une substance active contenue dans de nombreux herbicides, malgré l’avis favorable des agences sanitaires communautaires. C’est la capacité de ces agences à produire une expertise indépendante qui était remise en question. En décrivant les dispositifs équipant la reconnaissance des maladies professionnelles en France, Emmanuel Henry apporte un éclairage original sur ces questions. Il dépasse les réflexions sur l’indépendance de l’expertise pour interroger les effets inhérents à cette manière particulière de mobiliser la science. Deux dispositifs sont décrits : les tableaux de maladies professionnelles et les valeurs limites d’exposition (VLEP). L’ouvrage est organisé en deux parties et quatre chapitres.
Le point de départ de la première partie est le fonctionnement problématique du système français de reconnaissance des maladies professionnelles dans le cadre de l’AT/MP, branche de la sécurité sociale chargée de repérer et réparer ces maladies. En dehors des cancers liés à l’amiante et des troubles musculo-squelettiques, il ne reconnaît que 850 maladies liées à l’activité professionnelle chaque année, ce que l’auteur dénonce comme une sous-reconnaissance criante.
Le premier chapitre décrit les tableaux de maladies professionnelles, sur lesquels repose ce système de reconnaissance de l’AT/MP. L’accent est mis sur les effets de ce dispositif et Henry nous montre qu’il impose un « régime de visibilité/invisibilité » qui aboutit à la sous-reconnaissance dénoncée. Le fonctionnement par tableaux implique en effet une définition restrictive de la maladie comme du lien entre exposition et pathologie, qui tend à rendre très visibles certaines maladies et rend la détection d’autres beaucoup plus complexe. Il a aussi pour effet de brider très fortement les négociations. Si industriels, scientifiques et syndicats se confrontent dans l’établissement de ces tableaux, les discussions sont limitées par la logique même du dispositif : il est très difficile d’y proposer une manière alternative d’envisager la reconnaissance des maladies professionnelles. Tous ces facteurs convergent vers une paralysie du système, qui n’évolue pas malgré le faible nombre de maladies qu’il contribue à reconnaître.
Le deuxième chapitre va plus loin en interrogeant la place des connaissances scientifiques dans ce dispositif. Henry montre que les savoirs qui équipent le domaine de la santé au travail ont connu de profondes évolutions, qui ne se sont pas traduites par une réforme du système de reconnaissance des maladies professionnelles. L’hypothèse qu’il défend est même que le recours accru à l’expertise scientifique, et plus particulièrement la mise en place de phases d’expertise autonome, ont contribué au verrouillage du système de reconnaissance des maladies professionnelles.
La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à un second dispositif : les valeurs limites d’exposition (VLEP), qui sont des niveaux de concentration de produits dangereux au-delà desquels les travailleurs ne doivent pas être exposés. Les grandes lignes de l’argumentation développée dans les deux premiers chapitres sont reprises. Henry continue à s’intéresser à la manière dont les dispositifs contribuent à solidifier des rapports de force ainsi qu’à la place de la science dans ce processus.
Dans le troisième chapitre, Henry montre que les VLEP sont une technologie complexe : elles portent en elles-mêmes la reconnaissance d’un certain niveau de risque et ne fonctionnent que si les débats qui président à leur élaboration ont lieu de manière très discrète, confinée. Leur utilisation en politique conduit donc paradoxalement à une euphémisation du risque. L’auteur montre également que, comme dans le cas des tableaux de maladies professionnelles, le fait d’autonomiser une phase d’expertise scientifique n’a pas permis de s’extirper de logiques de rapport de force, mais a seulement contribué à figer certaines configurations.
Le quatrième chapitre offre une description fine de cette configuration puisqu’il décrit la manière dont les VLEP sont structurellement favorables aux acteurs industriels. Si la nature même du dispositif (délais d’évaluation, contrôles ardus) est explicative de ce biais, c’est une fois de plus par la science que le bât blesse. Henry défend l’hypothèse selon laquelle la technicisation des débats est automatiquement favorable aux acteurs industriels, en dépolitisant les enjeux et en exigeant de lourdes ressources, que ne peuvent assumer ONG et syndicats.
La sociologie que développe Emmanuel Henry dans cet ouvrage est fondamentalement une sociologie du dispositif. Ce sont bien les effets de cadrage et de contrainte de deux dispositifs d’action publique qui forment le cœur de son argumentation. Ce parti pris donne à l’ouvrage ses forces, mais aussi ses faiblesses.
En se concentrant sur les effets des dispositifs qui équipent les politiques de santé au travail, Emmanuel Henry parvient à contourner de façon assez magistrale deux difficultés. La première est une difficulté empirique. Contrairement aux États-Unis, où le système judiciaire peut donner accès aux archives d’acteurs industriels, il est difficile en France de récolter des données sur l’action de ces acteurs. En mettant au centre de son raisonnement la manière dont les dispositifs servent structurellement les intérêts industriels, l’auteur offre une solution originale à ce manque de données. Mais le véritable intérêt de cette approche est la sortie d’une vision manipulatoire de l’action des acteurs, qui place le travail d’Henry dans une tradition de sociologie compréhensive très fine. Plutôt que d’imaginer des industriels machiavéliques sociologiquement improbables, Henry préfère montrer que ces derniers n’ont finalement pas à se démener, puisque les dispositifs en place leur sont structurellement très favorables. Il prouve en fait que les organisations et leurs outils sont de formidables espaces de « solidification de biais », pour reprendre une expression du politiste Schattschneider.
L’extrême attention prêtée aux dispositifs est malheureusement aussi porteuse du grand défaut de l’ouvrage : Henry ne nous montre jamais ce que font les acteurs quand ils ne sont pas enrôlés dans les deux dispositifs décrits. Or, on sait que l’action publique n’est pas un espace uniforme et que les acteurs peuvent jouer dans différentes arènes simultanément. Ce manque est d’autant plus criant que le livre est construit sur un mystère empirique qui nécessiterait ce pas de côté. La question fondamentale est finalement de savoir pourquoi des dispositifs aussi peu satisfaisants, « a priori problématiques », tiennent le coup. Si Henry se montre très clair sur la capacité de ces dispositifs à produire des effets de verrouillage, on ne peut s’empêcher d’imaginer que s’ils tiennent, c’est peut-être aussi parce qu’ils ne sont qu’une partie d’un écosystème de politique publique qui les dépasse. Ce manque est particulièrement frappant dans la première partie de l’ouvrage, où l’auteur évoque de manière allusive la mise en place dès 1993 d’un système complémentaire de réparation des maladies professionnelles. Il évacue trop rapidement les raisons de son apparition, mais surtout ses conséquences : on aurait aimé voir les usages stratégiques faits par les acteurs de cette adjonction au mécanisme des tableaux de reconnaissance. De la même manière, Henry rappelle régulièrement la nécessité pour les dispositifs qu’il décrit de fonctionner de manière confinée. La vraie question serait de savoir comment ce niveau de confinement est assuré, et c’est via la description de l’action des acteurs dans une diversité d’arènes que l’on pourrait y répondre.
Malgré cet accroc dans l’argumentation, le travail d’Emmanuel Henry reste très stimulant. L’ouvrage est irrigué de la mécanique intellectuelle chère à Joseph Gusfield, que ce dernier qualifiait « d’ironie sociologique ». Pour mieux questionner les effets des dispositifs qu’il étudie, Henry imagine en permanence comment les choses auraient pu être agencées autrement. Et c’est en questionnant ainsi ce qui paraît contingent que la sociologie développe un discours fécond sur l’action publique. Cette posture fonctionne au plus fort quand Henry questionne la place des savoirs scientifiques dans les politiques de santé au travail. Une littérature fournie s’est intéressée aux effets de l’expertise et aux limites de cette manière d’enrôler dans la science dans l’action publique. Mais Henry va plus loin et pose finalement la question du bien-fondé de l’appel systématique à la science dans le cadre des politiques de santé au travail, qui éclipse la possibilité de négociations. Une position presque subversive, alors que la croyance en une expertise autonome ne semble absolument pas remise en question en dehors de travaux comme celui-ci.