Résumés
Résumé
L’expérience esthétique propre au cinéma s’enracine dans l’impression de réalité, cette demi-croyance que tout spectateur accorde aux images et aux événements du film qui, littéralement, le saisissent. Le film fait plus que se dérouler sous les yeux du spectateur; il y est immergé, le film l’enveloppe, le plonge dans un monde sensible, sonore et visuel, proprioceptif même. L’éducation esthétique propre au cinéma ne peut donc prendre appui sur la phénoménologie classique centrée sur le face-à-face distancié d’un sujet et d’un monde séparés, sur le modèle de la vision, et de ce point de vue, les pédagogies misant essentiellement sur l’analyse filmique ne peuvent suffire; l’éducation esthétique propre au cinéma trouve aujourd’hui de meilleurs fondements dans les nouvelles phénoménologies donnant la priorité au sensible immersif, aux « atmosphères », et déjà dans la phénoménologie de Merleau-Ponty. Ce caractère immersif rapproche tout particulièrement l’expérience cinématographique de l’expérience ordinaire accomplie, comme prototype de l’expérience esthétique selon Dewey. Le film lui-même en tant que récit possède plusieurs des caractéristiques de l’expérience esthétique prototypique, notamment l’unicité. Une éducation esthétique au cinéma comme art ne peut se tenir du seul côté de la réception; elle doit aussi prendre en compte la création comme expérience esthétique, et donc associer ces deux faces de l’expérience esthétique. Dans cette association, le cinéma peut contribuer à l’éducation de la vie esthétique, du rapport esthétique au monde; la pensée, le regard et la sensibilité éduqués par le cinéma rendent ainsi au monde ce que le cinéma lui a emprunté : c’est bien en tant que « conscience jetée dans le monde » que nous regardons, vivons, comprenons et éprouvons le film.
Mots-clés :
- Éducation au cinéma,
- expérience esthétique,
- sensible,
- réception,
- création
Corps de l’article
1. La scène primitive
Tout ce qu’il y a à dire était peut-être déjà là, dans cette sorte de scène primitive, ces comportements observés de plusieurs enfants pendant les projections du ciné-club scolaire que nous organisions avec un groupe d’étudiants (on disait alors « élèves maîtres ») d’une école normale d’instituteurs : parmi les élèves qui s’y rendaient avec leur classe, quelques-uns arrivaient équipés d’une lampe de poche, dont ils dirigeaient le faisceau lumineux vers l’écran, et le promenaient soudain sur l’image qui défilait. Oui, tout y était pour que se manifestent, en creux ou en négatif, l’état cinématographique et sa phénoménologie : la salle obscure, l’immobilité des corps – une situation voisine de celle du sommeil et du rêve –, état que ces enfants déconstruisaient, comme s’ils refusaient l’impression de réalité, en mettant à nu, sous la lumière projetée, l’irréalité, l’inconsistance des fantômes dont l’image bougeait sur l’écran. Étrange mise à distance en vérité, étrange échappée de la caverne, qui ne se faisait pas en se tournant vers la source lumineuse d’où venaient les ombres dont ils refusaient d’être dupes, mais dans la tentative dérisoire et improbable d’annulation des images elles-mêmes, dissoutes dans la lumière dont la salle était privée, d’effacement des effets du processus cinématographique lui-même, comme « technique de l’imaginaire », ainsi que le qualifiait Christian Metz (1975b, p. 3).
Oui, tout y était déjà de ce qu’on pouvait lire à l’époque sous la plume de Christian Metz, dans la première section de ses Essais sur la signification au cinéma (1975a), intitulée « Approches phénoménologiques du film », ou dans sa contribution à la revue Communications (1975b). L’impression de réalité propre au cinéma était alors au coeur de ces approches phénoménologiques du film. Christian Metz invitait à distinguer soigneusement l’illusion du rêve de l’impression de réalité spécifique du cinéma :
Le rêveur ne sait pas qu’il rêve, le spectateur du film sait qu’il est au cinéma : première et principale différence entre situation filmique et situation onirique. On parle parfois d’illusion de réalité pour l’une et pour l’autre, mais l’illusion vraie est propre au rêve et à lui seul. Pour le cinéma, il vaut mieux s’en tenir à noter l’existence d’une certaine impression de réalité.
1975c, p. 108
Il faut se tourner vers les débuts du cinématographe, vers l’expérience des premiers spectateurs, pour retrouver des équivalents de cette scène primitive du ciné-club enfant. Comme dans cette séance que décrit Jules Romains :
Les lampes s’éteignent. Le groupe jette un petit cri, tout de suite rattrapé. C’est le commencement de la grande clameur que, depuis des siècles, les foules agonisantes ont poussée dans la nuit. Elles sont parmi les êtres qui aiment le jour. Leur espèce est née d’un effort et d’une transformation de la lumière.
Mais la nuit du cinématographe n’est pas longue. Le groupe n’a que le temps de soupçonner la mort, et la joie de la renifler sans péril; comme les nageurs qui rentrent la tête sous l’eau, et qui l’y maintiennent, les paupières, les lèvres, les dents serrées, pour sentir une gêne, puis une oppression, puis un étouffement, puis pour sauver soudain leur vie.
Un cercle brusque éclaire le mur du fond. La salle dit « Ah! ». Elle fête, par ce vagissement qui simule la surprise, la résurrection dont elle était sûre.
Le rêve de la foule commence. Elle dort : ses yeux ne la voient plus; elle n’a plus conscience de sa chair. Il n’y a en elle qu’une fuite d’images, un glissement et un froufrou de songes. Elle ne sait plus qu’elle est, dans une grande pièce carrée, un groupe immobile, avec ces sillons parallèles, comme un labour. Toute sa réalité intérieure tremble sur l’écran. Visions qui rappellent la vie, une brume oscille devant elles. Les choses n’ont plus la même allure qu’au-dehors. Elles ont changé de couleurs, de taille et de gestes.
Jules Romain, Puissances de Paris, 1919, cité dans Prieur, 1993, p. 51
J’ai tenu à citer ce texte le plus longuement possible. Tout y est : le dédoublement d’un corps inactif, ensommeillé – une foule qui « n’a plus conscience de sa chair » –, une imagination en alerte, l’identification et la participation – toute la « réalité intérieure » tremblante sur l’écran, à partir d’une impression de réalité néanmoins distanciée de ces visions qui « rappellent la vie », plus qu’elles la reproduisent –, et ce royaume des ombres, portes ouvertes sur la mort dont se joue, dans cette distanciation, le spectateur, cet être humain dont toute la civilisation a procédé de son arrachement à la nuit, à sa conquête de la lumière[1]. Et le film lui-même décrit comme « rêve de la foule ».
Les petits spectateurs de mon ciné-club, par leurs comportements, semblaient éprouver la fragilité de cette frontière d’avec le rêve, et l’usage du faisceau lumineux balayant l’écran m’apparaît comme une tentative de sortir d’un rêve éveillé. Metz poursuivait son analyse en relevant la fragilité de cette frontière :
Au cinéma, la participation affective peut devenir particulièrement vive, selon la fiction du film, selon la personnalité du spectateur, et le transfert perceptif augmente alors d’un degré, durant de brefs instants de fugitive intensité. La conscience qu’a le sujet de la situation filmique commence à se brouiller un peu, à trembler sur elle-même, bien que ce glissement, simplement amorcé, n’aboutisse jamais à son terme dans les cas ordinaires.
Metz, 1975c, p. 108
Mes observations avaient été trop immédiates et fugitives pour que j’aie pu établir de façon systématique les liens de ces comportements avec les éléments de la fiction; je me souviens avoir constaté leur redoublement dans des moments où était fortement montée l’intensité fictionnelle, mais le fait que l’usage de la torche électrique bien souvent avait commencé très tôt dans le film, avant même que la fiction ait pu pleinement prendre, montre que ce comportement visait aussi, sinon d’abord, l’état filmique, le dispositif filmique et son imaginaire eux-mêmes. Dans un numéro d’Images documentaires consacré aux 20 ans de cette revue (no 75/76, décembre 2012), Jean-Pierre Daniel[2] place l’impression de réalité propre à l’expérience du cinéma sous le signe d’une expression populaire mise en lumière par le psychanalyste Octave Mannoni (1963) : « Je sais bien, mais quand même ». « Je sais bien que le train entre en gare de La Ciotat et pas dans la salle de cinéma, mais quand même, on ne sait jamais et j’ai peur », commente Jean-Pierre Daniel (2012, p. 102). C’est bien ce « quand même » à la fois distancié et immergé, croyance et jeu, que signifiait le faisceau lumineux des jeunes spectateurs de ce lointain ciné-club scolaire.
2. L’impression de réalité et l’expérience esthétique
« Pas de cinéma sans croyance », écrit Jean-Louis Comolli (2012) que cite également Jean-Pierre Daniel :
rien n’arrive du film au spectateur hors cette implication débordante, poursuit-il. Et parallèlement, rien du monde, sans elle, sans cette implication, n’est visible ni audible, ni sensible; le monde se dérobe, fantomatique. La place du spectateur est toujours une place de crise, une place critique.
Daniel, 2012, p. 3
L’impression de réalité qu’éprouve le spectateur devant le film est une composante majeure de l’expérience esthétique propre au cinéma et du type de plaisir qu’on y trouve, leur « matière première », en quelque sorte, le tissu dont est fait ce demi-rêve éveillé. Comme prend soin de le rappeler Christian Metz,
plus que le roman, plus que la pièce de théâtre, plus que le tableau du peintre figuratif, le film nous donne le sentiment d’accéder directement à un spectacle quasi réel. (…) Il y a un mode filmique de la présence, et qui est largement crédible.
1975a, vol. 1, p. 14
Si l’impression de réalité est une composante essentielle de l’expérience esthétique du spectateur de cinéma, elle ne s’y réduit pas, et la sorte de créance participative, à la fois perceptive et affective qu’elle provoque ne peut être totale, par définition; sinon ce ne serait plus une impression de réalité, mais un vécu réel. La distance, l’écart du « comme si » qu’avait bien compris Aristote sont tout autant inhérents à l’expérience esthétique spécifique du cinéma que l’emprise filmique. Cette expérience est le paradoxe d’une présence et d’une proximité maintenue dans la distance de l’écart, du « comme si ». On le comprend bien si l’on compare, comme le fait Christian Metz, l’impression de réalité propre à la photographie et celle du cinéma. Les analyses de Roland Barthes de La chambre claire (1980), déjà formulées dans l’article « Rhétorique de l’image » publié en 1964 dans le numéro 4 de la revue Communications, sont ici particulièrement précieuses. Regarder une photographie, y expliquait Barthes, ce n’est pas viser un être-là, mais un « avoir-été-là ». Toute photographie me dit d’abord : ceci a été, et ne sera plus jamais. Dans la photographie, écrit Barthes, « il se produit une conjonction illogique de l’ici et de l’autrefois » (Barthes, 1964, p. 47). De ce fait, la photographie permet ce « miracle précieux : une réalité dont nous sommes à l’abri » (Barthes, 1964, p. 47). La différence d’avec le cinéma, souligne Christian Metz, est majeure : « Aussi la photographie est-elle très différente du cinéma, art fictionnel et narratif, dont on connaît le considérable pouvoir projectif : le spectateur de cinéma ne vise pas un avoir-été-là mais un être-là vivant » (1975a, Vol. 1., p. 16). Là où la photographie nous met à l’abri de la réalité qu’elle nous présente, le cinéma nous immerge dans cette réalité.
Il n’en reste pas moins que cette visée n’engendre qu’une « illusion partielle », et que c’est cela qu’il faut tenter de comprendre. Les théoriciens du cinéma s’accordent pour mettre en avant le rôle du mouvement. Selon Edgar Morin,
la conjonction de la réalité du mouvement et de l’apparence des formes entraîne le sentiment de la vie concrète et la perception de la réalité objective. Les formes fournissent leur armature objective au mouvement, et le mouvement donne corps aux formes.
1956, p. 123
Une autre comparaison – entre le cinéma et le théâtre – permet d’approfondir l’analyse. Revenons à la salle de cinéma décrite par Jules Romains, et à la façon dont elle s’empare des spectateurs : plongée dans l’obscurité au fond de laquelle le film va imposer sa lumière et ses jeux d’ombres, dissociation du corps, ou mieux, une sorte d’irréalisation du corps et de son environnement, coupé du monde, mais qui peut cependant être repris, re-mué par la fiction. Rien de tel au théâtre. Selon Rosenkrantz (1937, cité dans Metz, 1975a, p. 19), le personnage de théâtre est objet d’« opposition », tandis qu’au cinéma il est objet d’« identification »3. Pourquoi? Parce que l’acteur est là, avec son poids de chair, tout comme est là dans sa réalité matérielle l’assemblée des spectateurs visibles eux-mêmes en chair et en os, la salle de théâtre elle-même. Ce poids de chair, commente Christian Metz, « vient s’“opposer” à la tentation, toujours éprouvée pendant le spectacle, de les percevoir comme les protagonistes d’un univers fictionnel » (1975a, p. 19). Le décor théâtral est une convention acceptée, et ne prétend pas à se donner pour le réel. Et c’est pourquoi « le théâtre ne peut être qu’un jeu librement accepté qui se déroule entre complices » (Metz, 1975a, p. 19). C’est sans doute pour cela, en tant que spectateurs, qu’il nous est beaucoup plus difficile de quitter prématurément une salle de théâtre qu’une salle de projection; dans le premier cas, il s’agirait d’un refus de complicité, qui sera perçu comme une protestation, une façon limite de « s’opposer », dans le second, c’est d’abord un problème entre soi et soi, le constat que la fiction, l’illusion de réalité, pour soi, ne prend pas.
L’impression de réalité procède donc de ce que Michotte appelle « la ségrégation des espaces » (Michotte, 1953, cité dans Metz, 1975a, p. 20) : au cinéma, « l’espace de la diégèse et celui de la salle (qui englobe le spectateur) sont incommensurables, aucun des deux n’inclut ni n’influence l’autre, tout se passe comme si une cloison invisible mais étanche les maintenait totalement isolés » (Michotte, 1953, cité dans Metz, 1975a, p. 20). De ce fait, l’expérience cinématographique elle-même se scinde. C’est ce que montrent les analyses du psychologue Henri Wallon, que Christian Metz mobilise ici :
La somme des impressions spectatorielles, selon Henri Wallon, se divise pendant la projection d’un film en deux « séries » complètement séparées, la « série visuelle » (c’est-à-dire le film, la diégèse) et la « série proprioceptive », c’est-à-dire le sentiment du corps propre – et donc du monde réel – qui continue à jouer faiblement (ainsi lorsqu’on s’agite dans son fauteuil pour trouver une meilleure position).
1975a, p. 19
Il arrive toutefois que la diégèse – la série visuelle, et ajoutons sonore – franchisse la cloison et se fraie un chemin dans la série proprioceptive, et commence à habiter les corps des spectateurs, comme peut le faire le spectacle chorégraphique. C’est alors, dans la salle de projection où sont réunis les élèves, le risque du moment d’agitation que redoute le maître.
3. Le cinéma et l’École
L’expérience cinématographique avec en son coeur cette impression de réalité ne facilite pas la tâche de l’éducateur du cinéma; elle est la « matière première » avec laquelle il faut faire, mais peut-être bien aussi, en milieu scolaire, l’obstacle initial à l’éducation cinématographique.
L’éducation scolaire, selon sa pente propre, commence par tenter de le contourner, en « refroidissant » l’objet, en le mettant à distance, la distance de l’étude. Le recours à la lecture du film comme « formation de l’esprit critique », la focalisation sur le cinéma comme langage, et même « grammaire », sur la mise à distance du cinéma comme « objet à lire » est l’une des voies de la neutralisation de ces corps et de ces affects qui n’ont pas de place dans la forme scolaire, autrement que fixés. L’autre voie de mise à distance est ce qu’Alain Bergala (2002), qui a bien su dégager ces deux modalités de neutralisation du cinéma comme expérience sensible, appelle « le péché majeur de “contenuisme”4 ». Ce néologisme désigne cette pratique qui consiste à réduire le film à son sujet, à une introduction à la réflexion sur ce qui est censé être son « contenu ». Cette pratique a fait (et fait encore) les beaux jours des soirées télévisées à thème, tout comme elle explique la place accordée parmi les films qui entrent à l’école à ceux qui se présentent comme l’adaptation d’une oeuvre littéraire.
À cette « tradition pédagogique française » considérant le cinéma « avant tout comme un langage », Alain Bergala attribue « deux raisons majeures » (Bergala, 2002, p. 26).
La première est circonstancielle : « Le moment hégémonique des sciences du langage (linguistique, sémiologie et sémiotique) a coïncidé en France avec la montée en puissance de l’idée du cinéma à l’école » (Bergala, 2002, p. 26). Devant la nouveauté déroutante de ce nouvel objet pénétrant dans l’école, en l’absence de formation appropriée, les enseignants auraient choisi de « se raccrocher à des modèles d’analyse plus familiers, qu’ils pratiquaient déjà, en littérature notamment » (Bergala, 2002, p. 26). Selon Bergala, « la peur de l’altérité conduit souvent à annexer un territoire neuf à l’ancien de façon colonialiste » (2002, p. 26). À cette annulation, ou au moins à cette esquive, à ce contournement de la singularité du cinéma, il est possible et même nécessaire de donner une explication moins psychologisante et plus résolument structurelle. C’est bien structurellement, dans sa forme même, que l’école résiste au cinéma. La forme scolaire, comme mode de socialisation de la jeunesse qui a vu le jour au 17e siècle et n’a cessé d’étendre son emprise (Vincent, 1980), c’est une organisation de l’espace et du temps, c’est une immobilisation des corps, une relation éducative qui est une distance tenue, et c’est aussi la primauté des formes scripturales. L’écrit est au coeur de la forme scolaire, pas seulement comme pratique, savoir-faire, mais modalité de socialisation. Comme le montrent les travaux des historiens des disciplines (Chervel, 2006), rien n’entre dans l’école sans se conformer à la forme scolaire. Le cinéma, par nature peut-on dire, ne peut que bousculer la forme scolaire dans ses composantes de base; son altérité lui est radicale. D’ailleurs, les enseignants qui s’en font les « passeurs » n’en espèrent-ils pas quelque changement, quelque coup de boutoir? Comme le note encore Alain Bergala,
cette prééminence de l’aspect langagier du cinéma a été souvent le fait d’enseignants de bonne volonté, désireux de soustraire l’usage du cinéma en classe à la menace permanente d’instrumentalisation des films qui consiste à les regarder en fonction de la seule exploitation possible de leur sujet, en histoire ou en littérature par exemple.
2002, p. 26
Tout en dénonçant ce qu’il appelle le « langagisme », Alain Bergala dit resté « convaincu que le “langagisme” est un moindre mal, dans la mesure où il conduit plus aisément à prendre en compte la spécificité et la qualité artistique du cinéma » (2002, p. 26). On en retiendra qu’il peut donc trouver sa place dans une pédagogie centrée sur l’éducation esthétique, à condition d’être conscient de ses limites. Jean-Pierre Daniel est plus sévère avec le « langagisme », et paraît même douter de la possibilité de garder la conscience de ses limites. Pour lui, ce « langagisme » est un piège dans lequel le cinéma peut tomber et être absorbé tout entier :
Le mouvement, le temps, le montage du cinéma, ses outils, ses gestes, ses récits, ses bandes sonores, son spectacle et ses lieux, ce qui se construit entre l’écran et le spectateur, tout cela, écrit-il dans un article des Cahiers pédagogiques, est enfoui dans un seul mot : l’image.
Daniel, 2014, p. 52
La seconde raison du privilège accordé dans l’école au cinéma comme langage, selon Bergala, « tient à une solide tradition française de la pédagogie laïque : la priorité [accordée], dans les missions de l’école, au développement de l’esprit critique et à “riposte idéologique” » (2002, p. 27). Outre « l’idée bien angélique du rapport de force entre l’intervention pédagogique et la puissance de tir des médias », Alain Bergala reproche à cette approche langagière du cinéma – la fameuse « grammaire des images » – de faire « rarement bon ménage avec une approche sensible du cinéma comme art plastique et comme art des sons » (2002, p. 27).
On peut aussi, dans cette perspective, s’interroger sur ce qu’il en est, dans l’école, de ce que Jacques Rancière appelle « le régime des arts » (2000, 2011), c’est-à-dire le rapport entre l’art, la création artistique et sa perception, sa réception par la société à un moment donné de l’histoire. Rancière est conduit à distinguer dans leur succession[5] trois régimes, qui ont une dimension paradigmatique. En « régime éthique », l’art est au service de valeurs ou d’idées religieuses et sociales, ou morales, et se voit ainsi attribuer une fonction instituée; en « régime représentatif », il est sous la dépendance d’une autorité culturelle, laquelle décide de la dimension artistique d’une oeuvre en fonction de canons établis; en « régime esthétique » enfin, l’art relève d’une forme spécifique d’appréhension du sensible, qui bouscule et efface les hiérarchies et les frontières entre les genres, ouvre les champs de l’expérimentation et conduit à « la fusion de l’art et des formes de l’expérience commune » (Rancière, 2022, p. 80). L’histoire de l’éducation artistique dans l’école, la prise en compte de l’art au sein de la forme scolaire, si on l’examinait sous cet angle, montrerait comment cette éducation est durablement tributaire du régime éthique des arts, comment elle a relayé aussi son régime représentatif, et comment l’entrée récente dans l’école de l’art en régime esthétique rencontre des résistances et bouscule les ancrages éthique et représentatif. En ce qui concerne le cinéma, il semble bien que le premier accueil pédagogique qui lui est fait consiste à le rabattre sur le régime éthique, et que son abord langagier – cette grammaire des plans et des images que dénonce Alain Bergala – relève d’une appréhension proche de celle qui caractérise le régime représentatif des arts.
4. Le cinéma comme expérience sensible
Une prise en charge de l’expérience esthétique cinématographique commence par la considération du cinéma comme expérience sensible, de son appartenance au régime esthétique des arts, du moins comme expérience émotionnelle, indissolublement sensible et intellectuelle, comme l’est toute expérience esthétique, ainsi que l’avait bien montré John Dewey dans Art as experience (1934).
Mais quel est ce sensible propre au cinéma? Il est dans « les textures, les matières, les lumières, les rythmes, et les harmonies », répondrait Alain Bergala (2002, p. 27). Ce qui peut étonner dans cette réponse, c’est qu’elle met en avant nombre d’éléments qui ne relèvent pas – ou pas seulement – du sens de la vision. Textures et matières renvoient aussi au toucher, rythmes et harmonies à l’ouïe, tout en la débordant du côté des sensations du corps tout entier. Seules les lumières concernent la seule vue – quoiqu’elles la débordent aussi –, mais dans un usage déjà distancié, formel, et non pas informatif. On ne regarde pas les jeux de l’ombre et de la lumière comme on regarde un objet : j’ai souvenir d’un ouvrage d’initiation à la photographie, dans lequel Edouard Boubat (2006), évoquant la naissance de son goût pour l’art photographique, se rappelle les siestes de son enfance, et sa fascination pour les jeux de l’ombre au plafond de la chambre, produits par les persiennes fermées laissant passer quelques rayons du plein soleil. Un futur cinéaste y aurait sûrement ajouté le frôlement sonore des arbres mus par le vent, la rumeur extérieure, la sensation chaude d’enveloppement au coeur de la chambre dans la demi-obscurité. La phénoménologie nécessaire à la saisie du sensible cinématographique se tient plutôt du côté des nouvelles phénoménologies centrées sur les atmosphères, et qui font place à la diversité des sens. Elle ne peut se satisfaire de la conception dominante de la tradition philosophique, privilégiant la vue, la vision, organe de la distance, de la séparation de l’objet et du sujet, organe le plus proche de la pensée, comme le rappelait encore Hegel. Pour une part, le sensible cinématographique est un sensible d’immersion. L’un des intérêts de l’analyse filmique et des possibilités de visionnement multiple offertes par le DVD est de permettre de sortir volontairement de cette immersion; on pourrait ajouter aux deux raisons retenues par Alain Bergala pour expliquer le privilège scolaire de l’approche du cinéma comme langage, comme « grammaire », cette troisième raison : rompre avec l’immersion, en redonnant à la vue, à ce sens de la distance, à ce visible si proche de l’intelligible, et donc à la contemplation, son plein exercice. L’un des défauts de ce procédé pédagogique qu’est l’analyse filmique est du même coup d’oublier une dimension constitutive de l’expérience cinématographique, cette part qui tient à l’immersion[6]. Georges Didi-Huberman – à propos de la peinture, mais sa réflexion vaut pour tous les arts, et elle s’applique particulièrement au cinéma – dénonce la réduction du visible au lisible, à partir d’une expérience esthétique personnelle : sa rencontre avec une fresque de Fra Angelico – une Annonciation – dans l’une des cellules du couvent San Marco à Florence :
Elle se trouve dans une toute petite cellule passée au blanc de chaux, une cellule de la clausura (…). Lorsque l’on pénètre aujourd’hui dans la cellule encore assez silencieuse, le projecteur électrique braqué sur l’oeuvre d’art ne réussit même pas à conjurer l’effet d’offuscation lumineuse qu’impose le tout premier contact. A côté de la fresque, il y a une petite fenêtre orientée vers l’Est et dont la clarté suffit à envelopper notre visage, à voiler par avance le spectacle attendu. Peinte dans un contre-jour volontaire, la fresque d’Angelico obscurcit en quelque sorte l’évidence de sa saisie. Elle donne l’impression vague qu’il n’y a pas grand-chose à voir. Quand l’oeil s’habituera à la lumière du lieu, l’impression curieusement s’imposera encore : la fresque ne « s’éclaircit » que pour retourner au blanc du mur puisque tout ce qui est peint ici consiste en deux ou trois taches de couleurs délavées, subtiles, placées dans un fond de la même chaux, légèrement obombrée. Ainsi, là où la lumière naturelle investissait notre regard et nous aveuglait presque, c’est le blanc désormais, le blanc pigmentaire du fond, qui vient nous posséder.
1990, p. 21
La toute première rencontre avec l’oeuvre, ce premier moment phénoménologique de l’image n’est pas un face-à-face distancié d’un regardant et d’un regardé. Le contre-jour aveuglant, voulu par l’artiste, empêche que l’image comme vis-à-vis prenne; elle se dérobe au profit de ce que Didi-Huberman appelle « une offuscation lumineuse », et le visiteur en quête d’un visible dont son regard serait maître, se trouve à l’inverse littéralement possédé par « ce blanc pigmentaire du fond » tombant du mur sur lui et l’enveloppant. Certes ce moment ne dure pas, et le visiteur use de sa culture pour retrouver ce qu’il y a à voir, ce qu’il sait de ce qui doit être vu, pour rendre au visible cette image qui se dérobe dans sa matérialité. C’est alors seulement, avec « l’émergence de ses détails représentationnels, [que] la fresque, peu à peu, deviendra réellement visible », précise Didi-Huberman (1990, p. 22), soulignant ainsi que cet accès au « visible » passe par un « lisible » reléguant le tout premier temps de la rencontre avec l’oeuvre : « à peine devenu visible, donc, la fresque se met à “raconter” son histoire, le scénario de l’Annonciation tel que Saint-Luc l’avait une première fois écrit dans son Évangile » (1990, p. 22). La fidélité à l’expérience esthétique comme expérience sensible ne peut se satisfaire de cette réduction du voir au visible, puis au lisible, elle exige d’en revenir à l’expérience initiale, à une étape trop vite éludée, qui consisterait « à ne pas se saisir de l’image et à se laisser saisir par elle, donc à se laisser dessaisir de son savoir sur elle », comme y invite Didi-Huberman (1990, p. 25). S’ouvre alors une expérience qui est celle de la puissance propre à l’image, de l’efficacité d’un mode d’expression propre à l’image, expérience de ce que Didi-Huberman propose d’appeler le visuel :
Regardons : il n’y a pas rien puisqu’il y a le blanc. Il n’est pas rien, puisqu’il nous atteint sans que nous puissions le saisir et puisqu’il nous enveloppe sans que nous le puissions à notre tour, prendre dans les rets d’une définition. Il n’est pas visible, au sens d’un objet exhibé ou détouré; mais il n’est pas invisible non plus, puisqu’il impressionne notre oeil et fait même bien plus que cela. Il est matière. Il est un flot de particules lumineuses dans un cas, un poudroiement de particules calcaires dans l’autre. Il est une composante essentielle et massive dans la présentation picturale de l’oeuvre. Nous disons qu’il est visuel.
1990 p. 26-27
Le cinéma lui aussi a son visuel[7], et un visuel tout particulièrement enveloppant. L’éducation au cinéma, l’éducation cinématographique devrait commencer par là, par permettre aux élèves de vivre et de dire pleinement cette expérience d’immersion dans le tout sensible qu’est le film, d’en dire les composantes et les émotions suscitées, le plaisir qu’on y prend. Ce qui suppose un accès au film dans les conditions matérielles et techniques qui sont celles d’une salle de cinéma digne de ce nom. Dans son dernier ouvrage, Yves Michaud met en avant de son analyse du devenir de l’art contemporain une notion qui est au coeur des nouvelles phénoménologies : la notion d’atmosphère. « Au commencement, écrit Yves Michaud, sont les atmosphères » (2021, p. 119). Ce commencement désigne notre rapport au monde, notre être au monde, dont les nouvelles phénoménologies, mettant au premier plan les sensibilités atmosphériques, modifient profondément la compréhension. Au commencement, il n’y a pas un sujet face à un objet, comme le laisse à penser la tradition philosophique dominante qui fait du voir le mode premier d’être au monde; au commencement il y a une immersion dans le monde par l’ensemble de nos sens – le toucher, l’odorat, le goût, la cénesthésie – par lesquels nous sommes pris dans ce monde qui nous enveloppe. « Il y a, précise Yves Michaud, une aisthesis, un sentir originaire qui, dans un second temps seulement, donne naissance à un monde de choses, s’émiette en des individus et des événements séparés et identifiables » (2021, p. 119). Le fameux « retour aux choses mêmes », mot d’ordre de la philosophie husserlienne, se voit opposer par les nouvelles phénoménologies, notamment celle d’Herman Schmitz (2016), le primat de l’expérience vécue corporellement, de « l’expérience vécue involontaire comme première et dernière instance de justification » (Michaud, 2021, p. 122). L’impression de réalité propre au cinéma tient largement de cette expérience première, de ce mode premier d’être au monde qu’est la sensibilité immersive.
5. L’expérience esthétique et l’expérience ordinaire
La spécificité du cinéma, selon Pasolini, est de « représenter la réalité à travers la réalité ». Ce propos peut dérouter; il procède à une sorte de dédoublement de la réalité, celle-ci se faisant en somme langage, représentante d’elle-même, écart de soi à soi, et cet écart singulier est sans doute la clé de l’expérience esthétique cinématographique. Le cinéma, dit encore Pasolini, « n’est que le moment écrit de cette langue naturelle et totale, qui est l’action dans la réalité »; il dit aussi qu’il est art impur, en tant que « langue écrite de la réalité » (Pasolini, 1976, cité dans Bergala, 2002, p. 26). On est bien loin, ici, avec cette conception qui fait dériver le cinéma d’un engagement dans le réel, de l’idée du cinéma comme écriture en images, et bien plus proche de la notion d’expérience chez John Dewey, de cette expérience ordinaire, accomplie dans laquelle l’auteur de Art as experience (1934) trouve la forme de toute expérience esthétique :
Afin de comprendre l’esthétique dans ses formes accomplies et reconnues, on doit commencer par la chercher dans la matière brute de l’expérience, dans les événements et les scènes qui captent l’attention auditive et visuelle de l’homme, suscitent son intérêt et lui procurent du plaisir lorsqu’il observe et écoute.
2005, p. 23
Comme le rappelle Noël Carroll, selon Dewey, les expériences esthétiques « représentent d’une manière plus achevée la structure autour de laquelle toutes les expériences potentiellement vivantes [je souligne] gravitent naturellement » (2005, p. 117). L’expérience esthétique du cinéma est celle d’un art qui se tient au plus près de ces expériences ordinaires, dans laquelle le cinéma trouve cette « langue naturelle et totale » qu’y voit Pasolini. Le cinéma semble bien ainsi apporter une réponse au problème que soulève Dewey, celui de « rétablir la continuité entre l’expérience esthétique et les processus normaux de l’existence » (Carroll, 2005, p. 29).
Pour Dewey, le secret de l’expérience esthétique se trouve dans l’expérience ordinaire, dès lors qu’elle est pleinement expérience, expérience accomplie, menée à son terme. La description qu’il en fait et la formalisation qu’il en donne sont fort proches de l’expérience que donne à vivre le cinéma, le film, et même de la structure du récit filmique. Dewey insiste tout particulièrement sur l’unicité de l’expérience :
Une expérience a une unité qui la caractérise en propre : ce repas-là, cette tempête-là, cette rupture-là d’une amitié. L’existence de cette unité est constituée par une seule caractéristique qui imprègne l’expérience entière en dépit de la variation des parties qui la constituent. Cette unité n’est ni émotionnelle, ni pratique, ni intellectuelle, car ces termes désignent des distinctions que la réflexion peut faire à l’intérieur de cette unité.
2005, p. 61
Cette proximité de l’expérience ordinaire comme prototype de l’expérience esthétique et de l’expérience esthétique propre au cinéma me renvoie à la définition que donne Pasolini du cinéma, et la conforte : s’il est bien « le moment écrit de cette langue naturelle et totale, qui est l’action dans la réalité », « langue écrite de la réalité » (Pasolini, 1976, cité par Bergala, 2002, p. 26), alors le cinéma porte déjà en lui la forme de cet engagement actif dans le monde, la structure même de l’expérience, et les prolonge. Certaines descriptions sous la plume de Dewey paraissent s’appliquer directement au récit filmique comme celui-ci :
Dans une expérience, il y a mouvement d’un point à un autre. Comme une partie amène à une autre et comme une autre encore poursuit la portion précédente, chacune y gagne en individualité. Le tout qui perdure est diversifié par les phases successives qui créent son chatoiement.
2005, p. 60
Un « tout qui perdure » : cette formule n’est-elle pas une bonne définition de ce qu’est un film et de ce qu’est l’expérience esthétique au cinéma[8]? S’éclaire aussi, sous cet angle, l’intensité de la relation au monde qui est au coeur de l’expérience esthétique dont le cinéma nous fait la grâce. Ce dédoublement du réel, cet écart de soi à soi du réel par lequel le cinéma « représente la réalité à travers la réalité », comme le dit Pasolini (1976), produit cet effet, d’apparence paradoxale, que le cinéma nous fait voir le monde comme si c’était « la première fois » (Kerlan, 2021a, p. 165-168). On peut sortir d’une salle de cinéma avec un regard renouvelé, épuré, et regarder, par exemple, un arbre, comme si c’était la première fois, parce que le film qu’on vient de voir nous a littéralement ouvert les yeux pour permettre de le découvrir dans son être unique d’arbre, dans, osons ce néologisme, son « arbrité ». Lisons à nouveau Dewey à ce sujet :
C’est l’ignorance pure et simple qui conduit à la supposition que le lien de l’art et de la perception esthétique avec l’expérience signifie un affaiblissement de leur signification et de leur dignité. L’expérience, lorsqu’elle atteint le degré où elle est véritablement expérience est une forme de vitalité plus intense. Au lieu de signifier l’enfermement dans nos propres sentiments et sensations, elle signifie un commerce actif et alerte avec le monde. A son plus haut degré, elle est interpénétration totale du soi avec le monde des objets et des événements.
2005, p. 39
Le film, comme « cette langue naturelle et totale, qui est l’action dans la réalité » que dit Pasolini, s’enracine dans « le commerce actif avec le monde », le prolonge.
On trouve également chez Dewey une réflexion sur la relation entre le sens (la signification) et les sens, le sensible, qui peut être lue comme la possibilité de mettre un cran d’arrêt à la tentation prématurée de l’analyse filmique. S’arrêter au sensible, c’est aussi s’arrêter au sens, aux significations inhérentes à l’expérience. Dewey déplore les conditions propres à l’existence moderne qui empêchent de saisir comment « les sens sont chargés de ce sentiment engendré par une prise de conscience profonde de significations intrinsèques » (2005, p. 42).
Notre univers se réduit à une dispersion de stimuli et de stimulations, sans que se construise l’unité nécessaire à l’expérience réelle. Cette unité selon Dewey est celle du récit :
Dans la plus grande partie de notre expérience, nos différents sens ne s’associent pas pour relater une histoire unique et plus vaste. Nous voyons sans rien ressentir, nous entendons, mais c’est seulement une perception de seconde main, car elle n’est pas étayée par la vision. Nous touchons les choses, mais ce contact reste tangentiel, car il ne se fond pas avec les qualités des sens qui se trouvent sous la surface… (…). Nous capitulons face à nos conditions d’existence qui contraignent les sens à demeurer une simple excitation de surface.
2005, p. 42
Dans ces réflexions sur les sens, Dewey semble anticiper sur le sensible immersif et les atmosphères des nouvelles phénoménologies, mais va plus loin en insistant sur la nécessaire unité du sensible en chemin vers le sens. Mais pour en rester à ce qui constitue le coeur de notre sujet, deux choses méritent d’être soulignées.
En premier lieu, la place et le rôle donnés ici au récit comme forme de l’expérience esthétique. L’unité de l’expérience, selon Dewey, semble bien passer par une mise en récit, même demeurée potentielle, implicite. On se trouve alors confronté à une sorte d’aporie : faut-il comprendre que le récit lui-même se précède dans la forme de l’expérience, ou bien que l’expérience n’est pleinement accomplie que dans le récit qu’on en peut faire? La seconde perspective verrait l’expérience perdre sa primauté, et il semble préférable de s’en tenir à l’idée de « l’enveloppement réciproque de l’expérience et de la narration » (Kerlan, 2021b, p. 26), ou encore, en recourant au lexique de Paul Ricoeur dans Temps et récit, de faire l’hypothèse d’une « mimèsis I » inhérente à l’expérience elle-même. Cette seconde hypothèse soutient mieux l’idée que « toute oeuvre de fiction » comme l’écrit Ricoeur, « projette hors d’elle-même un monde qu’on peut appeler le monde de l’oeuvre » (Ricoeur, 1984, p. 15), et permet de mieux appliquer cette idée au récit cinématographique. Le récit cinématographique, comme toutes les narrations de fiction, projette « des manières d’habiter le monde qui sont en attente d’une reprise » ((Ricoeur, 1984, p. 15).
En second lieu, dans le sillage de cette réhabilitation du sensible-sens chez Dewey, on peut comprendre en quoi le cinéma est un art porteur d’expériences esthétiques spécifiques, mais aussi en quoi une éducation esthétique générale au sein de l’expérience ordinaire – une éducation à la vie esthétique – est un préalable à l’expérience esthétique des oeuvres, quelles qu’elles soient. Avant le musée, la forêt, m’est-il arrivé d’écrire (2017); toucher l’écorce des arbres, marcher dans les feuilles mortes, écouter leur bruissement, etc. Les auteurs des oeuvres que l’on invite à admirer au musée sont passés par là, et sans cette expérience-là, ces oeuvres n’auraient sans doute pas vu le jour. De même, tout film cristallise une expérience du monde. Au terme de ce qu’il appelle son « long voyage pédagogique », Jean-Pierre Daniel dit avoir
acquis la certitude que l’éducation artistique… est la reconnaissance d’une double expérience, nécessaire, vitale, à notre être humain individuel et collectif, celle que vivent ceux ou celles qui s’engagent, même très modestement, dans un travail de création artistique et celles des spectateurs des traces produites dans ce cadre : objets, oeuvres, spectacles, installations, performances… formes toujours singulières et renouvelées.
2012, p. 103
J’ajouterai que la rencontre entre ces deux expériences suppose un terrain commun, une médiation : les vécus esthétiques préalables de l’expérience « ordinaire ». Cette médiation n’est sans doute pas unilatérale, et ce ne serait pas trahir la pensée de Dewey que d’envisager qu’en cultivant les expériences esthétiques que les oeuvres d’art mettent à notre disposition, nous éduquons également notre sensibilité esthétique générale, nous nous ouvrons aussi aux dimensions esthétiques latentes de l’expérience ordinaire.
6. Le cinéma comme « être au monde »
Les considérations précédentes invitent à revenir sur la notion d’impression de réalité. D’une certaine façon, elle est peut-être trop marquée par les débuts du cinéma, par la sidération des spectateurs immergés dans un monde fantomatique, un monde imaginaire porté par les apparences du réel, marquée par un cinéma dans lequel le découpage et les plans sont omniprésents, délibérément ostensibles. Dans une rare contribution phénoménologique à la philosophie du cinéma, Merleau-Ponty (1996) ouvre la piste d’une autre compréhension, qui offre de surcroît la possibilité de sortir de l’opposition impression de réalité/illusion, ou réel/imaginaire à laquelle conduit nécessairement cette notion, et que tente de surmonter, sans bien y parvenir, une autre notion, celle d’illusion partielle. Cette autre piste passe par une analyse de la perception inspirée de la psychologie de la forme. S’appuyant sur cette « nouvelle psychologie », Maurice Merleau-Ponty avait récusé la conception analytique de la perception, faisant du perçu la mise en forme par l’intelligence de données sensibles isolées, et lui opposait le point de vue phénoménologique qui constate que « ma perception n’est (donc) pas une somme de données visuelles tactiles, auditives » que « je perçois de manière indivise avec mon être total », que « je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d’exister qui parle à la fois à tous mes sens » (1996, p. 63). On notera au passage que Merleau-Ponty anticipait alors les analyses de ce qu’on nomme aujourd’hui « la nouvelle phénoménologie », et insistait sur le caractère multisensoriel et « atmosphérique » de la perception. La perception ainsi conçue est une modalité de notre présence au monde. Elle est « un commerce avec le monde et une présence au monde plus vieux que l’intelligence » (1996, p. 66). Notre perception est d’emblée perception d’un monde qui fait sens, le sens ne lui vient pas après coup, il lui est inhérent, consubstantiel. Telle est, selon Merleau-Ponty, la leçon générale de la « nouvelle psychologie »
nous fait voir dans l’homme, non pas un entendement qui construit le monde, mais un être qui y est jeté et qui y est attaché comme par un lien naturel. Par suite elle nous réapprend à voir ce monde avec lequel nous sommes en contact par toute la surface de notre être.
1996, p. 68
Et si le cinéma lui-même nous réapprend à voir le monde, nous le donne à voir comme si c’était la première fois, n’est-ce pas parce que comme le disait Pasolini (1976), le cinéma est « le moment écrit de cette langue naturelle et totale, qui est l’action dans la réalité », « langue écrite de la réalité », et qu’il prolonge donc le langage du monde lui-même? L’analyse de Merleau-Ponty éclaire le propos un peu obscur de Pasolini, explicite sa troublante évidence. Le phénoménologue d’ailleurs constate lui-même que « la nouvelle psychologie nous conduit précisément aux remarques les meilleures des esthéticiens du cinéma » (Merleau-Ponty, 1996, p. 68).
Notre perception du film ne diffère pas de notre perception du monde, et « tout ce qui vient d’être dit de la perception en général », « nous pouvons [l’] appliquer à la perception du film » (1996, p. 68), avance Merleau-Ponty. Il emprunte alors à Leenhardt, qu’il cite expressément et semble considérer comme l’un de ces esthéticiens les plus pertinents, l’idée « qu’un film n’est pas une somme d’images mais une forme temporelle » (Leenhardt, cité dans Merleau-Ponty, 1996, p. 67), qu’il convient donc de vivre et de percevoir comme telle, de percevoir et de vivre comme un tout visuel et sonore. Ce tout qu’est le film « signifie comme (…) une chose signifie : l’un et l’autre ne parlent pas à un entendement séparé, mais s’adressent à notre pouvoir de déchiffrer tacitement le monde ou les hommes et de coexister avec eux » (1996, p. 73). La signification du cinéma, son pouvoir de signifier, s’enracine dans la signifiance « naturelle » du monde, de notre être au monde, et le cinéma est bien en ce sens « la langue écrite de la réalité ». Le sens d’un film est inhérent au film lui-même, de la même façon que « le sens d’un geste est immédiatement lisible dans le geste, et le film ne veut rien dire que lui-même » (1996, p. 73).
Ce qui me semble pouvoir être alors reproché à cette notion d’impression de réalité est de ne pas pleinement assumer ce que Merleau-Ponty nomme « le réalisme fondamental du cinéma » (1996, p. 72), et Leenhardt, que cite Merleau-Ponty, appelle « la puissance de réalité que dégage l’écran » (Leenhardt, 1936, cité dans Merleau-Ponty, [1946], 1996, p. 72)[9]. L’histoire du cinéma conforte ce point de vue, et le cinéma qu’évoque Merleau-Ponty, et qu’il a vraisemblablement en tête, semble bien être ce cinéma fluide dans lequel de longs plans séquences déroulent et intègrent sans discontinuité la diversité des cadrages, un cinéma en quête d’une esthétique de la réalité. Ses analyses, les apports de la phénoménologie à la compréhension du cinéma, ont aussi l’intérêt de valoir tant pour le film de fiction que pour le film documentaire. Les élèves de toutes les écoles de cinéma apprennent d’ailleurs aujourd’hui à ne pas les opposer. L’oeuvre d’un cinéaste comme Werner Herzog est souvent convoquée pour récuser l’existence d’une frontière radicale entre ces deux genres[10].
Se trouve également confortée l’importance de la contribution du cinéma à l’éducation esthétique, celle-ci entendue au sens large d’une modalité spécifique de notre relation au monde. Comme le remarque Merleau-Ponty, « dans l’ordinaire de la vie, nous perdons de vue cette valeur esthétique de la moindre chose perçue » (1996, p. 73). C’est l’une des expériences les plus simples et les plus fortes que peut vivre le spectateur de cinéma : celle de la révélation du réel grâce au film qui littéralement nous ouvre les yeux sur ce que nous ne voyons plus, ou pas, dans toute son intensité, un visage, un objet, un mouvement dans le paysage. Ce petit miracle permis par « la langue écrite de la réalité » s’explique aisément sous la plume de Merleau-Ponty :
Il est vrai, écrit-il, que jamais dans le réel la forme perçue n’est parfaite. Il y a toujours du bougé, des bavures et comme un excès de matière. Le drame cinématographique a, pour ainsi dire, un grain plus serré que les drames de la vie réelle, il se passe dans un monde plus exact que le monde réel[11].
1996, p. 73-74
Il faut donc cet écart de la « langue écrite de la réalité » par rapport à la réalité elle-même pour accéder à une forme plus pure, plus juste de l’expérience.
L’éducation cinématographique – l’éducation du cinéma et au cinéma – est ainsi doublement éducative sur le plan esthétique. Sur un premier plan, comme initiation au cinéma, à la culture et au « langage » cinématographiques, à son esthétique; sur un second plan, comme contribution à l’éducation esthétique générale, éducation de la conduite esthétique, éducation de ce que David W. Winnicott appelle le « mode créatif de perception » (1975, p. 91), comme enrichissement de notre être au monde.
7. La réception et la création, « esthétique » et « artistique »
John Dewey lui-même remarquait que le terme d’« esthétique », l’adjectif, a le défaut, dans son usage courant, de se reporter à l’acte de perception et de plaisir – à la réception de l’oeuvre donc –, tandis que le terme « artistique » réfère principalement à l’acte de production, – à la création donc (Dewey, 2005, p. 71). Cet usage courant a pour conséquence implicite de faire l’impasse sur la création comme expérience esthétique. Portés par la volonté d’une éducation au cinéma ambitieuse et conséquente, les pionniers de cette éducation au cinéma à l’école mise en place en France dans les années 1980 ont tout de suite intégré la création à leur démarche, en la considérant comme nécessaire à la réception du cinéma comme art. Alain Bergala considère qu’« apprendre à devenir un spectateur qui éprouve les émotions de la création elle-même » est une bonne définition de « ce que devrait être une approche du cinéma comme art » (2002, p. 23), et « le passage à l’acte, à la réalisation » est présenté comme « le deuxième versant de [son] hypothèse cinéma » (2002, p. 22). Pour Jean-Pierre Daniel, ce passage à l’acte créateur loin d’être un saut, une rupture réservée à quelques élus, est dans le prolongement de l’expérience et du mouvement même de la vie et du développement humain : « Très tôt, écrit-il, nous sommes passés de l’observation à la production. Écouter, regarder, mais aussi faire soi-même, avec tout notre corps, nous est indispensable… (…). Nous sommes tous créateurs, tout à la fois spectateurs et producteurs » (2012, p. 5.).
Il faut donc penser et éduquer aussi la création elle-même comme expérience esthétique, et également intégrer cette expérience de la création à la réception des oeuvres. Mais comment faire? Selon Dewey, « l’art en tant que production » entretient « une relation réciproque » « avec la perception et l’évaluation en tant que facteurs de plaisir » (2005, p. 72). Pour le comprendre, explique-t-il, il faut concevoir l’expérience de la création elle-même, « l’expérience consciente, comme relation entre phase d’action et phase de réception » (Dewey, 2005, p. 72). Un peintre au travail n’est pas seulement celui qui exécute, produit le tableau; pour que cette oeuvre ne soit pas qu’un simple produit, mais bien une oeuvre d’art, le peintre doit être aussi celui qui regardera le tableau : « pour être véritablement artistique, une oeuvre doit aussi être esthétique, c’est-à-dire, conçue en fonction du plaisir qu’elle procurera lors de sa réception » (Dewey, 2005, p. 73). Ou encore, dit d’une autre façon : « la perfection de l’exécution ne peut être mesurée ou définie en termes d’exécution; elle implique ceux qui perçoivent et apprécient le produit exécuté » (2005, p. 72).
En somme, l’expérience esthétique traverse la création de part en part; elle est là à l’origine, dans le rapport, la relation qu’entretient l’artiste avec le monde, dans « une sensibilité exceptionnelle aux qualités des choses », laquelle « guide aussi ses actions et ses productions » (Dewey, 2005, p. 75); elle est là aussi dans le travail de l’oeuvre, quand « l’artiste lui-même joue le rôle de la personne qui perçoit alors même qu’il oeuvre » (2005, p. 74), elle est là dans chacune de ses étapes, qui ne sont telles que par anticipation de ce qui suivra. C’est ainsi, conclut Dewey, qu’« il y a continuellement une contribution cumulative et réciproque entre ce qui est fait et éprouvé » (2005, p. 76).
La sorte de parallélisme qu’établit Dewey entre la création et la réception n’est pas sans conséquence sur le plan pédagogique, notamment, mais pas exclusivement, pour ce qui concerne le cinéma. Il invite à surmonter le partage erroné entre d’un côté une pédagogie du spectateur, qui serait forcément limitée, par nature, à la lecture, au décryptage, à la formation de l’esprit critique et de l’autre une pédagogie du passage à l’acte. Il peut y avoir une pédagogie centrée sur la création « aussi bien quand on regarde les films que quand on les réalise » (Bergala, 2002, p. 22). Alain Bergala en appelle alors à une éducation au cinéma comme art, que l’on peut qualifier d’éducationesthétique, en ce sens qu’elle apprend à « regarder une toile en se posant les questions du peintre, et en essayant de partager ses doutes et ses émotions de créateur », et non pas à « regarder le tableau en se cantonnant aux émotions du spectateur » (2002, p. 22-23).
On peut se demander toutefois si ce regard « savant » sur la peinture ne risque pas de passer à côté du visuel et de basculer du côté du lisible et du savoir, de faire la part belle à « l’iconographe en herbe » que dénonce Didi-Huberman (1990, p. 23), ou au « langagisme » avec lequel Bergala veut rompre, s’agissant du cinéma. Comment « commencer à penser… le film non pas comme un objet, mais trace finale d’un processus créatif » comme le recommande Alain Bergala (2002, p. 22)? « Penser le film comme la trace d’un geste de création. Pas comme objet de lecture, décodable, mais chaque plan comme la touche du peintre par laquelle on peut comprendre un peu son processus de création » (Bergala, 2002, p. 22).
On peut aussi se demander si ce qui est dit ici du peintre et de la peinture vaut également pour le cinéma et la réalisation cinématographique. Pour regarder un tableau un peu comme si on repassait par le chemin du peintre lui-même, il faut déjà être dans une disposition et un rapport au monde tels que « le désir d’exprimer par la peinture les qualités qu’on perçoit dans un paysage entraîne la nécessité d’un crayon et d’un pinceau », comme l’écrit Dewey (2005, p. 77). Qu’en est-il s’agissant de la création cinématographique? Quels outils, quels moyens d’expression sont-ils « nécessités » quand le désir de s’exprimer emprunte cette voie? La question ne porte pas sur l’outillage technique, le matériel technique, mais sur ce que sont les éléments du récit cinématographique, son matériau, au même titre que les lignes et les couleurs sont les matériaux du peintre dans le prolongement de son rapport au monde.
L’une des réponses courantes consiste à dire que le cinéaste « pense en images ». La formule est dangereuse, et ouvre de nombreux pièges; celui, bien sûr, et à nouveau, de faire du film un discours en images, et de l’éducation au cinéma une activité de lecture et d’analyse d’images agencées; celui, tout aussi pernicieux, de faire du film une pensée « mise en images ».
La réponse d’Alain Bergala est d’un autre ordre :
Le véritable cinéaste, dit-il, est « travaillé » par une question, que son film à son tour travaille. C’est quelqu’un pour qui filmer n’est pas chercher la traduction en images des idées dont il est sûr, mais quelqu’un qui cherche et pense dans l’acte même de faire le film.
2002, p. 32
Cet acte lui-même se déploie sur plusieurs plans, recourt à divers outils et procédures, du scénario au montage, en passant par le cadrage, le filmage lui-même, et chacune de ces phases « travaille » à sa façon la question par laquelle le cinéaste est lui-même « travaillé ». C’est sans doute sur ce plan-là que la connaissance et la mise en oeuvre de la « grammaire du cinéma » – entendons par là le cadrage et le découpage, les différents types de plan, les différents types de mouvement de caméra, etc. – peuvent venir enrichir l’expérience esthétique propre au cinéma, tant du côté de la réception que de celui de la création. En effet, il importe de souligner que même au cinéma, « l’expérience esthétique n’est pas une simple émotion vécue, aussi intense soit-elle » (Massin, 2013, p. 59), qu’elle ne s’y limite pas, et que son intensité s’accroît dès lors qu’elle est « construite et conduite » (2013, p. 59). À titre d’exemple, on peut dire que percevoir le rôle de ce que Pasolini appelle le « cadrage insistant », le « cadrage obsédant », dans un film d’Antonioni, l’un des maîtres du cadrage obsédant, comprendre comment le personnage névrosé, ou l’homme en perte d’identité, ces héros porteurs d’une des grandes questions qui travaillent Antonioni et que ses films travaillent, sentir comment « le cadre préexistant, induit un curieux détachement du personnage qui se regarde agir » (Deleuze, 1983, p. 109), voilà sans doute un exercice et une expérience, parmi d’autres, qui contribuent à la construction et à l’intensification de l’expérience esthétique que le cinéma donne à vivre et à penser.
8. L’enfance et le cinéma
L’enfance est par excellence le temps des expériences esthétiques les plus intenses, un temps qui du même coup oriente la vie esthétique de l’adulte[12]. La façon dont les artistes évoquent leur enfance en témoigne amplement. Prendre en charge l’éducation de la conduite esthétique, nourrir l’enfance de riches et intenses expériences esthétiques, voilà dès lors une exigence éducative et pédagogique de premier plan. Ce n’est pas un simple hasard ni un choix délibéré, si les exemples qui viennent sous la plume de Dewey quand il veut montrer que la dimension esthétique de notre relation au monde est déjà là dans l’expérience ordinaire décrivent des situations évoquant le monde de l’enfance, la sidération de l’enfant devant le spectacle du monde :
la voiture des pompiers passant à toute allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges de métal incandescent.
2005, p. 23
Cette voiture de pompiers lancée à toute allure est d’ailleurs déjà comme un plan cinématographique, et au trait rouge que laisse dans l’espace le camion s’ajoute dans notre imaginaire le vrombissement du moteur et le hurlement de la sirène[13]. D’ailleurs, John Dewey lui-même cherche dans l’enfance des artistes des souvenirs susceptibles de conforter sa thèse selon laquelle la structure fondamentale de l’expérience ordinaire accomplie est déjà celle de l’expérience esthétique, qu’elle en est le prototype et sans doute le préalable; il s’intéresse ainsi aux souvenirs de l’écrivain W. H. Hudson (1841-1922), ornithologue et naturaliste, et cite un passage dans lequel cet auteur relate un souvenir d’enfance lié à l’effet produit sur lui par la vue d’acacias :
Le feuillage flottant comme de grandes plumes souples dans le clair de lune avait l’étrange aspect d’un paysage couvert de givre qui faisait que cet arbre semblait animé d’une vie plus intense que celle des autres, qu’il paraissait posséder une conscience plus intense de moi et de ma présence.
W. H. Hudson[14], cité dans Dewey, 2005, p. 50
Lui-même inspiré par l’esthétique pragmatique, Jean-Marie Schaeffer s’arrête sur les souvenirs d’enfance que Stendhal rapporte dans Vie de Henry Brulard, et tout particulièrement dans un passage où l’auteur énumère ses « premiers plaisirs musicaux » :
1) Le son des cloches de Saint-André, surtout sonnant pour les élections une année que mon cousin Abraham Mallein était président ou simplement électeur; 2) le bruit de la pompe de la place Grenette quand les servantes, le soir, pompaient l’eau avec la grande barre de fer; 3) Enfin, mais le moins de tous, le bruit d’une flûte que quelque commis marchand jouait à un quatrième étage de la rue Grenette…
Stendhal, 1835, 1890, cité dans Schaeffer, 2000, p. 14
Les souvenirs les plus forts, sans doute les plus décisifs, on l’aura noté, sont des scènes de la vie ordinaire à Grenoble, le son des cloches en premier lieu, également celui d’une barre de fer actionnant une pompe. Le souvenir relevant de façon directe de la musique elle-même, de l’art musical, un air de flûte, ne vient qu’en dernier lieu, et, on l’aura également noté, Stendhal juge nécessaire d’ajouter qu’il est dans sa mémoire « le moins de tous ». Commentant le témoignage de Stendhal, Jean-Marie Schaeffer souligne trois points. « D’abord qu’il montre le caractère indissoluble des liens entre les émotions esthétiques et notre histoire personnelle » (2000, p. 15). Chacun d’entre nous peut sans peine en témoigner. « Une deuxième caractéristique intéressante, selon Schaeffer, réside dans le fait que Stendhal, loin d’opposer l’art (en l’occurrence la musique) aux constellations perceptives de la vie de tous les jours (le bruit de la fontaine), souligne leur continuité » (2000, p. 15). Enfin, le propos de Stendhal « nous rappelle opportunément que la vie courante est une source permanente de moments d’attention esthétique, ce qui laisse supposer que l’attention esthétique est une composante du profil mental humain » (Schaeffer, 2000, p. 15).
Le cinéma est bien comme l’écrit Jean-Pierre Daniel, « un art, porteur d’expériences esthétiques » (2014, p. 51). Il l’est même doublement, et particulièrement éducatif à cet égard. D’une part, en tant que « langue écrite de la réalité », « représentation de la réalité à travers la réalité », selon la définition qu’en donne Pasolini, le cinéma regorge de ces « constellations perceptives de la vie de tous les jours » requérant l’attention esthétique, parce qu’il en procède et les amplifie, comme Merleau-Ponty l’avait bien compris; de ce point de vue, l’éducation au cinéma, qu’on la considère du point de vue de l’éducation du spectateur, de la réception du film, ou bien du côté de la création, du « passage à l’acte » est un exceptionnel vecteur d’éducation de l’attention esthétique, de la vie esthétique, il enrichit notre relation au monde en amplifiant sa dimension esthétique, tout en en procédant, en changeant notre regard et nos attentes. Une oeuvre d’art forte, et même un engagement profond dans la création artistique, nous livre une part du monde comme sic’était la première fois. Si le cinéma peut être un vecteur de démocratisation de l’accès à l’expérience esthétique, c’est d’abord par sa puissance à réouvrir le champ des possibles. La première fois n’est pas nécessairement au début, et l’on peut sortir d’une salle de cinéma à tout âge en découvrant une part du monde comme sic’était la première fois. D’autre part, en tant qu’art spécifique, le cinéma possède son esthétique propre, dont l’apprentissage, à la fois comme spectateur (réception), mais aussi comme créateur susceptible de s’emparer de ce moyen d’expression, en retour contribue aussi à l’approfondissement et à l’enrichissement de la vie esthétique.
De plus, pour souligner pleinement la portée éducative du cinéma, il faut rappeler qu’il est un art du récit, et que le récit, comme l’ont bien montré les réflexions de Paul Ricoeur, le récit est une forme, et même une des toutes premières formes d’intelligibilité. Comme le roman, le cinéma ouvre nos portes sur des mondes hors de nos expériences, en les éclairant. Il est à cet égard source de leçons de vie. Encore faut-il que la rencontre ait lieu. Le plein accès au cinéma relève d’une esthétique de la rencontre. Il y a là aussi une responsabilité éducative majeure. Elle est inscrite en creux dans Cet enfant de cinéma que nous avons été (1993), recueil de souvenirs de cinéma liés à l’enfance. On peut y lire comment « les rencontres importantes, au cinéma, sont souvent celles de films qui ont un temps d’avance sur la conscience que nous avons de nous-même et de notre rapport à la vie », qui sont comme « la préfiguration d’une possibilité de nous-même par laquelle nous nous sommes choisis », livrant « un savoir déroutant puisqu’il est en avance sur nous, [dont les images sont] marquées à chaque fois d’un poinçon irrémédiable où nous savons que cela nous concerne sans comprendre pourquoi » (Bergala, 2002, p. 41). Certes, les rencontres ne se programment pas, ne se transmettent pas, mais il faut les rendre possibles et il faut qu’il existe des « passeurs » pour le permettre. C’est pourquoi l’une des tâches de l’école « passe » aussi par là.
9. Conclusion. Le cinéma et le monde des écrans
Je ne saurai conclure sans au moins aborder une considération qui mériterait à elle-même une réflexion au long cours. Cette « vie esthétique » que l’éducation au cinéma permet de nourrir et d’amplifier parce qu’il se nourrit lui-même de ce « désir de voir » nécessaire à « la survie des lucioles » comme le montre Didi-Huberman (2009, p. 50)[15], est aujourd’hui menacée par ce qui arrive avec la prolifération des écrans, la culture du zapping, l’industrialisation du loisir guidée, pour des raisons de profit, par ce que Alain Bergala appelle « le critère de la seule émotion et du plaisir “à l’unité” » (2002, p. 45), dont la conséquence est toujours la réduction du « rapport à l’art à une consommation sans reste » (2002, p. 45). L’éducation au cinéma, comme art porteur d’expériences esthétiques, comme éducation exigeante, qui sait qu’il y a « un plaisir plus construit du rapport à l’oeuvre d’art qui n’est pas forcément immédiat et sans effort[16] » (Bergala, 2002, p. 46), et qui donne à vivre et à découvrir ce plaisir, à aimer ce plaisir-là, est sans doute le meilleur antidote à ces menaces. Dans ce plaisir subsiste ce que le comportement de mes petits élèves de ciné-club scolaire révélait, la magie du comme si propre au cinéma. J’en ai retrouvé comme un écho dans le récent film que Spielberg consacre à son histoire familiale et à sa précoce vocation de cinéaste, The Fabelmans (2022) : profondément choqué par la scène d’un spectaculaire accident ferroviaire, dans le tout premier film qu’il est autorisé à voir en famille, une locomotive lancée à pleine vitesse heurtant une voiture projetée au-dessus des rames par la violence du choc, la chute des rames et leur terrifiant enchevêtrement. L’enfant croit ce qu’il voit, n’est pas alors en mesure de faire cet écart en quoi consiste l’impression de réalité, fait des cauchemars. Il n’aura alors de cesse de reconstituer lui-même l’accident, en le reproduisant avec son train électrique et en le filmant à multiples reprises, et trouvera enfin l’apaisement dans ce filmage et ce visionnage, comme s’ils lui permettaient de vivre enfin cette « croyance » distanciée et d’accéder au plein plaisir de la fiction cinématographique.
Spielberg semble bien nous dire qu’il y a au coeur du plaisir cinématographique, de l’amour du cinéma, un jeu avec l’impression de réalité elle-même, et qu’il est engagé tout autant dans le plaisir de la réception que dans celui de la création. L’éducation au cinéma ne doit pas l’oublier.
Parties annexes
Note biographique
Alain Kerlan (alain.kerlan@orange.fr) est philosophe, professeur des universités honoraire à l’université Lumière Lyon 2, où il a exerccé les fonctions de directeur de l’Institut des Sciences et des Pratiques d’Éducation et de Formation (ISPEF). Fondateur au sein du laboratoire Education Cultures Politiques du pôle de recherche « Politiques de l’art et de la culture en éducation et en formation », son travail se situe aux carrefours de la philosophie, de l'art et de l'éducation. En complicité avec deux artistes (Yves Henri et Arnaud Théval) il aujourd’hui est engagé dans une expérience de résidences et d’interventions artistiques et philosophiques où se poursuit l’exploration de ces carrefours. Dernier ouvrage paru : Éducation esthétique et émancipation. La leçon de l’art, malgré tout (Hermann, 2021).
Notes
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[1]
La nuit dans laquelle le défi climatique et la nécessité de réduire la consommation d’énergie plongent aujourd’hui les villes vient le rappeler au citadin attardé.
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[2]
Jean-Pierre Daniel, cinéaste, se présente lui-même comme « artisan pédagogue en cinéma depuis les années soixante. [il] inscrit [son] travail dans l’expérience artistique, sociale et politique de Marseille, de son port » (2014, p. 101). Ancien élève de l’Idhec, conseiller d’éducation populaire, il a collaboré à l’action des Cemea au Festival d’Avignon, à l’aventure du Centre Méditerranéen de Création Cinématographique de René Allio et a recréé et dirigé pendant vingt ans l’Alhambra, une salle municipale du côté de l’Estaque à Marseille. Réalisateur de nombreux court-métrages, il a coréalisé Le Moindre Geste de José Manenti et Fernand Deligny, long métrage sélectionné par la semaine de la critique à Cannes en 1971.
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[5]
La succession n’exclut pas des chevauchements, et n’engage pas tous les arts en même temps.
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[6]
L’immersion est-elle d’ailleurs le fait du seul cinéma, de l’expérience esthétique propre au cinéma? Les réflexions de Didi-Huberman invitent à en douter.
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[7]
Jean-Pierre Daniel cite un propos de Fernand Deligny, extrait de « Acheminement vers l’image », dans lequel Deligny lui aussi s’en prend au « langagisme » dénoncé par Bergala, en des termes qui font écho au refus de la parole savante de l’histoire de l’art chez Didi-Huberman, quand cette parole éloigne de l’image : « L’image au sens où je l’entends, l’image propre, est autiste. Je veux dire qu’elle ne parle pas. L’image ne dit rien! Raison de plus pour que tout le monde lui fasse dire n’importe quoi… L’image aussi a bon dos » (Deligny, 1987, cité dans Daniel, 2014, p. 52).
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[8]
On notera que cette formule fait fortement écho aux analyses que consacre Gilles Deleuze au cinéma, en s’inspirant de Bergson. Cf. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, 1983 et Cinéma 2. L’image-temps, 1985.
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[9]
L’article de Leenhardt auquel il se réfère ici appartient à une série intitulée « Petite école du spectateur », publiée dans la revue Esprit, 1936, en janvier, mars, avril et mai.
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[10]
On peut considérer, par exemple, que dans le film documentaire Au coeur des volcans : Requiem pour Katia et Maurice Krafft (2022), Werner Herzog poursuit la réflexion engagée dans le film de fiction Aguirre la colère de Dieu (1972).
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[11]
On en dira tout autant du film documentaire.
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[12]
Alain Bergala conseille judicieusement au pédagogue du cinéma de recourir à cette part d’enfance en lui, parce qu’elle est « une condition essentielle du plaisir du cinéma ». Il ajoute que tout bon spectateur de cinéma… fait d’ailleurs cette petite place en lui à l’enfant qui a envie de croire et congédie quelque peu l’adulte qu’il est devenu » (2002, p. 48).
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[13]
Quant à la silhouette escaladant la flèche d’un clocher, elle ne peut manquer d’évoquer le regard du photographe sur les peintres de la tour Eiffel (Marc Riboud, Paris, 1953).
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[14]
William Henry Hudson (1841-1922) est un naturaliste et écrivain argentin d’origine britannique. Dewey ne donne pas la référence de cette citation.
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[15]
Dans ce très beau livre intitulé Survivance des Lucioles, Georges Didi-Huberman réfléchit sur le parallèle que Pasolini établit, dans ses écrits, entre la disparition des lucioles provoquée par la pollution atmosphérique et le dépérissement culturel qu’il croit constater.
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[16]
Et qui sait qu’il existe aussi un plaisir de pur défoulement à voir des séries ou des films sans consistance, et que la moralisation et la culpabilisation seraient absolument contre-performantes. L’éducation artistique n’a rien à gagner à cette sorte de repli de l’art sur son « régime éthique ». Pas d’autre chemin que de s’engager pleinement dans son « régime esthétique ».
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