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Introduction

Depuis la crise financière, on recommence à s’intéresser au système dual, présent dans la formation professionnelle tel qu’il s’est configuré et développé en Allemagne, en Autriche, en Suisse et dans d’autres régions du monde. Il s’agit d’un construit spécifique des formations en alternance. Ce regain d’intérêt s’inscrit dans l’approche de « policy borrowing » visant à transplanter des organisations politiques ou administratives mises en place dans un pays vers un autre pays avec l’intention d’améliorer la réalité et le contexte organisationnel (Phillips, 1989 ; Phillips & Schweisfurth, 2014). Après s’être développée avec une certaine réussite au 19e siècle pendant la période de la restauration Meiji au Japon, cette approche de « policy borrowing » se révèle de plus en plus inadéquate au regard de la complexité des systèmes sociaux d’aujourd’hui. Malgré les intentions encourageantes de l’OCDE, reprenant cette approche dans le cadre de l’implantation de son programme INES, incluant les études PISA, il semble difficile de transplanter les idées d’un État vers un autre sans une nécessaire adaptation. On devra reconstruire ou reconfigurer le dispositif initial en l’adaptant au nouveau contexte culturel. Sinon, il s’agira d’une copie bon marché, mais peu efficace au regard du nouveau contexte (Halpin & Troyna,1995 ; Bank, 2015). Nous sommes donc conduits à étudier et à comprendre l’idée essentielle du modèle original avant même de commencer son adaptation à une nouvelle situation. Il faudra donc comprendre préalablement l’idée même à l’origine du système de formation selon une structure duale, tel qu’il s’est développé dans les pays germanophones afin de pouvoir le reconstruire et le transposer dans des contextes culturels différents. Si l’on se place du côté institutionnel et administratif, on souhaitera connaître les conditions de gestion d’un système de dualité (ou système dual).

Nous allons commencer notre réflexion en dessinant les fondements de la formation professionnelle en Allemagne. Nous proposons d’étudier les contextes afin de démontrer l’idée éducative fondamentale constitutive d’un système de dualité.[1] Pour pouvoir gérer un tel système, nous disposons de deux approches sensiblement différentes de pilotage. Par conséquent, nous devrons étudier tout d’abord la coordination des loci didactiques qui forment le cadre visible du système dual. Puis, nous proposerons une typologie de la coopération au sein du système de dualité. Enfin, nous étudierons les effets des deux approches différentes du pilotage de la formation professionnelle. Dans ce texte, nous allons parler de la formation professionnelle, bien qu’il ne soit pas moins précis d’utiliser le terme de formation vocationnelle. Lorsqu’on veut se référer au système allemand, la différence sémantique entre vocationnel et professionnel, que l’on trouve en français, n’est pas présente en allemand. Pour cette raison, nous allons utiliser le terme de formation professionnelle.

1. L’arrière-plan I : La formation professionnelle en Allemagne

Proposons tout d’abord une esquisse de la structure de la formation professionnelle et vocationnelle en Allemagne, qui, effectivement, ne se limite pas seulement au système dual. Ce système se trouve au sein de la formation professionnelle, ce qui ne veut pas autant dire qu’il en constitue la totalité. Par exemple, aux côtés du système dual, au sein de la formation professionnelle, nous trouvons aussi des institutions éducatives conçues pour former des jeunes, en dehors d’un contrat d’apprentissage en entreprise. Ce sont donc le plus souvent les entreprises et non les écoles professionnelles qui sont le facteur limitant au développement des formations par apprentissage.

De la formation professionnelle organisée selon le système dual, nous connaissons surtout son organisation et sa logique didactiques reposant sur une articulation temporelle et alternée de l’école et de l’entreprise. Cette forme d’enseignement par alternance profite des avantages des deux loci didactiques impliqués,[2] c’est-à-dire l’entreprise et l’école. L’approche didactique, appelée « Duales System » (système de dualité), est la pierre angulaire de la formation professionnelle en Allemagne. Elle connaît des formes comparables d’organisation dans les autres pays et régions germanophones, c’est-à-dire en Autriche, en Suisse allemande ainsi qu’au Tyrol du Sud (Alto Adige). Tandis que la formation professionnelle ne jouit pas d’une grande réputation dans beaucoup d’autres pays, elle demeure très estimée dans les contextes germanophones, notamment chez toute personne ayant terminé son apprentissage au sein du système de dualité. Alors que la reconnaissance sociale et professionnelle reste un indicateur plutôt subjectif, le taux de chômage des jeunes peut être considéré comme un indicateur quantitatif et objectif. Ce taux est traditionnellement plutôt modéré dans les pays disposant d’un système de dualité : Allemagne : 7,0 %, Autriche : 11,6 %, Danmark : 10,8 %, alors qu’il est plus important dans d’autres pays comme le Royaume-Uni : 13,4 %, la France : 24,5 ; la Finlande : 22,1 %. Le taux moyen de chômage des jeunes pour les pays européens est de 19,5 % et pour les États-Unis de 11,2 % (Eurostat, 2016).

Pourtant, le système dual ne représente pas la totalité des structures éducatives de la formation professionnelle en Allemagne. Malgré les efforts investis pour positionner les jeunes sur le marché du travail et tout l’intérêt porté aux finissants ayant achevé leur formation, il reste encore aujourd’hui trop de jeunes sans contrat de travail et sans contrat d’apprentissage une fois le parcours éducatif académique et obligatoire achevé.

C’est à cette population d’étudiants que s’adressent les écoles du Berufsvorbereitungsjahr (BVJ, cours de préparation professionnelle) et les entreprises du Einstiegsqualifizierungsjahr (EQJ, année de qualification professionnelle initiale). Soulignons qu’il y a des réglementations différentes, en Allemagne, selon les Länder (États fédérés). Le BVJ et l’EQJ, entre autres, sont résumés sous le sigle de BvB (Berufsvorbereitende Maßnahmen). Alors que l’EQJ se déroule dans des entreprises, avec une journée par semaine en école professionnelle, le BVJ propose une journée de travail pratique par semaine ou bien, des blocs de stage dans les entreprises. Nous trouvons aussi le Berufsgrundbildungsjahr (BGJ, cours de formation professionnelle de base). Comme l’indiquent les appellations (‘-jahr’), toutes les mesures proposées sont conçues pour un an[3]. Le contenu enseigné dans le cours de base (BGJ) est en lien avec une seule profession. Les cours préparatoires (BVJ) s’orientent vers un champ de professions connexes. Par exemple, le BVJ « travail du bois » prépare à la menuiserie, à la charpenterie et à la construction des instruments de musique en bois. Les participants du cours de base (BGJ) peuvent continuer leur formation, du moins théoriquement, dans la seconde et troisième année du système dual, sans perte de temps.[4] Les participants aux cours préparatoires (BVJ, EQJ), après avoir précisé leurs intérêts professionnels, peuvent entamer un apprentissage qui n’est plus réduit à une année de formation. Souvent, ils ont utilisé la première année pour obtenir le certificat d’éducation générale de base (Hauptschulabschluss) qui complète leurs nouvelles aptitudes professionnelles. En raison de son caractère provisoire, les écoles BVJ et BGJ appartiennent à ce qui est appelé un système de transition, même si nous récusons ce qualificatif. En effet, faute de liens internes et externes, il est préférable, selon nous, de parler d’institutions de transition (Hall & Fagen, 1958, p. 18).

Figure 1

Le système dual parmi les institutions de la formation professionnelle différentes en Allemagne[5]

Le système dual parmi les institutions de la formation professionnelle différentes en Allemagne5

Légende : Ecole pro. : école professionnelle (à temps partiel) ; BFS : école professionnelle à plein-temps, BGJ : Cours de formation professionnelle de base ; BvB : Sigle généralisé des mesures pour les jeunes en chômage ou sans diplôme scolaire ; BVJ : cours de préparation professionnelle, EQJ : année de qualification professionnelle initiale. FOS/BOS : école spécialisée/professionnelle supérieure.

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Nous trouvons aussi des professions qui se préparent exclusivement dans les écoles professionnelles. Il s’agit de formations constituées de stages pratiques courts. Nous pouvons citer notamment les formations d’assistants dans des laboratoires médicaux (MTA) ou pharmaceutiques (PTA). A priori, les formations professionnelles scolaires devraient permettre aux jeunes l’accès direct à un emploi régulier dans une entreprise. Pourtant, très souvent, les finissants se voient contraints de poursuivre leur formation dans le système dual qui développe l’acquisition de compétences élémentaires qui faisaient défaut jusqu’alors. Le cas le plus courant est celui de la formation préparatoire au Wirtschaftsassistent (assistant commercial ou assistant administratif). L’étudiant s’inscrit en apprentissage pouvant être exercé dans un commerce ou dans une banque. Finalement, les écoles professionnelles peuvent être considérées comme de véritables centres d’enseignement professionnel, puisqu’ils ouvrent également l’accès aux formations post-secondaires via ses écoles secondaires supérieures « Fachoberschule » (FOS : école spécialisée) et « Berufsoberschule » (BOS : école professionnelle supérieure). Les FOS/BOS conduisent à l’admissibilité aux formations post-secondaires, c’est-à-dire à l’université, à l’université d’application et à l’université de coopération. Ces formations préparent à une profession. Ces cursus sont complétés par le Berufsgymnasium (lycée professionnel), qui mène au baccalauréat. L’admission en lycée professionnel ne requiert pas l’acquisition d’un certificat professionnel préalable. L’enseignement est constitué d’une part, de cours intensifs (Leistungskurs) avec des dimensions professionnelles, comme la gestion, la santé ou la technique d’un côté, et, d’autre part, de cours standards généralistes (Grundkurs). Les FOS et les BOS s’adressent principalement aux jeunes qui disposent d’un brevet de formation professionnelle obtenu dans et par le système de dualité. Les deux écoles secondaires supérieures forment dans quelques Länder une école unique composée de deux cycles. Le certificat du premier cycle, le FOS, donne accès à la « Fachhochschule », appelée aussi depuis quelques années « Hochschule ». Le certificat de l’école BOS exige une année de formation supplémentaire. Il donne accès seulement aux facultés en lien avec le certificat obtenu. Les élèves d’une école FOS/BOS filière commerce ont accès aux études en économie et en administration, mais n’ont pas le droit de commencer des études dans les facultés de Lettres ou de Sciences. Cependant, le certificat proposé par le lycée professionnel autorise l’inscription dans tous les cursus universitaires. Les lycées professionnels sont ouverts généralement à tous les étudiants ayant terminé avec succès le premier cycle de l’enseignement secondaire, mais souhaitant s’inscrire dans un curriculum plus concret et plus proche de la vie active que celui offert dans les lycées généraux. Il arrive aussi que des étudiants adultes, plus âgés, après un premier temps dans la vie active, retournent suivre une formation en lycée professionnel.

2. L’arrière-plan II : Les loci didactiques impliqués dans le système de la formation professionnelle

Nous trouvons peu de particularités ou de singularités dans les loci didactiques constitutifs de la formation professionnelle en Allemagne, excepté les entreprises qui ne sont pas considérées comme des lieux de formation. Nous pouvons identifier principalement des centres de formation professionnelle, comme indiqué par le cadre rouge dans la figure 1. Pourtant, les entreprises jouent un rôle primordial dans l’apprentissage professionnel présent dans le système de dualité. Dès lors, il semble essentiel de définir les rôles des différents acteurs impliqués dans la formation professionnelle, à savoir l’école professionnelle et l’entreprise.

De nombreux textes officiels définissent l’organisation du système de formation professionnelle. Ces textes précisent le fonctionnement des loci didactiques (Schmiel, 1976 ; Schelten, 1994, ; Huisinga & Lisop, 1999; Rebmann, Tenfelde & Uhe 1998, ; Arnold & Gonon 2006). Selon cette documentation, les deux organisations d’apprentissage, l’école et l’entreprise, constituent le principe fondateur de la dualité spécifique du système de formation professionnelle. Cette conception du système de dualité fut établie à l’origine par les experts du Conseil allemand de l’Éducation (Deutscher, Bildungsrat 1974a; 197b). Elle constitue le fondement théorique de la formation professionnelle.

La mise en place d’une dualité de deux loci didactiques provoqua des critiques vives notamment sur la visée de formation et d’apprentissage de ces deux organisations (Beck, 1984). À l’école, par exemple, il n’y a pas seulement les salles de classe comme lieu d’apprentissage. Il y a aussi les laboratoires de science ou de langues. Chacun de ces espaces a une fonction d’apprentissage et une raison d’être didactique. Greinert (1995.) considère qu’il y a différentes formes d’organisation de la formation professionnelle : l’approche privée, qu’il appelle également le « modèle libéral du marché » et l’approche publique ou le « modèle bureaucratique de l’école » (1995, p. 10). Le système dual constitutif de la formation professionnelle se trouverait, selon Greinert, dans le fait que ce système serait une construction ni purement bureaucratique ni purement libéral. Il décrit le système dual plutôt comme un modèle dans lequel l’État arrangerait « les conditions générales plus ou moins détaillées pour les entreprises privées ou d’autres institutions d’apprentissage privées dans le domaine de la formation professionnelle » (1995, p. 14). Aucune définition du système dual, ni celle qui l’assimile à une organisation d’apprentissage, ni celle qui le définit comme une organisation administrative ou politique, ne semble satisfaisante. La particularité du système de dualité se trouve exclusivement dans sa construction et dans sa logique didactique. Contrairement aux approches institutionnelles, organisationnelles ou politiques, seule une approche didactique peut conduire à la compréhension du caractère systémique de la dualité.

Cette perspective didactique revendique le recours aux fondements psychologiques de l’apprentissage et à l’épistémologie. La question essentielle se trouve ainsi posée : quel est le sens des interrelations entre les deux organisations potentiellement apprenantes ? Où se situe la connectivité (Griffiths & Guile, 2003) ? C’est évidemment la question des interrelations entre les deux organisations apprenantes qui constitue l’unité et l’essence même du système de dualité. Or, la seule liaison entre les deux organisations apprenantes est l’apprenti, ou plus précisément sa réalité cognitive. Sans l’apprenti, le système de dualité ne peut fonctionner. Il ne reste alors que deux institutions de formation professionnelle ayant leur logique spécifique.

Le locus didactique systématique enseignera aux jeunes un savoir d’une façon structurée, qui est orientée vers les contenus de la profession correspondante. Dans le système de dualité, c’est l’école professionnelle qui forme en général le locus didactique fondamentalement consacré à la théorie et qui ouvre la voie vers un apprentissage systématique et structuré (voir aussi Jongebloed 1998). De l’autre côté, c’est l’entreprise qui est le locus de la pratique, le locus qui donne la possibilité d’apprendre la profession dans sa totalité, d’une façon systémique. Ce locus didactique a la tâche d’initier les apprentis au monde du travail et de les intégrer dans les processus quotidiens tout en les aidant à comprendre les responsabilités qui découlent de la pratique de leur profession (avec toutes les conséquences positives comme négatives qui viendront avec). Cela veut dire qu’ils s’apercevront des conséquences réelles de leurs actions en ce qui concerne les ressources de l’entreprise, les relations sociales et l’intégrité corporelle ainsi que la santé de leurs collègues.

C’est ici que peut émerger la raison d’être du système dual. Une visée d’apprentissage exige de créer des résistances ou des obstacles (Roth 1961). Cette conscience d’un obstacle, d’une difficulté, d’un problème à résoudre peut se produire précisément au sein même du processus d’apprentissage qui s’est déroulé dans l’autre locus. La résistance psychologique à l’apprentissage professionnel, dit apprentissage systémique, pourra se révéler dans et par les situations de travail. La résistance psychologique à l’apprentissage académique, considéré comme un apprentissage systématique, se produira à l’école (Jongebloed 1998, p. 281). Autrement dit, les deux types d’apprentissage, celui qualifié de systématique et celui qualifié de systémique, seront reliés didactiquement selon un processus de transfert d’apprentissage. Nous entendons par « « transfert d’apprentissage » un processus d’apprentissage, se déroulant en amont et qui va impacter positivement un processus d’apprentissage situé en aval de la formation.

Apprendre quelque chose d’une façon systématique est nécessaire à la réalisation de l’action. Cela peut aussi contribuer au processus d’apprentissage pensé de façon systémique, cette seconde forme d’apprentissage étant nécessaire pour pouvoir agir d’une manière efficace. Par contre, le pouvoir-faire, la capacité d’imitation et de répétition de certaines actions ne garantiront pas nécessairement l’acquisition d’un savoir-faire, ni le développement de l’intelligibilité de l’action. Il ne va pas de soi de comprendre, dans l’instant, l’action qui se déroule, ni sa raison d’être, ni son fonctionnement. Par conséquent, il sera difficile de s’adapter à de nouvelles conditions de réalisation de l’action sans soutien d’un tiers. Néanmoins, pouvoir exercer différentes tâches professionnelles peut faciliter et soutenir la mise en oeuvre d’un processus d’apprentissage systématique.

Il semble donc que les savoirs construits dans l’entreprise et ceux construits à l’école se rejoignent dans l’élaboration, chez l’apprenti, d’une intelligence de l’action comme l’affirment les constructivistes radicaux (Maturana & Varela, 1984, von Glasersfeld, 1995, Von Foerster, 1997). Il ressort néanmoins que les organisations elles-mêmes ont souhaité créer les conditions de cette reliance entre les deux lieux d’apprentissage en installant des dispositifs institutionnels de coordination ou en incitant à la mise en place de mesures informelles de coopération impactant les logiques didactiques et leurs différences, celle reposant sur une approche systémique de l’apprentissage et celle défendant une conception systématique de l’apprentissage. C’est alors que peuvent se produire des variations d’ordre didactique susceptibles d’influencer les deux conceptions de l’apprentissage, systémique et systématique. Du côté systémique, nous pouvons repérer des dispositifs spécifiques favorisant ces reliances comme les ateliers d’apprentissage, les mesures inter-entreprises d’instruction ou encore l’enseignement interne (voir Fig. 2).

Figure 2

La dualité didactique dans le système de la formation professionnelle[6]

La dualité didactique dans le système de la formation professionnelle6

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Un bon nombre d’entreprises estime trop élevé le risque économique de l’insertion directe des apprentis dans la production. Pour cette raison, plusieurs parmi elles, en particulier dans les professions artisanales, ont ouvert des ateliers d’apprentissage dans lesquels les apprentis sont initiés progressivement aux techniques et aux savoirs élémentaires, en dehors d’attentes et de contraintes de la production quotidienne. Les apprentis pourront s’exercer ainsi à parfaire certaines tâches, sans crainte pour le temps utilisé et surtout sans souci de productivité. Il doit être souligné que le développement de la capacité productive de l’apprenti, ainsi que la prise en charge progressive de responsabilités, ne se réaliseront pas dans ces ateliers d’apprentissage. Quant aux professions relevant du secteur du commerce, certaines entreprises de la Hanse avaient installé, dès le Moyen-Âge, des comptoirs d’exercices (Übungskontor). Ce dispositif existe encore aujourd’hui dans quelques entreprises relevant de ce secteur d’activité.

En dehors des entreprises, un rôle identique est assuré par les ÜBS (« Überbetriebliche Bildungsstätten » : centres d’instruction inter-entreprises). Les ÜBS ont été créés pour remplir les tâches d’instruction que les entreprises, très souvent les PME, ne pouvaient plus assurer en raison d’une spécialisation accrue de leur production (Kath 1995, à propos des ÜBS, et Autsch 1999, pour un bref historique). Le Suisse Rolf Dubs souligne l’importance des ÜBS en parlant d’un système de trialité (« Triales System » ; 1993), constitué par l’alternance de l’éducation dans l’entreprise et de l’éducation à l’école, agrémentée d’une période d’entraînement dans un centre d’instruction inter-entreprise.[7] . Pendant la période qui a suivi la réunification des deux Allemagnes, particulièrement dans l’est, en raison d’un manque de places en contrat d’apprentissage dans les entreprises, ces centres ont assumé le rôle et la fonction de l’entreprise au sein du système dual. Malgré une adaptation de l’approche systémique des centres d’instruction inter-entreprises (ÜBS), ces centres font juridiquement partie de l’apprentissage pratique en entreprise, du moins en Allemagne.

Un grand nombre d’entreprises, en particulier les grandes banques privées et les groupes d’entreprises du secteur industriel, offrent à leurs apprentis une formation interne à l’entreprise. Il est difficile de décrire les différences par rapport à la formation en école professionnelle, sinon peut-être en comparant le design des salles de classe. Le risque d’une possible redondance entre ces formations internes à l’entreprise et la formation en école se réclamant d’une approche systématique de l’apprentissage est bien réel. Néanmoins, la formation interne à l’entreprise peut aussi s’inscrire dans une conception systématique de l’apprentissage dans la mesure où l’enseignement d’un savoir spécifique à l’entreprise, par exemple les produits et leurs qualités particulières, ne peut pas être assuré par une école publique qui doit s’affranchir des intérêts d’une organisation professionnelle privée. Selon une perspective systématique de l’apprentissage, nous pouvons identifier différentes activités : simulations (comptoirs d’entraînement), projets, laboratoires, excursions, ainsi que les ateliers pour le travail manuel. Ces différentes activités visent à adapter la conception systématique de l’apprentissage aux différents espaces et temps de la formation (voir encore Fig. 2).

Nous pouvons repérer dans les écoles professionnelles deux formes de simulation. La première n’est qu’un médium didactique qui aide à faire comprendre des processus ou des opérations de travail comme, par exemple, la vidéo du déroulement d’une opération. Une explication orale de cette opération ne serait pas suffisante pour la comprendre ou la saisir. La seconde forme de simulation se déroule selon un mode plus théâtral. Les apprentis jouent à être une banque, un magasin, un bureau… ou bien à être trader en bourse. Concernant les comptoirs d’exercices, ce sont les écoles professionnelles qui reprennent et développent cette idée en les nommant « comptoir d’entraînement » (Lernbüro). Cette simulation de la réalité prend appui sur une représentation différente de l’environnement de travail. Il y a alors deux conceptions de l’activité et du travail qui expriment deux conceptions du rôle de l’entreprise : « l’entreprise exercice » et « l’entreprise d’entraînement. Dans le second cas, la représentation de l’activité est médiée par le professeur. Un autre exemple est la simulation boursière, dans laquelle gagnent toujours les apprentis les plus hardis et non ceux qui pensent et agissent rationnellement, comme la plupart d’entre nous le ferions dans la vie réelle avec de l’argent réel. La conception systématique de l’apprentissage et de l’enseignement défendue par l’école professionnelle se trouve altérée par l’introduction progressive de dispositifs ou de méthodes d’enseignement reposant sur des projets, des travaux en laboratoire ou des excursions. Finalement, les ateliers en école sont difficiles à distinguer des ateliers d’apprentissage dans les entreprises ou des ateliers dans les centres d’instruction interentreprises (ÜBS).

En développant cet argument, nous pourrions parler, comme Dubs (2005), d’un système de trialité, ou, encore, depuis l’introduction des comptoirs d’entraînement dans les écoles professionnelles, d’un système de pluralité. Nous pourrions aussi constater l’augmentation progressive du nombre des parties impliquées dans le dispositif d’apprentissage, ce qui aurait pour effet l’extinction de l’idée même de système dual.

3. La dualité et la coordination des loci didactiques

La formation professionnelle en Allemagne se déroule dans deux loci très différents et dont les finalités et logiques didactiques ne sont pas identiques. Ces institutions, entreprises et écoles professionnelles, sont caractérisées par différents systèmes de gestion, de contrôle, de réglage et de pilotage. De nombreuses publications (Holz et al. 1998 ; Euler, 2003) soulignent le manque de coopération entre ces deux organisations. C’est devenu aujourd’hui l’un des principaux arguments visant à critiquer le système de dualité. Cet argument n’est pas complet. Certes, il existe des formes de coordination, ce qui contribue à réduire la mise en oeuvre d’une coopération directe. Plus précisément il s’agit d’une coordination par planification ou par programmes.

S’appuyant sur les travaux d’Henri Fayol (1916), la notion de coordination fut précisée par Henry Mintzberg (1979). Mintzberg y décrit six approches non-exclusives de la coordination de tâches divisées. La plus répandue définit une coordination recourant à une supervision directe. Le patron d’une entreprise (ou un cadre) donne des instructions aux employés. Une seconde approche de la coordination, à l’opposé de la plus répandue, insiste sur l’ajustement mutuel, par communication en réseaux informels. S’y ajoutent trois autres définitions de la coordination faisant appel à des procédés de standardisation où les tâches constitutives de chaque activité sont définies et précisées selon les résultats à atteindre, selon des buts, selon des normes ou des valeurs. Il faudrait ajouter la dernière définition de la coordination faisant appel à des procédés de standardisation des qualifications, à partir d’une prise en compte de la formation spécifique de celui qui exécute le travail. Nous pourrions aussi ajouter que la coordination par standardisation des qualifications ne peut fonctionner sans une supervision directe au sein d’une organisation hiérarchique. Inversement, Kieser et Kubicek (1983) proposent une définition de la coordination par planification. Ils admettent que la planification exige beaucoup d’informations, tant qualitatives que quantitatives. Ils considèrent qu’il y a des avantages significatifs à mettre en oeuvre une coordination par planification, mais aussi une coordination par programmes. Ils invitent les organisations à réduire leurs activités de communication et d’échange d’informations. Ils réclament une plus grande stabilité des différentes responsabilités, autrement dit, une plus grande sécurisation des statuts et des emplois visant à garantir la stabilité des actions conduites. Il existe différentes formes de coordination en fonction de la taille des entreprises. Les institutions organisant la formation professionnelle relèvent de niveaux différents en fonction des prérogatives de chaque territoire : le niveau national, le niveau intermédiaire des états fédérés et le niveau des institutions locales (voir fig. 3).

Figure 3

La dualité et sa coordination par planification

La dualité et sa coordination par planification

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La partie de la formation se déroulant dans les entreprises, généralement jusqu’à quatre jours par semaine, est réglementée par une loi fédérale (la loi sur la formation professionnelle), qui est applicable dans chacun des seize Länder (Berufsbildungsgesetz, BBiG). C’est le ministère de l’Économie qui est l’institution responsable de cette formation. L’entente avec le ministère de l’Éducation est néanmoins impérative. Le Bundesinstitut für Berufsbildung (BIBB), l’institut fédéral de la formation professionnelle, fut instauré en 1969 avec la publication du BBiG. Il est mandaté pour faire de la recherche en matière de formation professionnelle et de conseiller les deux ministères impliqués. La partie de la formation se déroulant dans l’école professionnelle connaît un règlement décentralisé selon les 16 lois sur l’enseignement des 16 Länder (états fédérés), la souveraineté culturelle étant accordée par la Loi fondamentale[8] aux Länder. Conséquemment, 16 ministères de l’Éducation (Kultusministerien) ont la même compétence, chacun pour sa propre juridiction. Une autre clause de la Loi fondamentale, la liberté de circulation (Art. 11 GG), exige que les différences entre les Länder concernant les règlements, surtout en ce qui concerne le curriculum, soient minimes. C’est dans cette optique que les ministères de l’Éducation et le ministère fédéral de l’Éducation et de la Recherche ont fondé la Kultusministerkonferenz (KMK) : la conférence permanente des ministres des Affaires culturelles, de l’Éducation, etc...

La définition des contrats d’apprentissage synthétise les exigences de la loi sur la formation professionnelle (BBiG) et les exigences réglementaires des 16 ministères de l’Éducation. Ces contrats relèvent du droit civil (et donc privé), quoiqu’il soit obligatoire de les déposer auprès de l’institution en charge de la formation (« zuständige Stelle »), c’est-à-dire les chambres professionnelles concernées. Chaque contrat d’apprentissage est conclu entre le futur apprenti et l’entreprise ou son représentant. Certains auteurs (Döring & Stahl 1998) considèrent que la référence la plus pertinente pour définir et mettre en oeuvre ces logi didactiques serait la législation fédérale sur la Formation professionnelle, notamment la BBiG. Contrairement à cette suggestion, la présente définition des contrats d’apprentissage est fondée sur l’idée de deux organisations d’apprentissage différentes mais dont l’organisation juridique relève principalement de l’entreprise qui embauche l’apprenti. Sur la base des 16 lois qui régissent l’organisation des écoles professionnelles, l’apprenti obtient automatiquement, avec le dépôt du contrat auprès des chambres professionnelles, le droit aux cours de l’école professionnelle, et, s’il est mineur, l’obligation d’y assister.La coordination entre les différentes institutions d’apprentissage relève, en dernier recours, de la responsabilité de l’apprenti.

Afin que l’apprenti s’implique pleinement dans cette opération de coordination, une coordination par plans différents se réalise au niveau des instances fédérales de la formation professionnelle. Du côté du processus d’apprentissage en entreprise, les instruments de coordination se trouvent dans le « Ausbildungsordnung », qui organise et structure le régime formel de l’apprentissage. Ce document comprend des spécifications concernant notamment la durée de l’apprentissage, la profession et un référentiel de tâches de la profession : « Berufsbezeichnung » et « Berufsbild ». S’y ajoutent différentes informations : un plan-cadre d’instruction (« Ausbildungsrahmenplan ») et la définition du contenu des examens ainsi que leur niveau de difficulté (« Prüfungsanforderungen »). L’ensemble du règlement (§ 5 BBiG ; § 26 HWO : Handwerksordnung : statut des arts et métiers) fait partie de la législation fédérale. Du côté de l’entreprise, le règlement trouve sa forme concrète dans le plan d’instruction en entreprise (« Ausbildungsplan »), spécifique à chaque apprenti, mais qui doit répondre aux limites définies par le plan-cadre d’instruction (« Ausbildungsrahmenplan »), spécifique à chaque profession. Il doit être déposé auprès de l’institution, en l’occurrence la chambre professionnelle, chargée du contrôle du plan.

Du côté de l’enseignement scolaire, le règlement comprend les curricula nationaux de formation (« Rahmenlehrpläne »). Au niveau des Länder, le cadre doit prendre appui sur les plans d’enseignement (« Lehrpläne ») ou curricula de formation. Depuis quelques années, les curricula nationaux ne sont plus modifiés régulièrement, en raison des moyens financiers limités. Finalement, les écoles professionnelles peuvent recourir aux plans de distribution des contenus, qui situent le déroulement de l’apprentissage dans le temps. L’analyse de l’ensemble de ces règlements, tant du côté de l’entreprise que du côté de l’école professionnelle, montre que l’hypothèse d’une absence de coordination entre les tâches scolaires et celles de l’entreprise n’est pas fondée. Il existe un cadre solide de planification, mais un cadre qui est assez ouvert pour que les acteurs puissent répondre, chacun en fonction de leurs propres choix organisationnels et didactiques, aux exigences de la situation concrète et nécessairement singulière. De facto, les organisations d’apprentissage s’appuient sur la définition du régime formel de l’apprentissage (« Ausbildungsordnung »). En fonction de ce dernier, donc sur une base plutôt abstraite ou idéalisée de la vie pratique, le plan-cadre d’enseignement sera construit, et, avec celui-ci, les 16 plans d’enseignement ou curricula. À ce niveau d’agrégation ou d’abstraction, les plans sont bien moins spécifiques que ce qu’exigerait le fonctionnement d’une école professionnelle particulière ou celui d’une entreprise particulière. Une politique publique et démocratique ne pourrait pas encourager une telle orientation en faveur d’un intérêt privé, comme celui d’une entreprise par exemple. Il est donc important d’exiger une conception généraliste des contenus de formation. En dehors des objectifs de l’enseignement (les connaissances concrètes et le savoir-faire productif), la question de la mobilité de l’apprenti, au-delà même des limites d’une entreprise ou bien d’une région donnée, a toujours été une préoccupation centrale de toute éducation ou formation publique. Le changement de poste de travail, ainsi que la mobilité professionnelle à l’intérieur du pays et au niveau européen doivent impérativement demeurer possibles une fois la formation complétée.

Si l’on doit constater qu’au point de vue juridique, la coordination des différents acteurs impliqués ne peut pas être assurée et organisée par une seule loi ou par un règlement général, quel qu’il soit, il existe tout de même une coordination à ce niveau. Cette coordination juridique est l’une des deux caractéristiques qui font que l’apprentissage se déroule dans un système de dualité et non dans deux structures parallèles. C’est le droit civil qui relie les parties prenantes l’une à l’autre. Néanmoins, il y a les plans et les lois aux niveaux intermédiaires qui assureront la coordination des finalités et des activités didactiques.

4. Une brève typologie de la coopération au sein du système de la dualité

Il reste à considérer la coopération comme une seconde approche de la coordination. La coopération est à définir et à caractériser selon l’énumération systématique de Mintzberg à partir de la catégorie de l’ajustement mutuel. La coopération se déroule entre des acteurs différents afin d’assurer l’atteinte d‘un but spécifié auparavant. Elle peut être formelle, à la limite institutionnalisée même. Elle peut se produire aussi d’une façon informelle. Ce n’est jamais le contenu qui définit ou règle la coopération, mais davantage la finalité d’échanger entre acteurs. La coopération peut s’effectuer selon deux temporalités ; l’une spontanée et instantanée, l’autre planifiée, continuelle ou périodique, selon des temps plus ou moins longs.[9] Pour définir la coopération, nous pouvons aussi convoquer la question de l’intensité de la coopération (Euler 2003). Dans le cas d’une intensité faible de coopération, les acteurs partageront des informations à propos des leurs activités. Dans le cas d’une coopération plus forte, les acteurs pourront organiser des activités parallèles, voire veilleront à se répartir des tâches d’une manière systématique. Ces deux dimensions (degré de la formalisation, temporalités), les différences entre les protagonistes de la coopération acteurs (certains oeuvrant à l’intérieur du système, d’autres à l’extérieur) ainsi que les niveaux d’intensité nous permettront de découvrir les différentes configurations de la coopération.

4.1 La coopération pensée à travers les acteurs à l’intérieur du système de dualité : les enseignants

Les enseignants des écoles professionnelles vont coopérer tout d’abord avec les élèves, puis entre eux, et finalement avec les instructeurs en entreprise. La coopération avec les élèves est plus ou moins sous-entendue. C’est le quotidien du travail enseignant dans l’école. Sans doute que l’usage du terme de coopération pour qualifier les relations enseignants-élèves peut surprendre. Mais c’est bien d’une coopération dont il s’agit, dès qu’on cherche à prendre en compte les singularités d’apprentissage des élèves (Maturana & Varela, 1984). Mais ce n’est pas ce type de coopération qui nous intéresse, bien qu’elle soit de longue durée et institutionnalisé formellement par l’école professionnelle. Par contre, la coopération entre enseignants, notamment ceux des écoles professionnelles, a été un objet important de préoccupation dans les années 1990-2000. Les politiques éducatives ont exigé le développement d’actions pérennes de coopération entre les enseignants d’une même école. Jusqu’à cette période, on connaissait en Allemagne des modalités de coopération formelle dans le cadre de conférences pédagogiques traitant différents sujets ou s’adressant à des professionnels différents, membres de l’établissement scolaire. Cette coopération se déroulait selon une modalité informelle prenant appui sur des échanges plus ou moins spontanés et dont l’objet principal d’échange était du matériel d’enseignement ou des propositions didactiques. Traditionnellement, cette forme de coopération se met en place aussi lorsqu’il y a des échanges entre professeurs débutants et enseignants plus expérimentés. Il ne faut pas non plus oublier la coopération visant à échanger des conseils entre collègues fiables, au sujet , par exemple, d’élèves difficiles ou concernant d’autres problématiques tant organisationnelles que didactiques ou pédagogiques.

Depuis, les administrations scolaires exigent des professeurs qu’ils soient en mesure de participer à des enseignements en équipe, c’est-à-dire avec d’autres enseignants qui enseignent dans la même classe. Ces administrations invitent au développement de visites de classe et à une mutualisation des expériences. On parle ici officiellement de « critical friends » visant à soutenir les collègues dans l’amélioration de leur enseignement (Hameyer & Simon, 2003). Soulignons que l’un de ces auteurs, Simon, était fonctionnaire du ministère de l’Éducation du Schleswig-Holstein. L’enseignement était jusqu’alors une pratique reposant sur des interactions enseignants-élèves, dont la nature des échanges était souvent confidentielle. Aujourd’hui, les enseignants sont plus ou moins contraints de coopérer entre eux. Soulignons que cette injonction à la coopération peut favoriser les échanges d’informations et peut avoir des effets positifs sur les élèves. Mais elle peut aussi conduire à des pertes de spontanéité et de confidentialité, en raison de la crainte du contrôle de ses activités par un tiers dont on ignore, contrairement à celui d’un supérieur hiérarchique, la fonction, le rôle, le statut et les responsabilités dans l’organisation.

Malgré cette injonction au développement d’une coopération entre enseignants, le discours valorisant une coopération entre enseignants de l’école professionnelle et instructeurs de l’entreprise est aujourd’hui en Allemagne très dynamique. Ce discours se réfère aux singularités des logiques didactiques propres aux deux organisations d’apprentissage. Certains auteurs (Friedrich Schlieper, 1964) évoquaient déjà l’idée d’un parallèle entre les deux organisations d’apprentissage : « Prinzip der Parallelität ». Cette idée de penser les organisations d’apprentissage en parallèle persiste encore aujourd’hui. La pérennité de ce discours est aisément compréhensible. En effet, il peut sembler évident de revendiquer une coopération étroite entre les enseignants des écoles professionnelles et les instructeurs dans les entreprises. Si la coordination par planification, dont nous venons de parler, est peu présente, il convient donc de se tourner vers une coopération reposant sur les acteurs eux-mêmes. Le discours social sur la coopération porte principalement sur la coopération entre enseignants et instructeurs.

La coordination implique, quant à elle, que l’un des participants suive l’autre. Mais, étant donné qu’une classe peut contenir jusqu’à 32 élèves-apprentis[10], auxquels peuvent correspondre une à trente-deux entreprises, dès lors, qui suit qui ? Parmi ces entreprises dominantes, quelle sera celle sur laquelle les enseignants de l’école professionnelle orienteront leur enseignement ? De plus, en entreprise, les 32 apprentis ne seront qu’exceptionnellement chargés de tâches productives identiques à réaliser en même temps. Et si l’on changeait l’ordre des priorités, de sorte que les professeurs de l’école professionnelle battent la mesure et définissent ensemble le sens de la coordination ? Une telle revendication provoquerait un véritable scandale politique. Les entreprises ne voudraient ni ne pourraient la mettre en pratique. La fonction principale de l’entreprise est la production. La fonction formative est au second plan de leurs préoccupations. Comme il n’y a pas de possibilité d’organiser une coopération institutionnelle de longue durée, mais seulement des formes de coopération singulières et peu stables, l’idée de penser, en parallèle, les deux organisations d’apprentissage demeure aujourd’hui une question d’actualité.

Si nous pouvons admettre que la coordination échouera face aux impératifs de sa forme institutionnelle, la coopération, il reste que perdureront des échanges entre enseignants et instructeurs. Bien entendu ces échanges relèvent d’une forme moins explicite, moins intensive, plus informelle et plus spontanée. Nous pourrions considérer que cette forme de coopération se fait l’écho de la méthode des incidents critiques (Flanagan, 1954). Si l’un des apprentis échoue, soit dans les examens scolaires, soit dans les tâches en entreprise, ou s’il montre un comportement social particulièrement problématique, les membres de l’autre organisation d’apprentissage seront interpellés pour fournir leur évaluation de cet apprenti. Si l’on constate alors un accord et un consensus dans les deux observations et dans les deux évaluations, il conviendra d’intervenir auprès de cet apprenti afin de lui proposer des mesures appropriées.

4.2 La coopération pensée à travers les acteurs à l’intérieur du système de dualité : les autres, apprentis et instructeurs…

Les instructeurs en entreprise semblent coopérer entre eux, au-delà sans doute de la coopération entre les enseignants de l’école professionnelle. Pourtant, la coopération dépend des tâches de production confiées aux apprentis. Dans cette perspective, la coopération entre instructeurs est définie par les exigences de la production. La coopération entre l’instructeur et l’apprenti est également bien définie. Elle s’appuie sur une double relation. L’apprenti va soutenir l’instructeur dans son devoir de produire des biens ou des services de bonne qualité selon une quantité effective. L’instructeur, quant à lui, va instruire l’apprenti afin qu’il apprenne les procédés productifs tels que définis par le curriculum de formation. Du point de vue des apprentis, la coopération avec les enseignants sera déterminée par leur volonté d’apprendre. Il en sera de même de la coopération élèves-instructeurs. Dans le contexte de l’entreprise, les apprentis s’apercevront vite qu’ils coopèrent avec de futurs collègues selon les impératifs de la production. Les apprentis prendront conscience aussi que leur reconnaissance sociale dépend de la qualité de leurs relations dans l’entreprise, ces relations étant largement dépendantes de leurs contributions au succès de l’entreprise. Cependant, la coopération entre apprentis dans le cadre de l’école professionnelle est différente. Même si l’épistémologie constructiviste est présente dans les modèles et imaginaires éducatifs, il demeure que la coopération entre apprentis pendant les situations d’enseignement est peu encouragée, voire est interdite dans toute situation de formation certificative.

4.3 La coopération pensée à travers les acteurs à l’extérieur du système de dualité

Quoique les discours sur la coopération dans le cadre des politiques de formation professionnelle en Allemagne s’élargissent aux discours sur la coopération à l’intérieur même du système de formation, et surtout aux discours injonctifs sur la coopération entre enseignants et instructeurs, nous devons aussi prendre en considération des formes de coopération qui se situent à l’extérieur du système de dualité.

Les enseignants devront sans doute coopérer avec les décideurs. C’est la politique qui fait les lois et les textes, fondateurs des curricula et des plans d’apprentissage. Les chefs d’entreprise et les instructeurs seront aussi enclins à coopérer avec les décideurs politiques et chercheront à influer ainsi sur les exigences attendues quant à la formation dans leur branche professionnelle. Dans la mesure où une politique de formation est suivie d’un règlement, seule la coopération avec enseignants et instructeurs peut permettre d’aboutir à une organisation effective et efficace de la formation. On pourrait dire que, dans cette situation d’échanges entre enseignants et instructeurs (le règlement de lege ferenda), la coopération précède la coordination. Dans le cas où des commissions, portant sur la définition des curricula auxquelles adhèrent employeurs, employés et enseignants expérimentés souhaiteraient créer ou modifier des plans d’apprentissage, des groupes composés des mêmes représentants devront alors se constituer. Dans le cas d’une régulation décrétée (règlement de lege lata), la coordination précède la coopération.

Conclusion

La compréhension de l’essentiel du système de dualité ou du dual système ne peut se réduire à une image simpliste décrivant des relations entre institutions et organisations impliquées dans la formation professionnelle. Il est essentiel d’identifier les caractéristiques de deux organisations d’apprentissage. C’est la condition pour apprécier la possibilité de transférer ce modèle provenant de pays qui en sont les pionniers à d’autres pays. L’analyse de la gestion administrative et du pilotage du dual système fait apparaître deux approches organisationnelles différentes : la coordination et la coopération (Buschfeld, 1997).

Pendant que les débats sur l’évolution de la politique de formation professionnelle en Allemagne semblent prendre une tournure vive, la présence de deux conceptions du pilotage du système de dualité reposant sur deux organisations d’apprentissage semble faire consensus. Tout en revendiquant le développement de la coopération, les zélateurs de la coopération semblent méconnaître parfois le fait que la coordination est consubstantielle au système dual, non seulement sur un plan organisationnel, mais aussi sur un plan didactique.

Nous pouvons conclure que le fonctionnement du système de dualité de la formation professionnelle en Allemagne se fonde tout autant sur le pilotage par des mesures de coordination par planification que sur le pilotage par coopération entre acteurs. La coordination trouvera sa place principalement sur le plan de l’ingénierie des politiques de formation. La coopération se situera davantage dans l’ingénierie de formation, voire dans l’ingénierie didactique.