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Introduction

Au Québec et en France, au courant de la dernière décennie, différents dispositifs collaboratifs impliquant enseignants et chercheurs en éducation se sont développés visant, dans des proportions variables, la mise en oeuvre de recherches collaboratives et la formation des acteurs impliqués. Parmi ces initiatives, au Québec, depuis 2009, le Programme de soutien à la formation continue du personnel enseignant vise à soutenir les universités dans la conception, le déploiement et l’évaluation de projets de formation continue réalisés en partenariat avec le milieu scolaire. Ces projets appelés « Chantiers 7 » se sont concrétisés par des ententes formelles entre des commissions scolaires et des universités, sollicitant la mobilisation d’enseignants, de chercheurs et de conseillers pédagogiques dans des projets de deux ou trois ans (Landry et Garant, 2013). En France, les « LéA », lieux d’éducation associés à l’Institut français de l’Éducation (IFÉ) regroupent chercheurs et enseignants en lien avec des responsables éducatifs, au sein d’un lieu à enjeu éducatif pour mener des recherches collaboratives pour l’éducation (Sensevy, 2011). Les LéA, qui sont structurés en réseau, visent également la mobilisation des savoirs et des résultats issus de ces recherches, et leur mise à disposition en formation initiale et continue des professeurs, éducateurs et chercheurs.

Ces deux types de dispositifs mobilisent des collectifs mixtes d’acteurs de la recherche et de l’éducation dans une optique de partenariat véritable. Si leurs finalités prioritaires sont différentes (formation pour les Chantiers 7, recherche pour les LéA), leurs visées de développement professionnel des acteurs de l’éducation pour l’amélioration des pratiques d’enseignement au service de la réussite de tous les élèves se rejoignent. De même, leur mise en oeuvre soulève des questions convergentes concernant le statut des savoirs qu’ils produisent, les conditions de mobilisation de ces savoirs, ainsi que les liens entre l’organisation des travaux collaboratifs et les bénéfices attendus pour les acteurs. L’explicitation du rôle des acteurs dans les mécanismes de transformation épistémologique en cours dans ce type de dispositif et la description détaillée des processus générant les savoirs négociés ou partagés nous semblent en effet cruciales pour leur pilotage.

Responsables respectivement du développement d’un Chantier 7 (Nizet & Leroux, 2015) et d’un LéA (Monod-Ansaldi et al., 2015), nous avons donc tenté d’analyser le fonctionnement des dispositifs dans lesquels nous étions impliquées. D’un point de vue théorique, les cadres mobilisés dans ces deux projets dépendent des objets qu’ils étudient, et c’est à ce titre qu’ils permettent de produire des savoirs scientifiques (Monod-Ansaldi, et al. 2013 ; Sanchez, 2014) ou de décrire la nature des savoirs de formation collaborativement construits (Nizet & Leroux, 2015). Pour mieux comprendre comment les modes de fonctionnement et d’organisation de nos travaux soutenaient la construction de savoirs et le développement professionnel des acteurs concernés, nous avons mobilisé d’autres concepts permettant d’identifier les conditions favorables ou défavorables à la production de bénéfices mutuels. Ce travail d’analyse a été mené séparément à l’aide des concepts d’objet frontière et de brokering dans le cadre du LéA et de valuation de savoirs mobilisés dans le cadre du Chantier 7, puis nous avons voulu vérifier dans quelle mesure ceux-ci pouvaient également s’avérer opérationnels dans l’analyse d’autres contextes de recherches collaboratives. Nous avons alors souhaité les mettre à l’épreuve de l’appréciation d’autres acteurs impliqués dans ce type de dispositifs au cours d’un atelier dans lequel les participants ont pu partager sur ces concepts en référant à des recherches collaboratives menées dans le cadre d’autres LéA.

Nous rapportons dans une première partie de cet article, les analyses menées séparément sur les travaux des collectifs du LéA et du Chantier 7. En deuxième partie, nous analysons les échanges qui ont eu lieu au cours de l’atelier offert sur les concepts d’objet frontière, de brokering et de valuation des savoirs pour identifier leur sens et leur pertinence pour les participants. Nous cherchons également à identifier les liens qu’entretiennent ces concepts entre eux.

1. Mieux comprendre comment se construisent les bénéfices mutuels en contexte collaboratif

Le LéA Lycée Madame de Staël a regroupé de 2011 à 2016 une équipe d’enseignants, de chercheurs et d’ingénieurs autour d’une recherche centrée sur les potentialités du jeu pour l’apprentissage (Sanchez, 2014). La méthodologie employée de type Design Based Research (Barab & Squire, 2004) ou recherche orientée par la conception (Sanchez et Monod-Ansaldi, 2015) est collaborative, itérative, flexible, et conduite en conditions écologiques, au sein de l’institution scolaire. Le jeu « Mets-toi à table ! » (MTAT), qui poursuit l’objectif d’une éducation à la complexité de l’alimentation, a été co-conçu et expérimenté dans des classes de seconde en enseignement exploratoire Méthodes et pratiques scientifiques auprès d’élèves de 16 ans. L’enseignement était assuré par des enseignants de mathématiques, sciences physique et chimique, et sciences de la vie et de la Terre. Les données recueillies ont été analysées de façon collaborative pour produire des savoirs scientifiques et améliorer la situation de jeu.

Le Chantier 7 conduit de 2013 à 2015 correspondait à un programme de formation continue en évaluation offert à une quinzaine d’enseignants et de conseillers pédagogiques du secteur de l’éducation des adultes provenant de quatre commissions scolaires du Québec (Nizet, accepté). La formation a été structurée pour favoriser la problématisation de l’expérience et la référence aux situations professionnelles dans lesquelles s’ancrent les pratiques des enseignants ainsi que la construction de savoirs professionnels à partir de références théoriques (Nizet & Leroux, 2015). Le projet de recherche-formation impliquait la co définition de problématiques émergentes, le traitement coopératif de ces problématiques, la co élaboration de savoirs professionnels de nature conceptuelle (Vanhulle, 2013 ; Vinatier, 2015) et la coproduction de réalisations collectives d’activités de formation pour les pairs enseignants n’ayant pas participé au projet.

Afin de faciliter le repérage des éléments concernant les deux projets, le tableau 1 présente leurs caractéristiques en tenant compte du type de recherche, des thématiques visées, des productions et des bénéfices observés. Nous distinguons les résultats liés aux objectifs stratégiques des projets, valorisés dans le cadre des partenariats établis, des produits et livrables développés à l’issue des projets, voire même au-delà dans des analyses post hoc. Dans les deux projets, des savoirs professionnels et des savoirs scientifiques sont visés, mais la nature des objectifs stratégiques (plutôt orientés vers la recherche ou plutôt orientés vers la formation) leur confère un statut différent. Ainsi, la recherche étant première dans les LéA, les savoirs scientifiques sont les résultats prioritairement visés ; dans le Chantier 7, les objectifs stratégiques sont de l’ordre de la formation continue, ce qui confère aux savoirs de formation en évaluation un statut de résultats visés en priorité. Enfin, les deux projets visent la production d’artefacts utilisables par des participants externes, qu’il s’agisse des élèves ou de pairs enseignants.

Tableau 1

Caractéristique des projets collaboratifs

Caractéristique des projets collaboratifs

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1.1 Objets frontière et brokering dans les travaux du LéA Staël

Sanchez & Monod-Ansaldi (2015) ont proposé d’utiliser le modèle de la transposition méta-didactique (Aldon et al., 2013) pour analyser le travail collaboratif dans le cadre de recherches orientées par la conception. Ce modèle repose sur une description des praxéologies des acteurs, organisée selon deux niveaux : le savoir-faire (ou praxis) et la connaissance (logos) qui décrit, explique et justifie la pratique (Chevallard, 1999). Il conduit à repérer comment les différents participants d’un collectif pluri-catégoriel construisent des praxéologies partagées (Azarello et al., 2014). Si le repérage des praxéologies partagées permet de décrire les effets du travail collaboratif en ce qui concerne la conception du jeu lui-même, les concepts de broker et d’objet frontière mobilisés par le modèle de la transposition méta-didactique (Aldon et al., 2013) nous paraissent particulièrement intéressants dans l’étude les modalités de collaboration à mettre en oeuvre pour faciliter l’intercompréhension entre partenaires. Selon ce cadre, le broker est un passeur appartenant suffisamment aux deux communautés pour pouvoir transférer des éléments d’une pratique vers une autre, et ouvrir des possibilités de compréhension entre ces communautés (Wenger, 1998). Ce concept y est défini dans un sens large, ce qui le distingue du sens restreint qu’on lui donne par exemple, dans le milieu de la santé ou de l’entrepreneuriat pour désigner la fonction des personnes responsables du courtage de connaissance dans le contexte de négociations à caractère commercial et politique. Les objets-frontière sont définis comme des « objets, abstraits ou concrets, dont la structure est suffisamment commune à plusieurs mondes sociaux pour qu’elle assure un minimum d’identité au niveau de l’intersection tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et contraintes spécifiques de chacun de ces mondes » (Trompette & Vinck, 2009).

Nous avons mobilisé ces concepts pour l’analyse des processus collaboratifs en jeu au LéA Staël en cherchant à décrire les praxéologies partagées qui sont apparues, à identifier quel(s) acteur(s) pouvai(en)t jouer le rôle de broker, et à savoir si le jeu conçu par le groupe pouvait être perçu comme un objet frontière (Monod-Ansaldi et al., 2015). Les données analysées correspondent aux descriptions de quatre itérations de conception de MTAT (entre 2011 et 2015, pour ce qui concerne les travaux menés, les prototypes de jeu produits, les expérimentations menées et les résultats obtenus) et aux réponses de huit membres du groupe à un questionnaire réflexif complété en 2015, qui portait sur la définition du jeu, sur ce qui a été apporté et appris par chacun au cours du travail, et sur ce que cela a modifié dans ses pratiques habituelles. Dans les réponses recueillies, nous avons analysé le contenu des propos portant sur le jeu et référant aux autres membres du groupe, afin d’identifier des actions de brokering et la présence de broker dans le groupe.

En ce qui concerne l’émergence de praxéologies partagées, l’analyse des réponses montre que les modifications du jeu MTAT constituent une tâche centrale émergeant des travaux collaboratifs. Les acteurs apprennent à partager des techniques concernant, par exemple, la spécification de fonctionnalités de la version numérique du jeu. Le versant technologique de la praxéologie est évoqué dans l’argumentation des participants concernant les choix favorisant l’aspect ludique et les potentialités d’apprentissage du jeu en relation avec différents modèles théoriques mobilisés pour analyser le jeu du point de vue didactique et pédagogique, au niveau de l’appropriation des ressources numériques par les élèves et du développement de leur épistémologie personnelle.

En ce qui concerne le potentiel du jeu comme « objet-frontière », l’analyse des réponses montre que, pour tous les membres, le jeu vise des apprentissages concernant l’alimentation. Cependant, différentes approches sont adoptées pour décrire ses caractéristiques : certains participants mobilisent le concept de jeu épistémique, d’autres font référence à une typologie de jeu, ou encore présentent le jeu sous l’angle d’une question de recherche. Dans les réponses, le jeu est décrit du point de vue de l’élève à travers les modalités de jeu ou d’apprentissage, du point de vue de l’enseignant en termes de situation d’apprentissage, du point de vue du concepteur en termes d’objectifs, de difficultés, de choix, et du point de vue du chercheur comme un objet d’étude. La majorité des membres de l’équipe adopte plusieurs points de vue dans sa définition. Ainsi, bien que le jeu MTAT n’ait pas la même signification pour tous les membres du groupe, ces significations se recouvrent suffisamment pour permettre le travail collaboratif et ces différences enrichissent ce travail, permettant l’expression de l’expertise de chacun et alimentant la construction collective, ce qui nous paraît constituer les caractéristiques majeures d’un objet frontière.

En ce qui concerne le rôle de broker, l’analyse des réponses indique que l’un des enseignants, titulaire d’un DEA de didactique, impliqué depuis longtemps dans des recherches collaboratives en éducation, et qui anime le groupe dans l’établissement, est cité par six acteurs comme une personne qui lui a permis de faire des apprentissages et d’affiner sa compréhension dans le travail collaboratif. Cette personne apparaît comme le broker principal, apportant un support technique, amenant à se questionner ou proposant des lectures. Nous avons également identifié des épisodes de brokering réalisés par d’autres membres du groupe.

L’existence d’un objet frontière constitué par le jeu MTAT et les actes de brokering que nous avons repérés nous paraissent avoir été des éléments importants dans la construction d’une praxéologie partagée au sein de ce collectif de recherche orientée par la conception. Une analyse plus fine reste à mener pour mieux comprendre les processus de collaboration et de construction de sens partagé qui s’y rapportent, mais ces concepts ont été opérationnels dans notre analyse pour mieux comprendre les processus de collaboration en jeu dans le LéA.

1.2 Processus de valuation des savoirs dans les travaux du Chantier 7

Le processus collaboratif mis en oeuvre dans le Chantier 7 intitulé Soutien au développement de pratiques évaluatives des enseignants de Formation générale des adultes encourageait délibérément une démarche de questionnement sur les savoirs que les enseignants mobilisent habituellement pour évaluer leurs élèves, sur l’identification des apprentissages professionnels qu’ils pensent devoir faire pour répondre aux nouvelles prescriptions ministérielles en matière d’évaluation (évaluer des compétences) et sur les manières de réaliser ces apprentissages, compte tenu de leur volonté individuelle et collective de changement. Notre cadre théorique initial s’appuyait sur l’idée que la construction de savoirs professionnels en évaluation nécessite le développement d’une assessment literacy fondée sur l’incorporation de savoirs dûment légitimés (Willis, Addie & Klenowski, 2013), la capacité de pouvoir les communiquer (Vial, 2009) et la nécessité de négocier leur compatibilité avec les situations professionnelles (Vanhulle, 2009).

Au-delà des effets d’apprentissage démontrés par les participants durant le déroulement du projet (Nizet & Leroux, 2015), nous avons observé lors les échanges réflexifs qui ont ponctué la formation, que les participants attribuaient ou non de la valeur aux savoirs académiques proposés, aux savoirs expérientiels partagés, aux savoirs prescrits introduits dans la formation. Cela nous a amenés à penser que l’enseignant pose en quelque sorte un jugement sur un savoir candidat en lui attribuant de la valeur « en termes de valuation de rapports entre des fins et des moyens » (Vanhulle, 2013, p. 47 citant Dewey, 2011). Faisant l’hypothèse que ces démarches « valuatives » effectuées par les participants questionnent les savoirs construits au regard des communautés qui les génèrent, notre objectif a été de repérer les traces d’attribution de valeur aux savoirs co construits travaillées par les enseignants et leurs conseillers pédagogiques, une fois le projet terminé. À cette fin, nous avons construit un cadre d’analyse en identifiant des critères de valuation à l’issue d’une recension d’écrits en épistémologie et en didactique professionnelle (Nizet, 2016). Nous avons caractérisé les traces de « valuation » des savoirs de deux manières : en termes de justification de la valeur attribuée au savoir de formation, ce que Avenier (2011) définit comme étant sa validité et en termes de conservation de cette valeur au fil des activités de formation, ce que nous avons désigné comme étant sa viabilité (Avenier, 2011, p. 384 citant von Glasersfeld, 2001). Nous avons ensuite identifié les critères de crédibilité, d’intelligibilité, de légitimité et d’efficacité comme étant les caractéristiques attendues des savoirs de formation les plus fréquemment évoquées lorsque leur valeur est exposée ou recherchée (Avenier, 2011 ; Demazière, Roquet & Wittorski, 2012 ; Jonnaert, 2011 ; Legendre & Morrissette, 2013 ; Morrissette, Mottier Lopez & Tessaro, 2012 ; Vergnaud, 1985 ; Vial, 2009 ; Wittorski, 2013). À la suite de Vanhulle (2014), mais en prenant un certain recul par rapport aux définitions initialement proposées en lien avec l’approche de Dewey qui situe le concept dans une recherche de buts, nous avons également catégorisé les valuations en tenant compte d’un état d’acceptabilité ou de non-acceptabilité des savoirs. Nous avons inféré une valuation positive lorsqu’une proposition initiale par un interlocuteur suscitait un échange ou qu’une proposition discursive incluait des indices verbaux tels que la reprise d’information, l’acquiescement, le jugement positif, la reformulation, l’interprétation, l’inclusion dans un développement d’idées. Nous avons également inféré des traces de valuation négative dans les différents messages d’un échange lorsque le propos initial n’était pas repris par les autres participants ou dans les messages portant sur un même thème ou objet de formation contenant des indices de refus, d’évitement, de jugement négatif, de doute ou de remise en cause du contenu d’une proposition antérieure.

Le repérage des traces de valuation dans les échanges a été réalisé sur des extraits verbatim portant sur l’incorporation de concepts durant la 1re année du projet et sur un bilan de travail en 2e année. Nous avons repéré les traces de « valuation » des savoirs en termes de justification de la valeur attribuée (validité) et de la conservation de cette valeur au fil des activités de formation (viabilité), en termes de critères associés et en termes de degré d’acceptabilité (positive ou négative).

L’analyse montre que durant la première année, les critères d’intelligibilité sont le plus souvent évoqués pour attribuer une valuation positive aux savoirs de formation en évaluation, tandis que les critères de crédibilité et d’efficacité sont le plus souvent associés à des valuations négatives. On peut donc émettre avec une certaine prudence, l’hypothèse que ce qui fait obstacle à l’acceptabilité d’un savoir de formation en contexte de collaboration entre chercheurs et enseignants serait plutôt lié au manque de crédibilité et d’efficacité de ces savoirs, qu’à leur intelligibilité, généralement grandement améliorée grâce aux échanges. Nous avons également constaté que les valuations produites durant la deuxième année étaient globalement plutôt négatives et associées à des critères d’efficacité. En effet, le projet ne visait pas l’application des savoirs de formation en classe, mais leur intégration dans des activités de formation pour les pairs, ce qui semble avoir suscité une remise en cause de ces savoirs. Ainsi, les critères de valuation que nous avons élaborés nous ont permis de mieux comprendre les mécanismes par lesquels les participants attribuent ou non une valeur aux savoirs en jeu dans la formation, et comment ces valuations influencent la construction de savoirs partagés.

Les concepts d’objet frontière, de brokering et de valuation des savoirs ont permis de mieux comprendre les processus de transformation épistémologique à l’oeuvre dans nos deux contextes de recherche collaborative au sein du LéA Staël et du Chantier 7 en formation à l’évaluation. Notre objectif a alors été d’explorer dans quelle mesure ces concepts pouvaient être théoriquement et pragmatiquement significatifs pour des acteurs de projets collaboratifs. Au-delà de cette étape de validation, il nous intéresse d’investiguer comment le pilotage de projets collaboratifs pourrait s’appuyer sur un apprentissage plus formel concernant les phénomènes de brokering, l’existence et le repérage d’objets frontières et de valuations de savoirs afin de mieux cerner leurs effets et d’y contribuer favorablement. La finalité de notre étude est d’alimenter une analyse de besoins de formation en présentant ces concepts à des personnes impliquées dans les travaux collaboratifs du réseau des LéA.

2. Objet frontière, brokering et critères de valuation : Des concepts à l’épreuve de l’expérience collaborative ?

Comme indiqué plus haut, les LéA présentent l’intérêt d’être organisés en réseau au sein duquel une réflexion méthodologique est menée pour favoriser le déploiement de recherches collaboratives à bénéfice mutuel. Nous avons saisi l’occasion d’un atelier de travail sur ces aspects méthodologiques lors de la 6° rencontre nationale des LéA, en juin 2016, pour placer sous le regard des acteurs du réseau des LéA, les concepts qui étaient parus opérants pour l’analyse des travaux menés dans nos deux contextes.

2.1 Déroulement de l’atelier

L’atelier, animé par Brigitte Gruson et nous-mêmes a rassemblé plus d’une vingtaine de personnes : enseignants, chercheurs, formateurs, personnels d’encadrement et de pilotage, tous impliqués dans un LéA en activité ou s’apprêtant à mettre en oeuvre un nouveau LéA. L’atelier était organisé en plusieurs temps. Une présentation des travaux d’analyse exposés en première partie de cet article, complétés d’une analyse du même type menée par Brigitte Gruson dans un autre LéA (Monod-Ansaldi & Gruson, 2016) a permis de définir ces concepts. Des définitions opérationnelles simplifiées ont été présentées aux participants afin de pouvoir initier leur processus réflexif sur les questions posées. Puis les participants ont été invités à choisir un de ces trois concepts pour décrire une réalité vécue dans une expérience de LéA et illustrer leur compréhension du concept par une expérience ou un événement concret (un dialogue, un événement, une situation vécue ou dont ils auraient été témoins). Un groupe a ensuite été constitué pour échanger sur chaque concept, avec pour consigne d’identifier des points de convergence pour dégager des éléments de caractérisation de ce concept, de décrire les obstacles et éléments facilitateurs de la collaboration qui lui sont liés et d’explorer ses relations avec le développement professionnel des acteurs du groupe. Une quarantaine de minutes ont enfin été consacrées à la mise en commun des travaux des trois groupes et à une discussion générale des trois concepts. Une captation vidéo de ce temps de synthèse et sa transcription verbatim ont été réalisées.

2.2 Analyse

Une analyse de contenu de cette mise en commun (Bardin, 2003) a été effectuée et un cadre d’analyse a été élaboré en fonction de catégories émergentes (Guillemette & Luckeroff, 2009) puisqu’il s’agissait du contenu verbatim d’échanges de groupes structuré à partir de consignes générales formulées par les animatrices. Nous avons repéré trois catégories d’éléments : 1) la façon dont les participants utilisaient les concepts pour décrire leurs expériences et penser leurs actions passées et à venir, 2) les problèmes ou difficultés vécues dans l’expérience dont ils faisaient état en lien avec ces concepts et 3) les autres caractéristiques associées par les participants aux trois concepts. Des notes de synthèse ont été rédigées suite à l’analyse du verbatim (Fortin, 2010) et validées par deux animatrices de l’atelier. Nous présentons les résultats de cette synthèse ci-après en les illustrant par des extraits de verbatim.

2.3 Broker et brokering

Dans le cadre de l’atelier, nous avons présenté le concept de la manière suivante : « Le broker est capable de faire des connexions entre les deux communautés et peut appartenir à l’une ou à l’autre ».

Des participants à l’atelier donnent du sens au concept-clef de broker, en précisant des éléments pour définir son rôle de médiation entre deux ou plusieurs communautés, en expliquant les pratiques de l’une à l’autre : « …il doit être capable d’expliquer, à chacune des communautés... les intérêts et les pratiques… de chacune des communautés… » [Participant 1]. Ils insistent sur le fait qu’une part du travail du broker consiste à déconstruire des représentations sociales, souvent hiérarchiques, qui constituent des obstacles importants pour la collaboration : « il doit être capable de déconstruire les représentations sociales au sujet des différents acteurs. » [P1] et « ça a été une grande révélation pour certains collègues de s’apercevoir que le chercheur ne savait pas tout. » [P2] ou encore : « les chercheurs comprennent aussi qu’ils ont autant à apprendre du travail avec les enseignants que l’inverse. » [P1].

Les participants identifient le rôle important du broker dans l’émergence d’un langage partagé, en particulier par le repérage des moments où on ne se comprend pas : « Après, la fonction en tant que telle sur les outils et sur le fond... Créer un langage commun... Échanger beaucoup sur ce que recouvrent les mots utilisés par chacune des communautés : ça peut être des choses très très basiques : séance, séquence, évaluation, interro, enfin... des choses à mettre au point sur ce type de mots. » [P1]. Même si cette responsabilité paraît devoir être portée par le groupe tout entier : « Parce que ce n’est pas le rôle d’une personne, c’est le rôle du collectif entier à partir de son expérience et de l’expérience qu’il vit. » [P4] ; « Mais ça émerge du collectif, mais à certains moments, dans le groupe, je pense que chacun facilite son émergence en repérant soit des hiatus, soit en définissant des choses. » [P3].

Ils indiquent également l’importance de l’attention que porte le broker à la symétrie des relations qui se développent : « Alors, on rejoint le rôle de la symétrie, quoi, de comment on rend les choses symétriques. » [P1].

Les participants font apparaître des caractéristiques « en creux » du broker en discutant du terme broker même, par rapport à d’autres termes. Ainsi, médiateur ne conviendrait pas, par le fait qu’un médiateur est souvent extérieur aux communautés, et neutre, ce que ne leur paraît pas être le broker. Négociateur est discuté, car associé au conflit, ce qui ne leur paraît pas être un enjeu des recherches collaboratives. Enfin, le terme passeur leur paraît bien illustrer la fonction, mais ils regrettent les connotations de clandestinité spontanément associées à ce terme en France pour des raisons historiques (passeur de frontières en temps de guerre). Les participants de l’atelier évoquent des risques de prise de pouvoir du broker et l’inadéquation de cette fonction avec un positionnement hiérarchique : « Parce qu’après, on a une incarnation dans une seule personne, et là, il peut y avoir aussi prise de pouvoir. » [P5] et « dès qu’on est sous des pressions institutionnelles avec une pression hiérarchique forte, c’est un peu foutu pour devenir passeur ou faire du brokering. » [P1]. Des conditions nécessaires à la mise en place de la fonction de brokering sont également indiquées par les participants : une présence à l’ensemble des réunions de travail, une connaissance des deux communautés, une légitimité dans ces deux communautés et un travail sur le temps long.

Enfin, le fait que cette fonction peut/doit circuler, être mouvante et labile au sein d’un groupe a également été très nettement soulignée par un participant de l’atelier : « Et l’idée qui me paraît très intéressante, c’est que, justement, il y a une circulation. Et que... c’est ce que tu as dit... et que ça ne soit pas toujours la même personne. » [P5].

On peut donc dire que la fonction de brokering prend du sens dans l’expérience des acteurs des LéA. Ils identifient des personnes qui peuvent tenir ce rôle, insistent sur leurs caractères mouvants, précisent les fonctions qu’ils leur associent, et se disent en fin d’atelier intéressés par les échanges qui ont eu lieu pour penser l’organisation à venir de leurs travaux.

2.4 Objet frontière

Dans le cadre de l’atelier, nous avons présenté le concept de la manière suivante : « Objet abstrait ou concret, dont la structure permet un minimum d’identité commune aux deux communautés en interaction et est suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et contraintes spécifiques chacune de ces communautés ».

Les participants qui ont réfléchi sur ce concept indiquent que la « frontière », en tant que ligne limitant un territoire a été discutée, en considérant qu’il vaudrait mieux parler de zone frontière, pour indiquer que les territoires à partager entre les communautés peuvent se chevaucher, s’interpénétrer : « Il y a besoin de, voilà, de cette superposition et donc de travailler sur... des zones d’outils et de savoirs qui ne sont à mon avis pas des lignes, comme des frontières, mais qui sont plus des territoires-frontières. » [P1].

En ce qui concerne l’objet frontière, les participants le décrivent comme un objet en tension, en négociation au sein des communautés : « On a quand même trouvé en premier point commun que c’est un objet en tension. En tension puisque les différentes communautés négocient. Et donc, en vous écoutant après, on a pensé que ce moment de négociation, finalement, permet de voir si on est vraiment dans un rapport de symétrie. Donc, c’est un objet en tension qui permet aussi de tester la symétrie. » [P5]. Pour les participants, c’est un objet à échelle variable : « Donc, l’objet frontière. Donc, on est parti d’un de nos exemples. On a tout de suite vu qu’on avait des exemples dans les différents LéA, mais qu’ils étaient à géométrie variable et à différentes échelles, surtout. » [P5]. Il apparaît comme représentatif de la question travaillée au sein du groupe, et permettant de s’engager dans l’action : « Bien c’est-à-dire que l’objet en question qui est... l’objet d’attention et l’objet de négociation... C’est qu’il doit avoir présenté suffisamment l’objectif des échanges, enfin, ce qui est l’enjeu principal des échanges entre les diverses communautés... ce qui est l’objectif du LÉA quelque part. » [P6].

Cet objet doit également favoriser une position réflexive par rapport aux pratiques (développement professionnel) : « Et, ce que l’on a remarqué aussi, c’est qu’il déclenche chez les acteurs du LéA et chez des acteurs des différentes communautés, des attitudes d’analyse réflexive de leurs pratiques. Donc... et, c’est en cela qu’elle peut servir le développement professionnel, en fait... de tous les acteurs qui sont en jeu. » [P5].

De nature concrète, virtuelle, ou conceptuelle, l’objet frontière décrit par les participants de l’atelier évolue en se reconfigurant, ce qui peut être rapproché du travail en itération de certains groupes : « Il peut donner naissance à de nouveaux objets-frontières à différentes échelles… » [P5].; « C’est un objet qui évolue en se reconfigurant. » [P3]. Enfin, l’origine des objets frontière a été discutée : objet apporté par une communauté, par l’autre, ou objet co-construit, et il a été souligné que lorsque plus de deux communautés étaient impliquées, différents objets frontières spécifiques pouvaient être mobilisés entre elles.

2.5 Critères de valuation des savoirs

Dans le cadre de l’atelier, nous avons présenté le concept de la manière suivante : « Conflits ou tensions à propos des savoirs co construits pour un ou des membres d’une communauté, soit parce qu’ils ne paraissent pas crédibles (ne sont pas tenus pour vrai), ne sont pas intelligibles (ne traduisent pas un sens partageable), ne sont pas considérés comme efficaces (ne permettent pas de traiter efficacement des situations) ou ne paraissent pas légitimes (ne sont pas socialement reconnus par la communauté ou par les communautés) ».

Les participants qui ont travaillé sur le concept de valuation des savoirs identifient des savoirs qui pourraient ou auraient pu être objets de valuation négative dans un contexte collaboratif, par exemple lorsqu’un savoir remet en cause l’identité des enseignants, ou semble ignorer leurs pratiques habituelles : « on va utiliser des concepts qui sont manipulés par des chercheurs de comités scientifiques qui peuvent remettre en cause l’identité disciplinaire des enseignants qui sont aussi inclus dans la recherche.... Nous, on a une discipline pluridisciplinaire, d’une certaine manière en science économique et sociale, puisqu’on a associé l’économie, la sociologie, la science politique, l’histoire économique et sociale, etc. Donc, le concept même en fait peut éventuellement, pas nécessairement être rejeté des enseignants, mais faire l’objet de suspicion et de valuation négative. » [P6].

« Toi, dans ton LéA, tu faisais référence finalement à une recherche qui comparait des manuels scolaires en primaire à la manière dont ils étaient organisés dans les années 50, je crois, et des manuels scolaires actuels... Où ça risquait un petit peu éventuellement de tomber à l’eau vis-à-vis des enseignants qui étaient impliqués dans le LéA... parce qu’en primaire, tu n’étais pas sûre qu’ils mobilisent véritablement ces manuels.... contemporains... Ils travaillent peut-être davantage sur des fichiers ou ce genre de chose... […] Voilà, alors, le savoir scientifique là risque d’être un peu valué négativement, parce que... pas pertinent pour la pratique pédagogique […]. Ça entre en résonnance avec les conflits pédagogiques des enseignants. » [P1].

Un participant reconnaît que dans le travail collaboratif des attributions de valeurs ont lieu, et les présente comme relevant de l’efficacité de ce qui a été fait ou de ce qui pourra être fait : « C’est-à-dire que les enseignants doivent pouvoir projeter une efficacité potentielle du savoir en question. C’est-à-dire que s’ils n’imaginent pas en quoi ça peut améliorer leurs pratiques pédagogiques, le savoir va être au mieux valué et, au pire, de manière très négative, quoi. Donc, le critère d’efficacité peut être un peu prédominant pour la valuation positive. Avec ce problème-là, c’est que... pour savoir aussi si c’est efficace, il faut l’essayer. » [P6].

Il établit alors spontanément une sorte de hiérarchie entre les critères de crédibilité, d’intelligibilité, d’efficacité et de légitimité : « On ne peut l’essayer que si on considère qu’il est crédible. » [406-406] « Il faut d’abord qu’il soit intelligible. Parce que si on ne le comprend pas, on ne peut pas savoir s’il est crédible ou pas. Et puis, même si on le comprend, il faut déjà qu’il soit crédible et légitime. Donc, on a une sorte de paradoxe un petit peu éventuellement... » [P6].

Enfin, il est intéressant de mentionner que la catégorisation en valuations positives et négatives semble permettre de définir des objectifs de nature peut-être plus épistémologique pour les LéA, c’est-à-dire faire évoluer les évaluations de savoir vers un pôle positif, et les valuations individuelles vers des valuations collectives : « Il y a un autre point aussi, c’est que la valuation n’est jamais figée en fait... Le but du LéA, c’est d’aller vers de la valuation positive, soit en transformant des savoirs, soit en les éprouvant, en les faisant intérioriser en éprouvant leur efficacité... » [P6].

2.6 Liens entre les concepts clefs

Les participants s’étant concentrés sur le repérage d’exemples dans leur expérience de collaboration, une seule fois, en fin d’atelier, des liens entre les concepts sont été spontanément évoqués : « Le but du LéA, c’est d’aller vers de la valuation positive, soit en transformant des savoirs, soit en les éprouvant, en les faisant intérioriser, en éprouvant leur efficacité. De ce fait, la, la valuation, elle dépend beaucoup du passage, des passeurs, elle dépend beaucoup des objets frontières. » [P6]. Ainsi, est formulée l’hypothèse que le broker pourrait agir sur les valuations de savoir en travaillant avec les objets frontières.

Un autre lien peut être inféré en croisant les discours concernant le broker et les objets frontières : la fonction de négociation d’abord exclue de la description du rôle du broker même si le danger de la dissymétrie est signalé, revient plusieurs fois ensuite à propos de l’objet frontière, « objet de négociation » ou « objet en tension qui permet aussi de tester la symétrie. » [P6]. Cela semble traduire le risque que représente l’asymétrie potentielle de la relation entre enseignants ou entre enseignants et chercheurs face à certains objets frontières, moins consensuels. Le fait que le broker doive à la fois ne pas être neutre, mais ne puisse pas non plus entretenir un éventuel rapport de force face à l’objet frontière oblige à reconnaître qu’une collaboration « de surface » peut cacher des tensions qui ne sont pas nécessairement traitées, ou traitables dans le cadre du contrat collaboratif. Ces tensions se manifestent-elles dans le cas de valuations problématiques de savoirs à propos d’objets-frontières ? Et dans ce cas, les participants agissant à titre de « broker » le font-ils pour influencer l’attribution de valeurs lorsqu’ils sentent que la production collaborative sur des objets frontières ne génère pas de consensus, d’accord ou d’adhésion suffisamment clairs ? Ces questions restent ouvertes.

3. Discussion

Durant l’atelier des LéA, les concepts de broker, d’objet frontière et de critères de valuation des savoirs ont été redéfinis et précisés par les participants, en lien avec leurs expériences de recherches collaboratives.

3.1 Trois concepts mobilisables pour penser et mettre à l’oeuvre les processus de recherche collaborative

En ce qui concerne le broker et le brokering, plusieurs caractéristiques identifiées spontanément par les participants se retrouvent dans la littérature. Par exemple, le rôle de liaison ou de médiation entre deux ou plusieurs communautés est en effet central dans la définition de courtier de connaissances, telles qu’identifiées par Munerol, Cambon & Alla (2013), ou Ridde, Dagenais & Boileau (2013) à partir de revues bibliographiques sur la question. Cependant, les fonctions de courtier de connaissances abondamment décrites au Québec dans le domaine de la santé, lorsqu’il est question de recourir à des méthodes pour tenter de réduire les obstacles potentiels au transfert de connaissances entre la communauté scientifique et les décideurs politiques (Institut de santé publique du Québec, 2009 ; Ridde et al., 2013) ne semblent pas du tout pertinentes en ce qui concerne de division du public cible en deux groupes distincts : les producteurs de preuves d’une part et les utilisateurs d’autre part.

Si des communautés distinctes existent au sein des LéA, leurs rôles ne sont cependant pas si divisés du point de vue de la production des savoirs scientifiques et professionnels, plutôt considérés comme co-construits. Au sein du chantier 7 également, les savoirs professionnels sont regardés comme co-élaborés en cours de formation. Quoi qu’il en soit, une bonne connaissance des deux communautés apparaît comme nécessaire autant d’après nos résultats que pour ces auteurs qui soulignent l’importance pour le courtier de bénéficier d’une crédibilité, voire même d’une double légitimité aux yeux des partenaires. Ces critères sont cruciaux dans le domaine des recherches collaboratives (Bednarz, 2013). La participation active du broker à l’émergence d’un langage partagé entre communautés soulignée par nos résultats peut être mise en relation avec les compétences du courtier de connaissances identifiées par Munerol et al., (2013), dont en particulier la capacité de générer un langage commun aux parties en présence pour rendre leur collaboration efficace. Le caractère partagé de l’activité de brokering au sein du groupe, qui a été affirmé par les acteurs des LéA, n’est pas abordé dans ces définitions du courtier de connaissances, qui tendent plutôt à son individualisation dans une optique de professionnalisation et de relations asymétriques.

Dans la caractérisation du broker par les acteurs des LéA, l’attention est portée à la symétrie des relations qui se développent et à la déconstruction des représentations sociales, souvent hiérarchiques, qui constituent des obstacles pour la collaboration. Cette tendance entre en résonnance avec l’importance de la confiance à construire par le courtier, signalée par Munerol et al. (2013), même si la neutralité qu’ils lui adjoignent ne s’accorde pas avec l’ensemble des affirmations des participants de notre atelier. L’identification des attentes ou des réticences de chacun et la gestion de tension décrites par ces auteurs comme des facteurs favorisant les actions de courtage de connaissances, n’ont pas été explicitement abordées au sein de l’atelier. Cependant, l’évocation des risques de « prise de pouvoir » et « d’objets frontière en tension et en négociation » dessine dans l’implicite l’existence de tensions et la nécessité de les gérer.

Le travail sur le temps long, regardé comme nécessaire par les acteurs des LéA est également reconnu par Ridde et al. (2013) dont l’analyse comparative de nombreux articles fait apparaître l’aspect déterminant du temps accordé aux activités de courtage, ce qui est cohérent également avec l’existence de projets pluriannuel de type chantier 7. Pour Munerol et al. (2013), le courtage est facilité par la présence d’une structure pérenne, l’institution représentant un ancrage essentiel. Le dispositif LéA qui institutionnalise les fonctions de correspondants du côté de la recherche et du côté de l’établissement scolaire, pourrait donc favoriser le développement de l’activité de brokering par ces deux acteurs, sous réserve sans doute de mieux l’expliciter dans les chartes qui définissent leurs fonctions. La synthèse réalisée par Ridde et al. (2013) montre également que les initiatives de courtage de connaissances comportent des activités de planification et un soutien aux courtiers (formation, aide technique, élaboration d’un guide de pratique), qui sont en partie assumée au niveau du réseau des LéA en France.

Le concept d’objet frontière a fait consensus dans le groupe, et paraît relativement opérationnel pour penser des supports de brokering, surtout si les objets en question sont reliés aux questions travaillées, peuvent être collectivement remaniés, et mis à l’épreuve des situations d’actions pour lesquels ils sont conçus. On retrouve certaines caractéristiques citées par Wenger (1998) telles que la modularité (chaque perspective peut s’attacher à une partie spécifique de l’objet) et l’accommodation (l’objet frontière peut avoir différents usages). Les dispositifs produits dans les travaux de design collaboratif, souvent itératifs, qui sous-tendent les recherches orientées par la conception et se caractérisent par une certaine flexibilité et une mise à l’épreuve en conditions écologiques, sont à ce titre de bons candidats pour assurer la fonction d’objet frontières (Sanchez et Monod-Ansaldi, 2015). Les deux autres caractéristiques attribuées par Wenger (1998) aux objets frontières, l’abstraction (la délétion de détails de l’objet frontière spécifiques à chaque perspective permet encore le regard depuis toutes les perspectives) et la standardisation (l’information contenue dans l’objet frontière permet à chacun de l’utiliser localement), n’ont pas été réellement abordées dans nos travaux. Elles pourraient être discutées pour voir si elles permettraient de mieux penser les objets frontières mobilisés.

En ce qui concerne la valuation des savoirs, Vanhulle (2014) souligne déjà que celle-ci peut porter sur des aspects d’une situation professionnelle qui susciterait « attirance » ou « aversion » (Ibid., p. 7), ce qui entre en résonnance avec nos travaux et les perceptions partagées par les participants à l’atelier. D’autres travaux spécifiques à l’évaluation menés en contexte collaboratif montrent que les analyses réalisées par les participants amenés à théoriser les savoirs produisent des « zones de savoir » caractérisées par différents degrés de consensus : manières de faire partagées, admises et contestées (Morrissette, Mottier Lopez & Tessaro, 2012). Il nous semble également possible de faire des liens avec la valuation de connaissances (knowledge valuation), phénomène émergent dans le domaine de la capitalisation intellectuelle et de la gestion cognitive (Mata, 2016) qui traduit selon nous des préoccupations connexes pour la production collaborative de connaissances en milieux mixtes.

Tels que sommairement définis dans l’atelier des LéA, les concepts de broker, d’objet frontière et de critères de valuation des savoirs ont été saisis par les participants pour repenser leurs expériences de recherche collaborative. Certains participants ont ensuite indiqué qu’ils représentaient de véritables outils pour analyser leurs travaux, et réfléchir à leurs actions. La production de définitions plus opérationnelles de ces concepts constitue maintenant pour nous un objectif nécessaire à la formation de brokers.

Issus de cadres théoriques différents, ces trois concepts nous paraissent cependant pouvoir être reliés entre eux. Ainsi, nous faisons l’hypothèse que le broker repère probablement dans les échanges les valuations positives et négatives manifestées verbalement ou non verbalement par les participants. Il resterait alors à analyser les interventions verbales correspondant à des épisodes de brokering pour voir si elles visent le rétablissement ou l’établissement des différents critères de validité et de viabilité des savoirs en jeu autour d’objets frontière.

3.2 Nécessité de travaux complémentaires

Les éléments présentés dans cet article ne sont que les premiers pas d’un travail de plus longue haleine. Ils ne portent que sur deux contextes resserrés, un LéA et un chantier 7, chacun analysé par un des acteurs de la collaboration étudiée, et sur la restitution d’un travail d’atelier du réseau des LéA. Pour explorer plus loin la robustesse des concepts étudiés, nous envisageons d’étendre les corpus étudiés, de croiser les analyses (en mobilisant chacune des cadres théoriques sur le corpus déjà analysé par l’autre chercheuse), de réaliser des analyses articulées, notamment en repérant les valuations de savoirs dans les phases de brokering ou portés sur des objets frontières. Mobilisant ces concepts, des séances d’analyse plus approfondies de recherches collaboratives en cours par les acteurs qui les mènent pourraient également être proposées comme base pour une formation réflexive, qui pourraient elle-même être analysée plus précisément en termes de développement professionnel des acteurs et d’impacts sur la qualité des travaux menés.

Conclusion

Dans le cadre de deux projets collaboratifs axés l’un sur la formation continue d’enseignants et l’autre sur la recherche orientée par la conception, nous avons tenté d’explorer comment les modes de fonctionnement mis en oeuvre permettent de soutenir le fonctionnement de ces projets et de favoriser les mécanismes de métissages des savoirs et des praxéologies dans le cadre de communautés mixtes. Les concepts clefs de brokering et d’objets frontières (LéA) et de valuation des savoirs (Chantier 7) ont ainsi été utilisés pour produire des résultats d’analyse de corpus composés de questionnaires ou d’interactions entre participants. La mise en évidence d’éléments catalysant les discussions et de processus de jugement, de régulation à l’oeuvre dans les échanges a entraîné l’hypothèse que ces concepts de brokering, d’objet frontières et de valution pourraient avoir un rôle structurant dans le pilotage de tels projets collaboratifs. C’est pourquoi nous avons souhaité les mettre à l’épreuve dans un atelier offert à des enseignants, des conseillers pédagogiques et des chercheurs ayant participé au réseau des LéA, parfois depuis plusieurs années.

Les résultats exploratoires de cet atelier donnent à penser que la superposition d’un cadre conceptuel soutenant une analyse des processus épistémologiques et interactifs en jeu à un cadre théorique existant (généralement lié à l’objet d’étude tel que la didactique ou le champ de l’évaluation dans le cas des deux projets étudiés) est pertinente pour déceler les conditions d’un authentique métissage, d’une réelle interfécondation entre les communautés (Bednarz, 2013). Si le pilotage de tels projets tient essentiellement compte de l’atteinte d’objectifs stratégiques, nous pensons qu’il est tout aussi essentiel de mieux comprendre ce qui fait obstacle à la progression individuelle d’un participant dans ce projet, voire à la progression collective.

Nous faisons l’hypothèse que nos travaux peuvent outiller le pilotage de projet de recherche-action ou de recherche collaborative, en fonction d’intentions épistémologiques qui pourraient faire davantage partie du contrat collaboratif. En effet, la compréhension des fonctions de brokering, le repérage des objets frontières et des mécanismes de valuation de savoirs nous semblent être des pistes prometteuses pour mieux définir les postures des différents participants et soutenir leur engagement.

Nous pensons particulièrement aux projets dans lesquels les cochercheurs sont collectivement imputables de la résolution de problèmes locaux. Il est tout à fait probable que dans ce cadre, le repérage de personnes jouant le rôle de « brokers cognitifs » naturels, la mise en lumière des mécanismes qu’elles activent spontanément pour faciliter les processus de co construction de savoirs, leur rapport aux critères d’attribution de valeurs à des savoirs convoqués autour d’objets frontières deviennent primordial à comprendre pour un pilotage plus efficace et pour préparer les différents groupes d’acteurs à intervenir plus intentionnellement à ce niveau.