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Introduction : salles obscures pour temps incertains

Vous savez, maintenant que je suis devenue adulte et réalisatrice, je me rends compte que […] la monstruosité qui fait peur à certains et qui traverse mon travail, c’est une arme et c’est une force pour faire repousser les murs de la normativité qui nous enferme et qui nous sépare. Parce qu’il y a tant de beauté, d’émotion et de liberté à trouver dans ce qu’on ne peut pas mettre dans une case, et dans ce qui reste à découvrir de nous. [Merci de] reconnaitre […] le besoin avide et viscéral qu’on a d’un monde plus inclusif et plus fluide. Merci […] d’appeler pour plus de diversité dans nos expériences au cinéma et dans nos vies. Merci au jury de laisser rentrer les monstres[1].

C’est par ces mots que la réalisatrice française Julia Ducournau[2] a clos en 2021 son discours de réception de la Palme d’Or du festival de Cannes 2021 accordée, non sans polémiques, à son film Titane. Manière de rappeler que, si la presse spécialisée l’a parfois présentée avant tout comme la figure de proue d’un nouveau contemporain du cinéma de genre francophone, la pierre de touche de l’ensemble de son travail n’est autre que le thème des possibles, méandres et embuches du devenir soi-même hypermoderne[3]. Cela ne peut qu’intéresser une compréhension des tâches de la philosophie de l’éducation et de la formation aujourd’hui comme devant avant tout s’attacher, comme l’écrit Pierre Statius, à penser et à éclairer :

une révolution démocratique qui, outre les évidentes modifications de l’ordre politique et social, affecte en profondeur l’ordre anthropologique et l’ordre philosophique – la question « qu’appelle-t-on penser en démocratie? » est topique. De telle sorte que, en partant de cette hypothèse, on peut sans crainte soutenir l’idée que l’éducation est bouleversée par cette révolution à la fois dans ses dimensions philosophique et anthropologique, épistémologique et politique. Le travail philosophique [à mener est alors celui de] définir les contours d’une expérience démocratique de l’éducation qui peine à émerger dans le temps qui est le nôtre. Nous entendons par expérience démocratique la corrélation, dans notre culture des modernes, entre une forme de subjectivité, un type de normativité et des domaines de savoir.

2016, p. 73

Notre propre investissement de ce travail intellectuel[4] s’est tôt focalisé sur la notion d’individualisme démocratique à titre de fil rouge et sur son travail à partir de cadres d’analyses issus de la philosophie politique et morale contemporaine (Roelens, s. d.). Il nous est cependant rapidement apparu que cela impliquait, pour que cette ambition heuristique puisse se réaliser, de nous intéresser aussi aux imaginaires contemporains du devenir individu, et de conduire des travaux herméneutiques sur des oeuvres qui, dans ce domaine, ne donnent pas moins à penser et n’éclairent pas moins nos temps incertains que certains écrits théoriques en sciences humaines et sociales (Gauchet, 2003, p. 449-450). L’étude dont ce travail rend compte s’inscrit ainsi dans la continuité de précédents travaux (Roelens, 2018, 2021a, 2021b, 2023c) visant à enrichir notre compréhension de la formation de soi hypermoderne en nous plongeant, comme nous le ferons ici, dans des oeuvres cinématographiques de formation, en faisant valoir pour cela les ressources heuristiques plus spécifiques d’un ancrage en philosophie de l’éducation et de la formation[5].

Si la maitrise esthétique de Ducournau a été, dès ses premières oeuvres, largement reconnue et soulignée, la réception du contenu narratif du « message » ou de la vision du monde (Weltanschauung) de ses longs métrages s’est, elle, largement effectuée dans un contexte global de panique morale (Ogien, 2004). Les épithètes décrivant des ressentis physiologiques (« écoeurant », « répugnant »…) ou portant des jugements moraux à l’emporte-pièce (« choquant », « scandaleux »…) ont parfois occupé le devant de la scène. Il est permis de penser que, dans ce cas comme dans ceux d’autres paniques morales, ces réactions épidermiques en disent plus sur les imaginaires moraux et culturels de celles et ceux qui s’y livrent que sur l’oeuvre qui en est la source et l’objet en elle-même. Une chose – nécessaire – est sans doute de rappeler alors l’importance de la liberté de création, y compris d’oeuvres pouvant choquer, voire offenser, certaines ou certains, pour la vie démocratique hypermoderne (Ogien, 2007). En ce sens-là, un minimalisme moral appliqué aux questions esthétiques en démocratie est un allié précieux pour qui cherche à penser l’éducation et la formation dans la démocratie (Ogien, 2013; Roelens 2021c). Mais cela est bien loin d’apaiser le potentiel heuristique de ces situations. Trop souvent, nous semble-t-il, l’écume de controverses aux prises de position passionnelles a contribué à voiler l’essentiel, c’est-à-dire ce que le cinéma de Ducournau comporte de saisie sur le vif, sous une forme esthétique et fictionnelle, d’un nouveau paradigme dans la compréhension de la subjectivité individuelle, de ses permis et de ses possibles, qui se cherche dans les sociétés des individus contemporaines (Gauchet, 2017). C’est à proposer une mise au jour synthétique de ce qui nous parait être cet essentiel, s’agissant des conditions hypermodernes de la formation de soi, que nous souhaitons nous consacrer ici. Nous nous demanderons en particulier quelles sont dans ce domaine, pour Ducournau : 1° les justes parts respectives du donné et du choisi, de la norme et de la marge, de l’individuel et du collectif…; 2° les raisons et les moyens de déconstruire aussi profondément que possible les constructions archétypales ou stéréotypiques limitantes.

Dans une première partie, nous poserons les jalons clés pour saisir ce que nous tentons dans cette étude, et préciserons davantage à la fois les intentions, les ressorts et les limites assumées de cette dernière.

Dans une seconde partie, nous pourrons donc entrer de plain-pied dans ce qui fait la valeur et le propos de l’oeuvre cinématographique de Ducournau en tant qu’oeuvre de philosophie de l’éducation et de la formation sous une forme originale, dans sa capacité à tracer à l’écran nombre de perspectives et prospectives stimulantes sur le sujet hypermoderne et son advenue.

Une brève ouverture conclusive nous permettra de revenir sur deux idées clés – à portée normative à la fois assumée et ample – des films de cette réalisatrice, à savoir le besoin actuel conjoint d’un profond désencombrement des carcans identitaires et d’une abolition (sans négation) des privilèges du donné dans la construction subjective individuelle.

Quelques jalons pour une étude ciblée

Ce que l’on va lire ici n’est bien sûr qu’un possible d’exposition constituant la mineure part émergée d’un panorama analytique potentiel (et conduit) bien plus vaste. Deux logiques ont donc guidé nos choix rédactionnels : d’abord rendre le propos accessible, y compris aux personnes connaissant peu ou mal l’oeuvre étudiée; ensuite, composer notre texte comme une forme de balise pouvant ouvrir à l’avenir sur des prolongations et des discussions de notre part et/ou de qui voudrait en partir. Cela implique que, pour des raisons d’espace, nous passons rapidement sur des choses (en particulier sur le plan méthodologique) que nous avons eu l’occasion de développer en longueur et en propre ailleurs. Nous allons d’emblée à l’épure s’agissant de la présentation de nos concepts d’analyses clés dont nous n’ignorons pas qu’ils pourraient chacun faire l’objet, eux aussi, d’études en propre.

Corpus

Toujours dans une double logique de compacité et de cohérence du propos, nous nous concentrons ici sur les deux longs métrages cinématographiques de Ducournau : Grave, sorti en 2016 et couronné notamment du prix Louis-Delluc du meilleur premier film, et Titane, qui lui apporte la consécration en lui valant la première palme d’or cannoise remportée seule par une réalisatrice[6]. C’est uniquement de ces deux oeuvres que nous proposerons ci-après un résumé substantiel. Cela implique d’admettre d’emblée plusieurs limites à un propos dont un développement à la mesure du potentiel que recèle déjà l’oeuvre de Ducournau exigerait plutôt un ouvrage qu’un article. Nous laissons donc en marge de notre texte les courts-métrages réalisés par cette créatrice (Corps-Vivants, en 2005, Tout va bien en 2007, et Junior en 2011, ce dernier étant une forme de galop d’essai de ce que deviendra Grave avec le même couple central personnage-actrice) ainsi que les films dont elle écrit le scénario sans les réaliser elle-même. Certains de ces éléments sont néanmoins présents en arrière-plan de notre parcours réflexif, ne serait-ce que parce que la collaboration de la créatrice avec son actrice récurrente, Garance Marillier, s’y enracine.

Il nous faut en revanche dire un mot à titre de préambule du premier long métrage de Ducournau, un téléfilm coréalisé avec Virgile Bramly en 2012 et intitulé Mange[7]. Celui-ci met en effet en scène Laura, une ancienne victime de harcèlement scolaire (en raison de son surpoids et de rumeurs sur ses supposées nombreuses expériences sexuelles) chez qui cette expérience a provoqué des troubles du comportement alimentaire et une addiction à la drogue. À l’âge adulte, devenue avocate, Laura retrouve dans un groupe de parole de personnes souffrant de boulimie la personne (Shirley) ayant été à l’origine de ce harcèlement et qui l’avait affublée du surnom de « Laura-dans-le-cul », mais qui ne la reconnait pas. Elle entreprend alors de se venger, espérant ainsi rompre avec l’image d’elle-même adolescente qui s’applique à réapparaitre régulièrement pour perturber sa vie d’adulte… jusqu’à la scène finale du film où elle contemple son corps dans un miroir brisé en l’appréciant enfin. Comme on le verra, nombre de thèmes présents ici à l’état germinatif se retrouvent dans ses deux films majeurs. Précisons d’emblée que la présentation que nous en faisons se veut moins un exercice de synopsis équilibré au prorata du temps consacré dans le récit à chaque péripétie – même s’il nous faudra à chaque fois en restituer la trame générale – qu’une centration stratégique d’emblée sur les objets les plus intéressants du point de vue de l’éducation et de la formation.

L’héroïne de Grave, Justine[8], est une jeune fille de seize ans à haut potentiel intellectuel qui intègre, en tant qu’interne et avec plusieurs années d’avance dans son parcours scolaire, l’école de formation au métier de vétérinaire où ses parents s’étaient jadis connus et formés eux-mêmes. Sa grande soeur (Alexia) y réalise le même cursus en tant qu’élève de la promotion précédente. À peine arrivée, elle est confrontée d’abord à la non-satisfaction de sa demande de collocation avec une autre étudiante féminine (elle devra cohabiter avec Adrien, étudiant gay au fort tempérament n’ayant pas les mêmes facilités scolaires qu’elle), à un bizutage particulièrement féroce[9] et soutenu, à sa grande surprise, par sa propre soeur, et à une réputation familiale l’ayant précédée auprès des enseignant.e.s (laquelle lui vaut souvent admiration, mais aussi plus rarement rejets et vexations). Végétarienne, par tradition familiale, jusqu’à son départ du domicile parental, elle est contrainte lors d’une étape du « baptême » des bizuts de consommer de la viande crue, ce qui lui vaut d’abord les symptômes d’une intoxication alimentaire et une consultation médicale au cours de laquelle on apprend que Justine est également vierge. Par la suite, elle développe d’une part une faim irrépressible de viande crue – animale d’abord, humaine ensuite – et d’autre part un désir sexuel ardent qui se focalise en particulier sur son colocataire Adrien (qui l’accueille avec perplexité, car lui-même vivait le départ de son milieu d’origine discriminant pour l’internat comme l’occasion de pouvoir enfin assumer pleinement son homosexualité). Elle entretient avec sa soeur une relation complexe, faite alternativement de fortes complicités, de soutiens en tous genres et de rejets, jusqu’à ce qu’Alexia soit blessée lors d’une de leur dispute et qu’elle découvre le cannibalisme de sa benjamine qui profite de sa perte de connaissance pour dévorer son doigt. À peine sortie de l’hôpital, elle révèle alors à Justine ses propres tendances anthropophages à la fois plus assumées subjectivement et plus organisées, puisqu’elle a mis au point une véritable méthode de « chasse » consistant à provoquer des accidents de la circulation sur une route isolée pour se repaitre des victimes avant l’arrivée des secours (technique qu’elle tente d’apprendre à Justine qui s’y refuse). Vexée, Alexia profite de l’ébriété de Justine lors d’une fête dans un hôpital à proximité d’une morgue pour tourner sur son téléphone intelligent une vidéo – qui devient bientôt virale – où Justine tente de dévorer un cadavre (comme Adrien le révèle à cette dernière peu après). Les deux soeurs se battent puis semblent se réconcilier, avant que Justine – renonçant à enfermer sa soeur dans sa propre chambre – rejoigne le lit d’Adrien. Au réveil, elle découvre ce dernier mort et partiellement dévoré, croit en être la cause et comprend ensuite que c’est Alexia qui, pendant la nuit, a commis ce crime. Elle est emprisonnée, et le père de Justine révèle alors que leur mère est aussi cannibale.

Le film Titane s’ouvre, lui, sur un accident de voiture dont est victime une jeune fille nommée Alexia (jouée par Agathe Rousselle, par ailleurs entrepreneure de presse et de mode mettant en avant la non-binarité de genre), lui causant des blessures graves dont elle ne réchappe qu’au prix du renforcement de son crâne trépané au moyen d’une plaque de titane. Elle en garde de voyantes cicatrices, certaines séquelles psychologiques et une attirance sensuelle irrépressible pour les voitures. Devenue adulte, elle travaille comme showgirl dans un showroom automobile et est fréquemment, à l’issue de ses prestations remarquées, cible du harcèlement sexuel de ses admirateurs et admiratrices comme de ses collègues des deux genres. Si elle les repousse d’abord vertement puis ne tarde pas à les éliminer physiquement[10], elle vit en revanche une étrange vie sexuelle avec des véhicules automobiles qu’elle parvient mystérieusement à animer par ses danses. Réalisant de concert qu’elle est enceinte d’un être mi-humain, mi-mécanique à l’issue de ces rapports et que l’étau policier se resserre autour d’elle, Alexia élimine ses parents puis modèle violemment son visage à l’image du portrait-robot vieilli en images de synthèse d’un certain Adrien, enfant disparu depuis dix ans et faisant l’objet d’avis de recherche multiples placardés çà et là. Le père dudit Adrien, un commandant de caserne de pompier bodybuildé accro aux stéroïdes nommé Vincent, est alors convoqué par la police, reconnait Alexia/Adrien comme son fils et l’accueille à la caserne. À mesure que la grossesse hybride d’Alexia/Adrien progresse et l’affaiblit, Vincent lui-même, rattrapé par l’âge et ses addictions, développe des troubles cardiaques et connait des pulsions suicidaires. Les deux se protègent néanmoins mutuellement et développent un amour inconditionnel, y compris lorsqu’Alexia révèle à Vincent sa vraie identité. Leur relation est interrompue par la mort en couche de la jeune femme à l’issue de laquelle le commandant, dévasté, recueille un nouveau-né huileux au corps plaqué de titane.

Du travail d’analyse

Nous avons décrit et présenté ailleurs la méthode d’analyse que nous mettons ici en oeuvre comme une herméneutique culturelle de l’éducation/formation[11] (Roelens, 2019, 2022a). Celle-ci s’inspire respectivement : 1° de l’herméneutique (Ricoeur, 1969/2013, 1986) en tant qu’art de discerner le discours dans les oeuvres culturelles et d’en suggérer ensuite des interprétations heuristiques; 2° de l’histoire culturelle (Ory, 2007) et des cultural studies (Cervulle et Quemener, 2015/2018) pour lesquelles tout objet culturel peut nous aider à comprendre le moment civilisationnel qui le voit naitre et être diversement diffusé et reçu. Cette approche globale peut être commune à différents médiums et soluble dans des approches multimédiatiques (autour de l’usage des chansons populaires dans les films par exemple). Elle gagne toutefois à être renforcée le cas échéant d’adjonctions méthodologiques ciblées en fonction du type de supports et d’oeuvres travaillés, et de points d’appui conceptuels pertinents.

S’agissant plus spécifiquement de saisir ainsi, comme c’est le cas ici, des oeuvres cinématographiques, nous nous inspirons beaucoup de l’approche émo-cognitive promue et présentée par Laurent Jullier (2012). S’agissant d’une analyse interprétative de films mobilisant des cadres théoriques philosophiques, celui-ci recommande en particulier à ne pas considérer que le film sera juste bon à illustrer pédagogiquement quelques discours philosophiques indépendants et préétablis, mais que l’on peut se risquer plutôt à « laisser venir la philosophie » (Jullier, 2012, p. 394) dans un second temps après une forme d’analyse spectatorale spontanée sur ce que le film cherche à nous faire ressentir et penser. Jullier juge ainsi que le cinéma permet parfois d’« accéder à une finesse de grain dans l’expérience de pensée que le vocabulaire et les procédures usuelles de la philosophie » (2012, p. 394) parviennent mal à rendre. Ces bases une fois posées, le travail proprement analytique commence, avec ses contraintes et ses possibilités. À l’échelle d’un article, mieux vaut ainsi prétendre non à une analyse globale des films, mais « se contenter d’en aborder un aspect » (Jullier, 2012, p. 405), en l’occurrence ici le devenir-soi hypermoderne. Ensuite, on peut appréhender les films travaillés tout à la fois comme « récit d’une histoire » (Jullier, 2012, p. 406), « organisation horizontale et verticale de données audiovisuelles » (Jullier, 2012, p. 406) et enfin comme « oeuvre à interpréter » (Jullier, 2012, p. 407). Ce dernier point passe nécessairement par la formulation d’hypothèses heuristiques qui valent surtout par ce qu’elles permettent ou non d’éclairer et par leur capacité à passer l’épreuve d’une (auto)réflexion critique. Cette démarche implique – comme le travail philosophique lui-même, en particulier en éducation/formation (Foray, 2016a) – d’admettre soi-même une part de subjectivité dans l’analyse (Jullier, 2012, p. 408), d’avoir conscience de ses propres coordonnées de réception en tant que chercheur.euse analyste (posture distincte de la simple situation spectatorale). Cela étant dit et pris en compte, le « seul endroit où une analyse devrait parvenir, c’est le plus près possible des raisons qu’a eues le film de produire tel effet » (Jullier, 2012, p. 408).

Or, en l’occurrence, ces deux derniers points pris en compte, il nous semble possible de formuler les choses ainsi. Premièrement, nous avons vu et analysé ces films en tant que chercheur spécialiste de l’étude philosophique des déploiements hypermodernes de l’individualisme démocratique, considérant de plus que ces derniers sont porteurs d’une véritable mutation anthropologique des conditions mêmes du devenir-sujet (et des implications pour comprendre et penser l’éducation et la formation au titre d’une philosophie pratique). Secondement, il nous est alors apparu que ces oeuvres cinématographiques disaient en quelque sorte avec un langage cinématographique et une puissance d’évocation considérable quelque chose de ce que nous cherchions à formuler depuis des années en termes plus conceptuels autour de l’idée d’une subversion hypermoderne féconde des cadres hérités de subjectivation des individus humains. Troisièmement, il nous a semblé que, pour que ce même discours puisse être ressaisi et analysé comme tel avec des sens sobres et soumis comme tels à la discussion critique de celles et ceux qui font oeuvres de penser l’éducation et la formation aujourd’hui, il nous fallait expliciter les trois ressources heuristiques principales via lesquels nous avons, dans nos visions successives, analysé ces subversions.

Subversions hypermodernes : trois ressources heuristiques principales

La première de ces ressources se situe à l’intersection de la filiation revendiquée du cinéma de Julia Ducournau avec celui du réalisateur canadien David Cronenberg[12] et de notre propre travail sur les analyses de l’individualisme démocratique dans ses déploiements contemporains non pas uniquement d’un point de vue philosophique, mais aussi dans une perspective plus large en lettres et sciences humaines et sociales. Or, s’agissant des approches sociologiques dudit phénomène, une oeuvre importante, influente et sur laquelle nous avons eu l’occasion de conduire nombre d’analyses compréhensives et critiques est celle d’Alain Ehrenberg (voir en particulier : 1991, 1995, 1998, 2012, 2018). Les thèmes de la performance, de l’addiction, de l’incertitude et de la vulnérabilité subjective, du malaise identitaire et psychique et des dialectiques des passions et des raisons sont au coeur de son travail scientifique non moins que de celui, artistique, de Ducournau. Or Ehrenberg affirme avoir été inspiré dans nombre de ses hypothèses et logiques d’études par les films de Cronenberg, ce qu’il explique ainsi :

Sa caméra chirurgicale plonge dans la chair mutante d’un paysage mental vertigineux, celui de l’homme du tout est possible. Elle farfouille dans « sa part d’animalité ». La gémellité, la télétransportation, la drogue, la vidéo ou l’accident de voiture sont des moyens de décrire les mutations des états intérieurs. L’identité balance entre l’homme et l’insecte dans La Mouche (1986), et la drogue s’intercale dans le parcours que le héros fait entre l’humanité et la monstruosité. Au début de la transmutation, il voit ses capacités démultipliées, il est le puissant souverain de lui-même, et tout lui est possible – c’est son moment nietzschéen. [Les] jumeaux gynécologues de Faux-Semblants (1988) [sont privés du] minimum de distance (conflictuelle) qui aurait permis à chacun de vivre l’un sans l’autre, d’être des individus. Dans ce « voyage au bout de l’envers », pas de conflits […] Si l’homme semblable à lui-même est « le fruit le plus mûr de l’arbre », il n’est guère étonnant qu’il chute le premier – c’est son moment démocratique. À l’abrasement de l’identité personnelle dans le double (Faux-Semblants) répond l’hésitation identitaire entre l’humain et l’insecte (La Mouche). Ces films explorent deux facettes de nos perplexités : le redoublement du même à la place du conflit, l’étrangeté absolue qui fait revenir le conflit […]. Le plus loin et le plus voisin s’entremêlent. Cette science-fiction dissèque la frontière entre humain et non-humain pour le plaisir cérébral du spectateur. Cronenberg a un théorème[13] : ça mute en nous, mais on ne quitte jamais l’humain.

1998, p. 291

Ehrenberg reste toutefois (Roelens, s. d.) très pris lui-même dans un paradigme durkheimien selon lequel le plus à craindre est sans doute l’anomie. La chose à faire, donc, dans cette logique, pour dompter les malaises d’une société individualiste, pouvant être de favoriser davantage d’intégration sociale et de conscience assumée comme telle (et indépassable en un sens) des normativités sociales qui tout à la fois étayent et corsètent la subjectivation des individus. Or on aura compris que c’est précisément, dans ses inspirations à la fluidité et à l’inclusion, ce que Ducournau parait considérer comme une impasse. Elle nous semble donc remettre sur le métier la question (quid des conditions hypermodernes du devenir soi?) en y cherchant de nouvelles réponses.

La deuxième des ressources heuristiques dont il nous faut dire un mot concerne directement la qualification des films étudiés comme des oeuvres de formation. On l’aura compris, cette qualification provient d’un prolongement hypermoderne de ressaisie – amorcée pour les époques précédentes par Franco Moretti (2019) – de celle de Bildungroman.

[La] formule du genre, résume Cohn-Plouchard, pourrait être la suivante : un jeune homme entre dans la vie, cherche des âmes soeurs, rencontre l’amitié et l’amour, et se heurte à la dure réalité du monde. Le héros murit au fur et à mesure de l’itinéraire, puis se trouve lui-même et devient certain de sa tâche dans le monde. [...] Le roman de formation combine l’idée d’un déploiement psychologique individuel en interaction avec le monde qui l’entoure et une élévation de l’humanité[14] à travers le héros, [il] cherche à réaliser la Versohnung, c’est-à-dire la réconciliation de l’individu et du monde[15]. »

1990, p. 161

Qu’advient-il, cependant, quand l’horizon de la Versohnung s’éclipse sans retour dans un monde hypermoderne dont le propre est d’être incertain et problématique en général (Fabre, 2011, 2021), et quant à ce que peut être une vie humaine accomplie en particulier, jusqu’à faire de l’autonomie individuelle le seul but acceptable de l’éducation et de la formation, manière de remettre la réponse à cette question entre les mains de chaque être singulier (Foray, 2016b)? L’hypothèse que nous explorons de longue date et ici en particulier est que cela nous offre une occasion de ressaisir ce qui, dans la notion de Bildung, a de la pertinence au-delà du seul cadre culturel du romantisme allemand[16], pour en penser les métamorphoses à l’aune de la culture démocratique hypermoderne.

La troisième ressource heuristique importante qu’il nous faut mentionner n’est autre que le souci qui nous parait mis par Ducournau à refléter dans ses films les éclats des différentes formes de revendications à l’émancipation qui occupent le devant de la scène en ce début de XXIe siècle en Occident. Albert Ogien[17] souligne que, par-delà leur très grande diversité, les différentes dynamiques et revendications contemporaines d’émancipation se retrouvent dans le fait de s’opposer systématiquement au maintien de certaines personnes en situation ou en état de minorité.

Une situation de minorité prévaut chaque fois qu’une catégorie désignée de personnes est maintenue dans un assujettissement [que manifeste] soit l’accès conditionnel aux biens communs, soit la disparité des chances économiques, soit des interdits fondés sur le genre ou l’origine, soit des exclusions au nom d’une supposée incompétence. Et parfois tout cela à la fois. [Ê]tre en situation de minorité, c’est se voir dénier l’égalité des droits, la « parité de participation » à la vie sociale et démocratique de son pays, la liberté d’adopter une conception du bien singulière et la possibilité d’exhiber un mode de vie original sans risquer la réprobation.

2023, p. 9-10

Comme le note bien cette fois François Cusset – spécialiste par ailleurs des transferts culturels transatlantiques dans le domaine des philosophies parfois dites de la déconstruction et/ou réunies sous le terme générique de French Theory (2003) –, il y a là, quoi que l’on en pense par devers soi, un champ de réflexion incontournable pour qui fait aujourd’hui profession de penser l’éducation et la formation et prétend inscrire cette pensée dans le contemporain. Un tel intérêt – pouvant équilibrer de mille façons approches compréhensives et critiques en ce qu’elles sont toutes deux distinctes des pures indifférences ou défiances à priori – est même selon lui, pour le travail philosophique :

le seul moyen de ne pas perdre complètement le lien avec la jeune génération, donc le rapport immédiat au monde, aux plans sensoriel, verbal, social, se fait désormais […] par la perception de la différence et de sa propre identité problématique. On peut le regretter, regretter le commun de la lutte sociale ou de l’universel abstrait. Il reste que la subjectivation des plus jeunes (le mode sur lequel ils deviennent sujets de leur vie) passe avant tout [désormais par des] questions sexuelles, ethniques, géopolitiques, culturelles et écologiques – qui sont plus vraies, au quotidien de leur vie, que les guerres lointaines, la finance devenue folle ou des programmes politiques qui les laissent froids. Même quand elle est dépolitisée, tentée par le nihilisme, l’hédonisme, la vie zombie ou sous psychotropes, la jeunesse du monde est ainsi.

Cusset, 2023, p. 20

Cela nous semble être, de manière très claire, à ce type d’individus que Ducournau s’adresse et de ce type d’individus qu’elle nous parle dans ses films. Plus encore, elle y tente, comme nous allons le montrer à présent, non seulement de mettre en perspective ce qu’est la condition hypermoderne de subjectivation, mais aussi de se projeter plus prospectivement sur ce qu’elle pourrait être.

Perspectives et prospectives sur le sujet hypermoderne et son advenue

Dans plusieurs de ses interviews, Ducournau avance la notion d’arche transformative pour décrire le contexte d’expérience dans lequel elle s’applique à placer successivement les personnages principaux de ses deux longs métrages, et par corolaire le type de parcours qu’elle leur y fait décrire. Chacun des tours et détours (Foray, 2016b) desdits parcours est en soi riche à analyser, mais nous nous concentrons ici sur cinq points de passages récurrents, soit la confrontation aux enjeux respectifs de l’autorité, de l’humanité, de l’identité, de la corporéité et de la relationnalité. Nous ne prétendons sur aucun à l’exhaustivité, mais plutôt à la mise en lumière d’éléments les plus marquants ouvrant qui le souhaitera à un approfondissement ciblé.

Autorité

Un caractère topique du traitement du thème de l’éducation et de la formation dans les films de Ducournau y est la totale faillite et/ou la déficience/inappropriation radicales des autorités instituées. Cela concerne en particulier les figures d’autorité de la vie scolaire et des situations d’enseignement[18], mais aussi, sur un mode mineur et plus nuancé, celles encore plus classiques des mères et des pères.

Commençons par dire que, conformément à l’idée de Bildung rappelée ci-devant, l’éducation et la formation intentionnelle et formelle paraissent peser bien peu dans le devenir des personnages des films de Ducournau par rapport à tout ce qui relève de l’expérience informelle, imprévue, immaitrisable. Les scènes de cours – un cours magistral d’anatomie, quelques séances de dissection en travaux dirigés et un examen – sont ainsi réduites à quelques plans dans Grave, tandis que la mise en scène des rites de vie en commun des pompiers dans Titane prime largement sur celle des moments de formation professionnelle. Lorsque des enseignant.e.s sont mis en scène néanmoins, ils oscillent en général entre indifférence froide, incompétence manifeste et malveillance sournoise envers les plus vulnérables. La réalisation insiste au contraire sur des apprentissages informels[19] entre pairs, souvent liés au corps (des techniques pour se faire vomir en cas de troubles alimentaires à celles de l’épilation ou du rasage) et sur la capacité progressive à déchiffrer une culture groupale originellement étrangère et à s’y diriger sans pour autant l’adopter.

Les figures maternelles, elles, sont pour ainsi dire absentes, rejetées en marge et/ou cantonnées à des attitudes sèches et froides. La mère de Justine et Alexia dans Grave traite ainsi ses deux adolescentes comme de jeunes enfants lorsqu’elle leur donne des ordres, et comme des poids en défaut d’indépendance lorsqu’elles ont besoin d’elle. Dans Titane, la mère d’Alexia est des plus effacées et l’ex-femme de Vincent rudoie et menace celle que ce dernier prend pour leur fils Adrien. Plus lucide que son ex-mari, tenant néanmoins à prendre soin de lui d’une autre manière, elle ne les dénonce pas pour autant.

Un traitement particulier est réservé, dans ce panorama, aux figures paternelles. On remarquera ainsi d’emblée que si Ducournau est célèbre pour confier les rôles principaux de ses films à des actrices débutantes, voire non professionnelles, elle recourt en revanche systématiquement à des figures déjà très reconnues et identifiées du monde du cinéma[20] pour incarner les pères, biologiques ou de substitution[21], de ses héroïnes. Laurent Lucas[22] incarne ainsi le père de Justine et Alexia dans Grave, assez effacé jusqu’au twist final, qui ne sait que s’excuser de l’héritage transmis et conseiller à Justine de ne pas avoir deux/de fille(s), l’homophonie des deux mots (et sens) possible à l’oral entretenant le flou sur le sens profond du message. Bertrand Bonello, réalisateur connu pour ses traitements cinématographiques osés des marginalités en tous genres, incarne dans Titane le père biologique – ni aimant ni aimable – d’Alexia, dont elle provoque l’accident où elle est elle-même blessée, puis la mort dans un incendie. Vincent Lindon, figure majeure du cinéma social français[23], se glisse lui, au prix d’une transformation physique stupéfiante, dans le rôle éponyme du commandant de pompier de Titane, père symbolique de ses troupes et décidé à reconnaitre Alexia comme son fils Adrien hors de tout test ADN ou autre procédure, et à le/la protéger jusqu’au bout et à tout prix. Chacun des trois personnages incarne à sa manière une facette de la masculinité bousculée en ce début de XXIe siècle dans les repères culturels d’une domination masculine longtemps hégémonique et sans contrepoint : Lucas incarne une échappatoire dans l’irresponsabilité, Bonello la froideur cassante et le mépris, Lindon la surenchère viriliste jusqu’à manquer de mourir de dopage addictif. Le premier et surtout le troisième sauront néanmoins, çà et là, tenter de prendre soin de Justine et d’Alexia aux pires moments.

Dans la variété de ces délitements de figures traditionnelles de l’autorité, profondément ambivalentes même dans le cas des pères qui semblent pourtant les plus consistantes, une chose est sure et commune : il ne sera possible pour les personnages d’y trouver aucun support d’exemplarité permettant d’orienter par ce biais leur devenir eux-mêmes. À l’inverse, quand les dépositaires de ces mêmes postures d’autorité, après avoir été déconstruits en tant que tel, se présentent aux personnages sans autre prétention que celle de contribuer à les accompagner sur une voie sans l’infléchir ni les diriger, ils redeviennent secourables.

Humanité

Le cinéma de Ducournau, on l’a dit, est traversé de part en part par l’idée d’une mutation anthropologique hypermoderne dont l’analyse implique les artistes non moins que les intellectuels. Dans son oeuvre, cela passe en particulier par le double thème de l’hybridation et de la remise en cause des dualismes structurants de définition de la condition humaine. Cela n’en débouche pas moins sur la mise au jour d’un élément clé du devenir humain de l’humain qui y résiste au-delà de tout (Wolff, 2010). Quant à la première dimension, nous concentrons ici notre exposé sur trois dualismes clés, dont Ducournau hybride les termes : humanité-animalité; humain-machine; humanité-divinité.

Le premier diptyque est particulièrement traité dans Grave. Nous pensons en particulier à une scène révélatrice où, discutant à la base d’une fausse rumeur sur l’origine du VIH mettant en cause des relations zoophiles, des élèves débattent de la pertinence de faire de la conscience de soi et de son corps un critère de distinction entre homme et animal. Justine est alors la seule à repousser le bienfondé normatif de ce critère, et en fait même la raison de son choix d’orientation vers des études pour devenir vétérinaire. Par la suite, pour cacher leur propre cannibalisme, Alexia et elle n’en « accusent » pas moins leur chien, Gros-Quick, d’avoir dévoré le doigt de l’ainée (mangé en fait par sa cadette), ce qui conduit à son euthanasie au nom d’un principe de prudence. En parallèle, la mise en scène des déplacements et des comportements des deux soeurs tend elle-même de plus en plus vers des références à une animalité (morsures, reptations, arrêts catatoniques…) à laquelle Alexia succombe et que Justine semble parvenir à maitriser.

Le deuxième et les troisièmes diptyques sont, eux, au coeur de Titane. La chirurgie, puis la grossesse hybride, que vit Alexia en constitue en effet le fil rouge narratif. Le cinéma ne manque certes pas de mises en scène de voitures adoptant des comportements ou même des sentiments humains, des productions pour enfants à la fameuse Christine, voiture tueuse imaginée par Stephen King (1983/2001) puis mise en scène par John Carpenter (1983). Ducournau renverse ici la perspective, et c’est l’humain qui va vers la mécanique automobile (et non, plus classiquement, vers un devenir cyborg par voie de greffe), et s’unit à elle. On sait par ailleurs que le critère de possibilité de reproduction mutuelle a de très longue date été un critère de discrimination des frontières de l’humanité (et donc sujet à débat dans toute l’histoire des théories racistes). À ce titre, la mort en couche d’Alexia à la fin ouverte du film est ambivalente, car le nourrisson semble viable, pleure comme un bébé humain et parait être apaisé par un peau à peau avec Vincent, mais sa mère ne survit pas à l’expérience, et l’on ignore si le bébé pourra être nourri ou encore s’il a lui-même un sexe biologique et/ou s’il pourra se reproduire à son tour.

Dans cette forme originale de prométhéisme, la réalisatrice aborde également la question cruciale de la dualité humanité-divinité. Cela fonctionne dès le choix d’un titre désignant à la fois le métal aux propriétés de résistances remarquables à toutes les formes de corrosions et de torsions et le féminin singulier de « titan », enfant d’Ouranos (le Ciel) et Gaïa (la Terre) dans la mythologie grecque. Cette opposition structure d’ailleurs une bonne part de l’esthétique du film. Il n’est pas jusqu’à la figure par excellence de l’hybridation humanité-divinité dans la culture occidentale – le Christ – qui ne s’invite dans cet univers, puisque Vincent présente ainsi son « fils » Alexia/Alexis aux jeunes pompiers qu’il commande :

Je vais vous donner un tuyau : vous prenez, vous prenez pas, vous faites comme vous voulez. Voilà : le sapeur Legrand, c’est mon fils. Moi je suis quoi pour vous? Je suis Dieu! Donc le sapeur Legrand c’est pas simplement votre frère, c’est Jésus. Et Jésus, il parlera quand il aura quelque chose à nous dire. Et nous on l’écoutera, compris? Compris!?

Ducournau, 2021, 47 min 30 s-47 min 50 s

Le « théorème de Cronenberg », identifié par Ehrenberg et repris par Ducournau, joue ici à plein : le fond commun de continuité dans ces trois hybridations est l’humanité, et il permet en retour d’accepter de considérer les mutations anthropologiques hypermodernes et leurs conséquences. Ce n’est cependant pas dans la nature ou dans l’essence qu’une forme de continuum de l’humanité semble se jouer. C’est plutôt dans une marge toujours ouverte de jeu et d’interprétation de ce que les circonstances ou le donné fait des êtres, autrement dit dans leur irréductible autonomie en puissance (Gauchet, 1985). Or on sait que cela constitue un enjeu au coeur des débats contemporains autour du transhumanisme (voir notamment : Damour et Doat, 2021; Fukuyama, 2002) et de la question de ce que serait la subjectivité d’un devenir transhumain. Ducournau nous y introduit artistiquement de manière très suggestive.

Identité

Nous traitons à part et en propre la question de l’identité subjective en général et de l’identité de genre en particulier pour deux raisons majeures. La première est qu’elle nous semble venir se surimposer dans le cinéma de Ducournau, selon des ressorts pour partie analogues, à ce jeu de fluidité/inclusivité entre l’humanité et l’animalité, la mécanicité et la divinité décrite ci-devant. La seconde est que la question de la fluidité de genre est si présente – du choix des interprètes à l’usage de prothèse pour jouer sur l’androgynie du personnage d’Alexia/Adrien dans Titane à d’autres éléments plus épars et divers – que cela décourage toute tentative d’exhaustivité. Il nous faut ici trouver le moyen de toucher quelques idées générales.

Pour le dire en quelques mots, dans ce registre, le théorème de base nous parait être le suivant : 1° tout ce qui relève de l’inné travaille les personnages comme une contrainte dont il faut savoir se libérer idéalement, et à minima l’apprivoiser pour en limiter les effets; 2° ce qui relève de l’acquis ou mieux encore de l’expérientiel (rien ne semblant jamais pleinement acquis dans cet univers incertain) est vecteur de subjectivation, et non plus d’assujettissement. À cela s’ajoute un corolaire : l’horizon d’émancipation maximale serait ainsi celui où l’individu peut choisir d’être strictement ce qu’il souhaite sans avoir à se préoccuper ni même à se demander ce qu’il en sera de la manière dont il sera vu, perçu et considéré par les autres. Dans chaque scène ou presque, cette aspiration fondamentale se débat à l’écran dans un magma de carcans divers qui s’y opposent, cherchant à la brider et à la contester. La caméra se comporte alors de manière à saisir les deux directions contraires dans lesquelles cette dialectique violente de l’assignation identitaire et en particulier genrée et de son refus vit et se vit pour les personnages.

La scène pivot de Titane ou Alexia/Adrien amorce le processus menant à la révélation à Vincent de l’identité véritable de la jeune personne en est une bonne illustration. C’est en effet en sacrifiant à une coutume festive de la caserne que, vêtue en Adrien et identifiée comme telle, Alexia livre non pas à la chorégraphie attendue, mais à une impressionnante prestation de showgirl sur un camion de pompier. À chacun de ses déhanchés, son statut identitaire de « fils du commandant » se fissure pour l’ensemble des personnes présentes, Vincent y compris, alors même que la découverte impromptue de la poitrine de cette dernière n’y avait pas suffi. Ainsi, les personnages ne sont jamais réductibles à ce que la biologie leur assigne, mais le regard social qui pèse sur elles ou sur eux parait plus lourd encore. L’explication cynique d’Adrien à Justine (dans Grave) quant à leur mise en collocation repose selon lui (et dans ses termes) sur le fait que pour l’administration de la résidence étudiante, une « fille » ou un « pédé », c’était « pareil »; stéréotype viriliste et hétéronormatif s’il en est un (Bereni et al., 2012; Lépinard et Lieber, 2020). Dans les deux cas, ces barrières volent en éclat quand les deux couples de personnages (Justine-Adrien dans Grave, Alexia/Adrien-Vincent dans Titane), individualités originales s’étant choisies comme telles, se retrouvent seul.e.s dans l’espace symbolique de la chambre. Ils et elles peuvent alors laisser vivre leurs intersubjectivités. Puisque le monde social ne confère pas cette liberté aux protagonistes, leur violence contenue et nourrie par les discriminations subies menace toujours d’exploser, avec de lourdes conséquences.

On remarquera d’ailleurs que les héroïnes ne sacrifient ponctuellement aux stéréotypes de genre qu’au titre d’étape préalable dans une phase de transformation en prédatrice, autrement dit avant de retourner contre leurs auteur.e.s les processus de réification : outre l’ouverture de Titane dans le showroom automobile, on assiste dans Grave à la mue de Justine tandis qu’elle se maquille, danse et s’habille en tenue de soirée devant sa glace[24] sur fond de la chanson Plus Putes que toutes les Putes du groupe Orties[25]. Ce type de jeu d’inférence/référence, témoignant de la capacité de la réalisatrice à connaitre, à déconstruire et à subvertir les stéréotypes identitaires jusqu’aux discours approbateurs ou critiques tenus à leur endroit, est récurent dans son cinéma. Une scène des plus marquantes visuellement du même film peut ainsi être vue comme une subversion du célèbre album de jeunesse Petit-Bleu et Petit-Jaune (Lionni, 1959), bestseller des salles de classe et hymne au refus de l’exclusion de ce qui est différent et métis (le Petit-Vert issu de l’embrassade des deux amis du titre). Une étape du bizutage consiste ainsi à enfermer arbitrairement un garçon et une fille de première année respectivement recouvert.e.s de peinture jaune et bleue et de ne consentir à les laisser sortir qu’une fois vert.e.s. Justine parait d’abord y sacrifier puis reprend la main dans ce jeu pervers en arrachant la lèvre inférieure de l’autre élève (le rouge s’invitant alors au paysage chromatique à l’écran) fracturant ainsi la violence ordinaire du bizutage par une violence imprévue où son identité propre s’affirme. Manière de dire que, à enfermer cette dernière dans des contraintes groupales (autrement dit à ne pas apprendre la leçon de tolérance de l’album classique), on ne parviendra jamais à l’incorporationnormée mais simplement à un backlash plus vif…

Corporéité

Ducournau affirme également à longueur d’intervention visant à décrypter son propre travail que, sur les plateaux de tournage, elle se concentre volontairement sur la direction des corps (qu’elle s’applique à transformer avant même le tournage par la musculation, par exemple) au détriment de l’indication aux actrices et acteurs d’éléments plus psychologiques inhérents aux personnages à jouer (ce que les concerné.e.s confirment largement). Plus globalement et conceptuellement, il nous semble en effet que l’un des objets essentiels de cette réalisatrice est un élément qu’un auteur comme Gauchet place au coeur de la mutation anthropologique hypermoderne qui est que « nous avons un nouveau corps, objectif et subjectif » (2004/2017, p. 408). Objectivement, la médecine préserve et répare notre corps comme jamais dans l’histoire, et cela nous transforme en un sens, de manière certes moins spectaculaire, mais sans doute non moins profonde qu’Alexia après avoir reçu sa plaque de titane en renfort crânien. Mais plus encore, une dimension clé du devenir soi-même contemporain devient le fait de relever au long cours le défi toujours singulier, du « corps subjectivé, l’appropriation subjective du corps » (Gauchet, 2004/2017, p. 409).

L’un des apports conceptuels les plus précieux à notre connaissance pour penser ce phénomène a été proposé par Stéphanie Pahud, laquelle parle d’apprentissages à se chairir et à parler nos corps. Devenir soi-même, aujourd’hui, passe irrépressiblement par une « mobilisation de notre énergie pour comprendre la source de nos vulnérabilités et traquer, sans complaisance, nos propres attitudes/représentations […] pour parler nos corps au plus près de qui nous voulons être dans chaque situation » (Pahud, 2019, p. 106), ce qui n’a rien d’inné ni d’évident. En effet, le « corps est le plus riche moyen d’intégration des données du monde qui nous entoure » en même temps qu’un « organe de présentation de soi » (Pahud, 2019, p. 99), mais il témoigne aussi de la complexité mouvante de l’identité subjective, de l’expression du singulier dans et au-delà même du biologique. Apprendre à « exprimer cette polyphonie constitutive » (Pahud, 2019, p. 116) est un défi majeur de l’éducation et de la formation au XXIe siècle, et les héroïnes de Ducournau l’expérimentent.

Cela concerne d’une part la manière dont les héroïnes de Grave et Titanese vivent : elles découvrent et s’approprient progressivement leurs appétits au sens le plus large, de la manducation/alimentation à proprement parler à la sexualité. On les voit se transformer physiquement à l’écran, de ce qu’est leur corps à ce qu’elles en font comme dans la manière dont elles occupent l’écran et y bougent. Une scène marquante à cet endroit est la dernière de Grave, où le père de Justine lui révèle son torse marqué d’innombrables cicatrices de morsures infligées par son épouse depuis leurs premiers flirts, forme de livre de chair d’une histoire familiale dont la jeune fille hérite à sa manière. En une forme de mise en abime du style de la cinéaste elle-même, le corps des personnages devient ainsi pour eux un moyen essentiel de communication et d’expression. Notons ici que, dès ses études du début des années 1980 sur les manifestations culturelles des mutations de l’adolescence hypermoderne, Paul Yonnet avait ainsi remarqué que l’éthos rock et punk investi par le peuple adolescent reposait sur un :

système de communication très particulier, très autonome et largement souterrain [où] le feeling l’emporte sur les mots, la sensation sur les abstractions de langage, le climat sur les significations brutes et d’un abord rationnel [. Cela répond au fait que les] critères traditionnels de la communication occidentale [apparaissent] littéralement débordés par la polysémie des vies et la complexité humaine, ils ne suffisent nullement [à] évoquer toute la richesse de l’expérience personnelle

1985, p. 185-186

Cette analyse parait, mutatis mutandis, pouvoir être réinvestie pour décrire bien des scènes – de danse, de repas, de démangeaisons frénétiques ou encore de contraintes imposées par les personnages à leurs propres corps, du bandage à l’automutilation – du corpus. Un schème commun en trois temps s’exprime ici : 1° les carcans traditionnels visant, comme le dit Pahud, à silencier les corps, volent d’abord en éclat; 2° les débris en retombent avec tumulte et violence désorganisée; 3° les individus apprennent à se les réapproprier subjectivement pour en faire un langage plus en phase avec ce qu’ils veulent être et dire.

Relationnalité

Il a déjà été question dans les points précédents de moult relations, mais nous reviendrons ici pour finir sur trois types de relations alitées dont la mise en scène est signifiante : amicale, adelphe, sexuelle. Dans chaque registre, il nous apparait que Ducournau met en scène un même schème : chaque individu est certes dépendant des autres pour se construire, mais cette dépendance est aussi toujours un risque, car la pente spontanée du groupe ou de toute relation est d’être étouffante. Il s’agit donc en premier lieu d’apprendre, pour chaque individu, à y puiser des ressources sans en subir les tares, puis en second lieu de réussir (ce qui parait plus complexe encore) à le faire sans détruire pour autant les autres concerné.e.s.

Les relations d’amitié sont ainsi quasi absentes des oeuvres filmiques de formation de Ducournau, là où elles sont pourtant généralement une dimension importante du genre : manière, peut-être, de dire quelque chose d’une forme d’isolement contemporain qui est aussi, très différemment à tout point de vue, au coeur d’une oeuvre romanesque comme celle de Houellebecq (Roelens, 2022b). Ce qui s’en rapprocherait le plus serait sans doute à chercher dans Mange, mais sur fond de duplicité assumée.

Le thème de la sororité est en revanche central dans Grave[26], où Justine entretient une relation ambivalente d’amour-haine avec sa soeur Alexia. Celle-ci cherche à favoriser l’intégration normative de sa cadette, en oeuvrant à la conformer à la culture de son école comme à certains stéréotypes de genre féminin (l’incitant à se vêtir et à se maquiller en fonction). Justine, en retour, l’aide scolairement et la protège même après qu’elle a tué Adrien. Elles peuvent à la fois se battre entre elles et s’unir face aux autres qui les regardent comme des monstres. Leur degré de maturité relatif se joue durant tout le film sur trois registres : biologique et social, où Alexia domine d’abord; intellectuel où Justine a d’emblée la primeur. Seconde venue au problème, Justine réussira finalement mieux à apprivoiser son anthropophagie pulsionnelle que son ainée, elle sera plus mature et plus complexe à la fois. Le passage de l’une à l’autre d’un même t-shirt au graphisme enfantin (une licorne multicolore), porté d’abord par Justine puis par Alexia, symbolise ce glissement. Dans l’avant-dernière scène qui les place de part et d’autre d’une vitre de parloir de prison, leurs visages se mêlent à l’écran dans un effet morphing-reflet avant de se disjoindre, comme leurs trajectoires le font du fait de leur degré de contrôle respectif sur leurs pulsions cannibales. Contrairement à l’univers de Cronenberg, la fraternité biologique est, elle, absente des longs métrages de Ducournau. Une forme de fraternité symbolique est néanmoins mise en scène dans la caserne de pompier commandée par Vincent, où le jeu macabre des fratricides et des infanticides ne tarde pas à s’inviter. L’arrivée d’Alexia/Adrien fait ainsi perdre au jeune pompier nommé Rayane son statut de fils spirituel et de « chouchou » de la caserne, il cherche donc à éliminer l’intrus.e en révélant sa véritable identité (criminelle), péril que Vincent écarte en causant sciemment sa mort lors d’un exercice. La récurrence du prénom masculin Adrien pour désigner quand l’amant de Justine dans Grave, quand la deuxième identité d’Alexia dans Titane, pour le même funeste destin, est sans doute une autre variation sur ce thème.

Enfin, comme on l’aura déjà perçu, Ducournau ne se prive pas dans ses films d’un enchevêtrement symbolique du sexe et de la mort qui est sans doute l’une des figures les plus investies de l’histoire de l’art. La variante qu’elle en propose nous parait présenter au spectatorat un visage bifide : d’un côté, les expériences sexuelles sont importantes dans la construction subjective des personnages principaux; d’un autre côté, il s’agit, au propre (à l’écran) comme au figuré, de sensualités dévorantes, où ce qui est gagné de ressources de subjectivation se paie, par l’un des deux partenaires au moins, de pertes et blessures.

Conclusion : désencombrements en tous genres

Dans la fameuse conclusion de son ouvrage Justice, genre et famille où elle cherche à dégager les linéaments d’une progression future vers ce qu’elle nomme une justice humaniste, Susan Moller Okin écrivait que nous devions désormais, dans l’ensemble des activités sociales mais en particulier dans l’éducation et la formation, « travailler à un avenir désencombré du genre [où n]otre sexe ne saurait avoir plus de pertinence, dans nos pratiques et dans nos structures sociales, que n’en auraient idéalement la couleur de nos yeux ou la couleur de nos orteils » (1989/2008, p. 369). Le cinéma de Ducournau nous parait accueillir pleinement cette prescription tout en lui appliquant une double extension : au-delà du seul gender d’une part, et en assumant davantage la puissance de mutation anthropologique du projet d’autre part. Or pour que le message porte mieux et assume son potentiel transformateur, semble-t-elle nous dire dans son langage cinématographique si singulier (contribuant même peut-être à créer un nouveau paradigme dans le domaine[27]), il faut accepter d’aller – dans la création comme dans la réception – au-delà de l’image encore rassurante d’une diversité des yeux et des orteils, et mettre cette effractivité en scène et en art. En creux, elle montre aussi que ce n’est pas parce que les stigmatisations et discriminations infligées à celles et ceux qui ne sont pas dans la norme ne sont pas sanglantes qu’elles ne sont pas violentes : le film de genre lui permet simplement d’expliciter sous le prisme du gore une violence déjà là et/ou latente.

Dans le cadre de ce que l’on peut se risquer à appeler la querelle du wokisme dans les sociétés occidentales contemporaines, une figure rhétorique récurrente des dénonciations critiques des logiques émancipatrices réunies sous ce terme et que nous avons présentées plus haut avec A. Ogien et Cusset est de les accuser d’une forme de négationnisme du donné (voir exemplairement Bastié, 2023; Braunstein, 2022) au profit d’un pur constructivisme abstrait sans limites ni ancrages. Là n’est pas l’endroit de discuter philosophiquement cette même querelle[28], mais il nous faut noter que, quoi qu’il en soit par ailleurs, le cinéma de Ducournau n’est en rien justiciable d’une telle critique si on l’a saisie dans la rigueur du terme. Tout, en revanche, y concourt à se mettre au service d’une volonté – qu’on peut décrire comme démocratique au sens de Tocqueville (1835-1840/1981) – non pas de nier le donné mais d’abolir ses privilèges normatifs[29]. On touche sans doute là à la principale limite d’une analyse de Grave et Titane qui en ferait de simples oeuvres à thèse illustrant la déconstruction du genre, et s’en tenant là, dans une pure négativité. Tout au contraire, la puissance particulière et plus positive du cinéma de Ducournau est de nous dire ceci : dépouillés de leurs oripeaux de cadres normatifs entravants, rendus à une forme d’horizontalité démocratique avec les autres ressources potentielles de subjectivisation qui entourent ces individus, les éléments relevant du donné peuvent gagner en potentiel de jeu et d’usages critiques et distanciés ce qu’ils perdent en prétention d’imposition. La conquête de leur innocuité par eux-mêmes en fait finalement la richesse potentielle quand ils sont appropriés subjectivement de manière toujours singulière. La démonstration au sens logique vaut ici dé-monstration au sens où le jeu aussi libre que possible avec cette même ressource ne doit plus être vu comme une perversion coupable (celle du monstre en donnant à ce terme une tonalité de condamnation morale) de ce que la logique individualiste démocratique a d’intrinsèquement d’émancipateur et d’inclusif. Elle est, tout au contraire, son accomplissement cohérent pour qui est un.e vrai.e amie.e (toujours au sens tocquevillien) des processus articulés de démocratisation, d’égalisation et d’individualisation et d’une forme renouvelée à leur aune d’humanisme hypermoderne. La formation de soi, dans un tel contexte, passe aussi par une forme de déprise progressive de tout ce qui prétend informer les individus, mais ne résiste pas à la critique au nom de ces principes.

Une image que mobilise souvent Ducournau pour décrire la métamorphose de ses personnages est celle de la mue : les sujets dont elle tente de saisir les expériences de formation d’eux-mêmes à l’écran perdent progressivement les enveloppes qui entravent leur développement. Celles et ceux qui les entourent s’y prennent parfois les pieds, mais souvent à la mesure où ils prétendent directement ou indirectement s’opposer à ce même processus. Si les personnages principaux pris dans ces processus sont coupables de quelque chose, c’est donc bien de leurs accès de violence envers autrui, et non de leur subversion des cadres longtemps considérés normaux du devenir soi-même qui ne nuisent en rien aux autres. Que l’on supprime les premiers (les actes violents) et conserve les seconds (la fluidité et l’exigence inclusive), et il n’y aura plus lieu de regarder ces personnages comme des monstres, mais simplement comme mille et une variations singulières d’un individu hypermoderne en devenir conçu de manière plus ouverte et tolérante que dans une première modernité encore très structurée par des cadres hétéronomes hérités, de même que ses conceptions dominantes de l’éducation/formation (Gauchet, 2008). Il semble que ce schème permette in fine, pour Ducournau, de décrire les conditions hypermodernes aussi bien de la formation de soi pour chaque individu que de la création artistique – ici cinématographique – pour celles et ceux qui s’y investissent[30]. On peut schématiquement en décrire ainsi l’idéal : possibilités maximales et impositions minimales quant aux ressources disponibles et à l’usage qui en est fait; consentement obligatoire et respect de chacune inconditionnel dans le rapport aux autres. Ce monde, insiste enfin Ducournau[31], est loin d’être sans amour et sentiment : désencombré des relations contingentes, imposées et/ou convenues, il pourrait laisser plus de place aux intersubjectivités voulues.