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Introduction

Relier, coopérer : l’alternance, enjeu pour un autrement éducatif

La reliance est issu d’un néologisme : « relier les connaissances » (Morin, 1999). Ce néologisme est conçu et suggéré pour connaître, penser, agir entre soi et autrui, pour produire ce que Simon (2004) nomme ce qui est « convenable » et pas seulement l’idéal (e). La co-opération, quant à elle, est censée produire l’organisation, dans l’entre-deux, de l’ordre et du désordre (Dupuy, 1982), dès lors qu’on s’applique à ne pas confondre deux dimensions fondamentales : l’opération-application et l’action-incertitude (Boudon, 2005). Cela interroge la pertinence des productions-constructions émergentes issues de ces processus en tensions. La qualité de l’alternance, ses conditions de viabilités, ses complexités[1], en dépendraient : apprentissages, artefacts, organisations, modes d’actions, productions et produits. Cela constitue l’hypothèse principale de ce travail et le fil rouge de ce texte. La notion d’émergence concerne les processus-produits liés aux phénomènes inventifs inhérents aux dynamiques non linéaires. Ce que l’on a appris de l’alternance « inventive », de l’alternance de sujets concepteurs et de sujet apprenants, et de résulats de recherches (Clénet, 2003, 2011, 2014) peut-être ainsi résumé : l’alternance est autorisée et rendue possible dans et par des cadres souples, ouverts, mais fermes, conçus en multiréférentialité, comme autant d’ingrédients susceptibles de créer les conditions de l’auto -co-organisation (Dupuy, ibid.). Dès lors, si l’intention de coopération est louable à première vue, pour autant, il s’agit d’en comprendre les fins, les pourquoi et les comment faire, mais aussi d’en penser les épistémologies et l’éthique aussi. Car nous savons aussi que la coopération prise en elle-même ne constitue en rien un gage de qualité. Si elle peut générer des reliances, leurs sens peuvent être différents et plus ou moins pertinents.

À la suite et à partir de plusieurs expériences au long cours d’accompagnements institutionnels et de recherches[2] associées visant à introduire des transformations de l’alternance, notre attention s’est portée ici sur la manière dont des acteurs y coopèrent dans l’action constructive et productive de conceptions et d,apprentissages associés. Ces coopérations s’inscrivent dans un entre-deux de l’ordre institué et des désordres vécus, tournés vers la production d’une organisation à rendre qualitativement convenable, c’est-à-dire conçue par eux, à partir d’un rationnel devenu « raisonnable » (Ladrière, 1999). Comme la notion d’émergence, la notion de raisonnable s’inscrit épistémologiquement dans un mode de pensée constructiviste qui peut être traduit dans un cadre social souple et ouvert, ou considéré comme tel, par les sujets-acteurs. Dès lors, le raisonnable autorise potentiellement l’invention. En effet, il est fait de rationalités humaines signifiantes qui engagent vouloir, pouvoir et décider en faveur de pratiques pragmatiquement transformées par des actions réfléchies, appropriées, et pour des fins légitimées « Cela peut se réaliser pour peu que les situations créées, représentées, vécues, s’y prêtent, pour peu aussi qu’elles autorisent les sujets à rester relativement maître de leurs vouloir, de leur pouvoir et de leur décision.

Mais au-delà de la déclinaison de ces quelques balises théoriques, épistémologiques et pragmatiques, il s’agit désormais de monter d’un cran pour traiter une question fondamentale qui s’inscrit dans l’une des idées fondatrices de l’alternance : vouloir réconcilier (relier) l’école et la vie (Houssaye, 1987). Nous ajouterons une autre idée, celle de pouvoir réconcilier (relier) des apprenants avec l’école et la vie, via des organisations et autres artefacts et interfaces pertinents. Il s’agit d’une intention majeure si l’on aspire à une alternance viabilisée et rendue viable, au-delà de conceptions parfois un peu étriquées et en prenant garde de ne pas convoquer des artefacts parfois réducteurs.

Dès lors, il s’agit de suggérer réflexivement quelques repères conceptuels modélisés à la suite de travaux de recherches engagés pour répondre à trois questions épistémologiquement majeures s’il s’agit de penser l’alternance.

  • Comment concevoir et mettre en oeuvre l’alternance éducative autrement, conçue à l’aune des pratiques de coopérations et des reliances potentielles dont elle est porteuse ?

  • Comment comprendre, décrire et produire des formes d’alternance en faveur de reliances verticales inversées (du niveau micro vécu au niveau macro ordonnateur) et de reliances horizontales partagées (entre coopérations et co-actions) ?

  • Comment créer des situations complexifiantes, susceptibles de générer des reliances et des coopérations intra et inter sujets-acteurs-organisations.

Tout en portant une grande attention aux concepts et aux conceptions, nous tenterons de montrer comment les réponses apportées, bien que théorisées et provisoires, mais déjà expérimentées, contribuent à produire des apprentissages et de la connaissance sur la formation et ses ingénieries possibles.

1. Des conceptions de l’alternance en tensions : déliances et reliances

L’alternance s’inscrit majoritairement dans des politiques et des pratiques de formation finalisées par des intentions de professionnalisation. Il n’en reste pas moins que sa légitimité socio-éducative et humaine réside avant tout dans sa pertinence éducative et formative eu égard notamment aux apprentissages humains et aux transformations qu’elle autorise, ou pas. Au risque de dresser un tableau assombri de l’alternance en formation, nous pointons ici des points de tensions parfois déliant.

1.1 L’alternance pensée et agie entre le prescrit, le construit et l’appris

L’appris est ce qui contribue au développement des potentiels humains. C’est ce qui autorise l’éducation, suscite la formation et facilite l’insertion socio-professionnelle. Pour ce faire, l’expérience montre que l’alternance se doit d’être équilibrée afin de produire une interface (l’organisation alternance) de qualité. Cette qualité s’exprime par l’acte de concevoir en tensions, entre d’une part, l’institutionnel prescrit, l’organisationnel et les modes d’interventions à construire, et, d’autre part, la pédagogie à inventer et les apprentissages humains à produire. Depuis quelques années déjà, nous avons montré (Clénet, 2005, 2009) que la qualité de l’alternance résulte d’abord de la pertinence des représentations et des conceptions des sujets-acteurs, conceptions plus ou moins réfléchies, néanmoins mises en oeuvre, avec ses effets discutables, aux différents niveaux de ses ingénieries, de ses politiques, de ses organisations, de ses pédagogies. Mais actuellement, malgré des initiatives originales marquantes[3] qui ne trouvent que trop peu d’échos politiques, les conceptions de l’alternance restent majoritairement descendantes et transmissives, prescriptives et linéaires tant dans leurs formes que dans leurs contenus. En privilégiant presque toujours le prescrit, lui-même pas toujours pertinent, ces conceptions prennent le risque d’une organisation mono-finalisée assez peu mobilisatrice, mettant ainsi, entre autres conséquences, nombre d’apprenants hors jeux. On dira que ces conceptions majoritairement ancrées dans des formes rationnelles substantives[4] restent empreintes de formes traditionnelles issues d’un système éducatif à la française, plutôt centralisé et descendant, hétéro-centré sur les savoirs et ignorant souvent l’expérience.

Par ailleurs, les trois niveaux macro-méso-micro convoqués et parfois utiles pour nommer commodément l’alternance (pour dire vite : les niveaux politiques, organisationnels, pédagogiques) reposent sur des conceptions parfois inopportunes (en intra niveau). Cette construction montre des signes flagrants de déficits ou d’absences d’interactions (en inter-niveaux). Par exemple, on a souvent observé que :

  • Le premier niveau (macro) est fortement marqué par des représentations idéalisées, parfois idéologisées, amplifiées par des politiques parfois contradictoires, presque toujours injonctives et souvent inconstantes (Cf. par exemple les hésitations des politiques de l’apprentissage en France). Au niveau organisationnel, ces représentations génèrent d’abord la complication puis rapidement, au niveau symbolique, voire politique (d’entreprises) une perte de confiance, et une très nette diminution des effectifs. Il s’agit de déliances politiques et symboliques.

  • Le deuxième niveau (méso) s’inscrit souvent dans des cadres prescriptifs quasi fermés prenant la forme, ou étant perçus comme tels par des opérateurs un peu avertis, de dictats pédagogico-didactiques, là où la possibilité d’invention est considérée comme étant presque nulle. Ces cadres prescriptifs s’illustrent souvent dans le cadre de programmes cloisonnés constitués de savoirs disciplinaires, d’évaluations et d’ordres pré-donnés). Ils sont repris parfois de manière applicative et linéaire en l’absence d’autres référents de l’alternance que ceux hérités de l’enseignement traditionnel. Il s’agit ici de déliances temporelles. À quelques exceptions près, c’est le cas de nombre d’écoles d’ingénieurs ou d’institutions universitaires de soins-santé que nous avons côtoyées lors de formations-accompagnements à l’ingénierie[5].

  • Le troisième niveau (micro) s’illustre aussi par des non-reliances . Par exemple, on y use majoritairement du principe de transmission de savoirs disciplinaires et théoriques, dont on nous avons pu constater à maintes reprises qu’ils sont difficilement intégrables par les apprenants eu égard aux situations vécues et à l’expérience non valorisée, ni même reconnue. L’apprenant éprouve alors un sentiment de non reconnaissance, voire d’inutilité. Quand cela concerne des apprenants déjà exclus du système scolaire, certains d’entre eux ont le sentiment d’y redoubler, le tout vécu en plus difficile encore qu’à l’école d’avant, car il faut aussi concilier cette réalité avec les attentes de l’entreprise. Ces vécus sont exprimés parfois douloureusement sous la forme de double-contraintes et aboutissent à un dégagement soit de l’école, soit de l’entreprise ou à l’abandon des deux. Souvent, les apprenants posent la question de l’utilité, de la quantité et de l’opportunité des savoirs à apprendre. Non pas qu’ils les refusent ou qu’ils ne veulent pas les apprendre, comme on l’entend dire parfois injustement, mais parce qu’ils n’y trouvent que peu ou pas de sens, eu égard à leurs expériences de vie et/ou au travail. Déliances entre les formes de savoirs conduisent à la perte de sens. Car apprendre en alternance, c’est d’abord « apprendre en situations » (Maubant, 2013). Nous y ajoutons volontiers apprendre « des » situations, en pointant la nécessaire dimension réflexive à porter sur ces espace-temps que sont les situations pour produire un tiers englobant, celui de la connaissance (principe dialogique). Tout cela constitue un enjeu, toujours finalisé et majeur, de reliances à établir entre des formes de savoirs multiples et hiérarchisés pour le sujet, de reliances possibles entre soi et autrui, entre des activités situées et des contextes, entre l’action et la réflexion. De ces reliances potentielles actualisées, ou pas, émergent des sens différents : sens comme direction (vers où je vais ?), sens comme signification (comment et pour-quoi faire ?), sens comme sensibilité (satisfaction, plaisir et motivations ou bien ?). On a aussi observé que, malgré des efforts louables, que ce soit par des initiatives heureuses ou le suivi de modes toujours passagères, la pédagogie inversée, itérative et récursive « faire pour comprendre et comprendre pour faire », reste le parent pauvre de l’alternance. On y enseigne très souvent le savoir d’abord, tout simplement là comme ailleurs, sauf que l’enseignement y est à la fois double et dédoublé entre l’école et l’entreprise (voire plus largement avec celui de la vie en général), ce qui complique largement les choses pour l’apprenant, par effet d’encombrements et de non reliances. Plus globalement enfin, nul besoin d’être un fin observateur pour constater qu’aux trois niveaux déjà cités, la coopération n’est pas automatique, et que les pratiques existantes ne garantissent pas la qualité des formes produites. La qualité des reliances est intimement « liée » à leurs complexités[6]. À ne pas confondre dans le sens commun souvent admis de la complication qui n’est autre qu’une multiplication infinie de processeurs qui produisent des effets le plus souvent inverses à ceux attendus et, à tout le moins nombres de contreproductivités structurelles (encombrement), organisationnelles (complications), humaines (perte de sens).

1.2 Complexités des reliances : l’engagement conscientisé des sujets — acteurs

Ces conceptions en tensions de l’alternance montrent qu’elle reste, dans nombre de cas, déliée, artificialisée, descendante et seulement opérative. Le problème est que les acteurs opérateurs ne disposent pas forcément des clés pour penser et faire autrement. Systèmes d’idées et systèmes d’actions sont trop souvent simplifiés. Ces systèmes sont parfois impertinents, parfois aussi paradoxalement trop compliqués. ils ne semblent pas correspondre aux complexités vitales, ce que nous nommons les implexités, inhérentes à tout sujet apprenant et à toute organisation en général et à toute organisation en alternance en particulier. Lorsque la qualité formative est là (Clénet, 2005), ces implexités se caractérisent notamment par l’engagement conscientisé des acteurs individuels et collectifs dans des situations particulières (sujet-projet-activité-contexte-temps) et par une certaine volonté de pouvoir penser et agir en conscience. Tout cela fait qu’un sujet apprenant, concepteur, responsable de ses actes, agit en propension vers des coopérations et des reliances actives : relier des connaissances et produire des savoirs ; relier des expériences et produire des artefacts originaux ; relier des institutions et produire des organisations convenables. L’enjeu de l’alternance consisterait alors à produire une organisation finalisée utile et en cohésion avec la vie de l’Homme qui, dans ce cas précis, est pensée pour apprendre et contribue à apprendre pour penser et agir. L’alternance serait alors un processus inversé, récursif et itératif à la fois, inscrit dans des temps et des temporalités variables. Si, par exemple, la pédagogie mobilisée dans les formations par alternance, n’intègre pas des processus temporels à géométrie variable, les temps et temporalités de l’école, de l’entreprise et du sujet, l’interaction sujet-situation est rendue difficile, les apprentissages appauvris, l’engagement du sujet dans la formation, peu actif ou seulement mono-finalisé. Une des façons de revenir à cette formation réhumanisée conssite à la reconnaissance et à la prise en compte de la complexité humaine. Elle constitue le propre du vivant. Ce vivant est fait de reliances.

1.3 Reliances, relier, comment et pour-quoi faire ?

Des conceptions réhumanisées de la formation invitent et incitent à revisiter une manière plus reliante de penser, de construire et d’agir en et par l’alternance, y compris par la mobilisation de la recherche scientifique. Ces conceptions invitent à concevoir l’alternance de manière originale, en rapport avec ses origines faits d’entre-deux. Et, nous dit Sibony (2003), « l’entre-deux se révèle être un passage ou une impasse, selon que ce qui se joue dans cette épreuve se révèle acessible ou pas à une sorte de partage ». Et au-delà, ces conceptions réhumanisées de la formation incitent à penser des sciences de la conception où l’Homme est concerné, certes, mais surtout où il est engagé. Dans une dimension épistémologique de la recherche scientifique, c’est le sens donné ici aux sciences d’ingénieries, entendues comme des sciences de conceptions. À chaque niveau de conception de l’alternance, il s’agit de complexifier les auto-co-références humaines telles les représentations, les croyances, les connaissances, et, en général, les systèmes d’idées et d’actions, afin d’accompagner l’Homme (le sujet-acteur) dans ses tâches d’organisation, d’apprentissage, de coopération, de complexification de ses conceptions pour relier, pour penser la formation pour/par celui qui la vit et qui apprend. L’ordre majoritaire actuel des organisations et des systèmes, qui semble s’affirmer, conduirait davantage à délier, à séparer, voire à sur-compliquer l’organisation. Une autre forme plus complexe d’organisation, davantage biologisée et humanisée, correspond à des grands apprentissages forcément inscrits dans des temporalités longues et singulières, trop souvent ignorées par les dispositifs de formation en alternance. Pour tout sujet concepteur ou apprenant, cela exige un niveau élevé d’intériorisation et de conceptualisation des actions réalisées. Cela semble faire défaut, parfois, aux niveaux des formes actuelles de l’alternance. Là où refaire ce que d’autres ont déjà fait n’y suffit manifestement pas. Dès lors, dans l’alternance, chaque sujet apprenant, ingénieur, politique, est confronté à des développements à effectuer dans des conditions paradoxales. On a souvent observé les tensions vécues où chacun est pris entre une « clôture opérationnelle » sur lui-même, traduction de ses auto-références et donc aussi de ses propres limites pas toujours re-connues, et un « couplage structurel », à la fois contingent et rendu nécessaire (Varela, 1989), mais pas toujours rendu effectif par effet de volonté et/ou de capacité (pouvoir-faire). Chez les concepteurs par exemple, ce mouvement d’ouverture reste le plus difficile à susciter pour générer des reliances par des interactions choisies vs subies, en tensions entre soi et autrui, avec des environnements sociaux, organisationnels, matériels et symboliques à élargir, à construire dans des temps et selon des formes temporelles variables, dont les plus longs sont souvent les plus utiles. Devenues peu compatibles avec les temps modernes de l’urgence, celle des temps courts et de l’immédiateté, les interactions qu’il conviendrait de générer sont autant de reliances à établir par des coopérations à réinventer tendues entre actions et opérations.

2. Co-opérer ? Mais que signifie « opérer » ?

Coopérer est une co-action finalisée notamment dans l’alternance. Il est aisé de constater que la finalité, éducative est plus ou moins élucidée et partagée par les acteurs. Cette finalité ne peut prendre appui sur des méthodes pour construire des artefacts organisationnels et didactiques aux contours trop incertains. Si la coopération est le cadre quasi institué de l’alternance en formation, le sens de la co-opération et de l’opération doit aussi être pensé selon les finalités et les processus.

2.1 Distinguer conceptuellement « actions » et « opérations »

L’action et le faire (faire de facere : faire justement et à propos) posent la question des origines et des fondements de fonctions complexes telles que diriger, organiser, concevoir, apprendre. Cette approche de la l’action s’oppose à d’autres conceptions qui voudraient que la seule description de l’action, son identification et la formalisation de ses opérations (dire, nommer et référencer les théories professées, les référentiels de compétences, les méthodes à appliquer, les actions observées transformées en opérations) suffirait à prédire, à prescrire et à garantir le sens et les développements de l’action et du faire. Aussi, nous suggérons de faire une distinction entre d’une part, l’action, située à l’origine et qui génère des processus originaux (Boudon 2005), et, d’autre part, les opérations faites pour appliquer des processus identifiés pré-établis. Cela interpelle directement la co-opération car dans ce dernier sens, l’opération serait conçue comme une procédure standardisée faite pour programmer, déterminer et gouverner le sens de formes ou de systèmes déjà-là ou pré-pensés. Or, l’action procède d’abord du singulier (sujet-acteur), du particulier (situation-contexte), et d’un moment unique fait de « temps rassemblés ». Dans un cadre fermé, l’action produit des singularités-particularités. Elle peut alors être radicalement considérée comme une déviance ou comme une résistance, ou encore comme une erreur qui nécessite correction eu égard aux prescriptions ou aux attentes. Des contrôles critériés, eux-aussi programmés, jugeront ces processus-produits comme non conformes au cadre établi, alors qu’ils sont peut-être la réponse ou mieux encore, l’invention du convenable, voire du raisonnable.

Sans vouloir totalement opposer ni radicaliser ces deux faces reliées (opérations et actions) de la même fonction (co-opérer), il convient cependant de s’interroger sur ce qui vaut pour diriger, pour concevoir et pour apprendre. Conviendrait-il seulement de commander l’action, ou de dire avant comment opérer, voire comment co-opérer pour suivre tel ou tel programme ? Ou de réfléchir l’action, la comprendre et l’intérioriser ? Ou de penser la conception pouvant convenir localement et être reconnaissable socialement ? Ces deux faces enchevêtrées (opération-action) de la co-opération traduisent les complexités de l’ingénierie de formation et celles de l’action vs opération de l’ingénieur-concepteur. S’agirait-il d’appliquer simplement des modèles « tout fait » ou reposant sur des conceptions trop simples, comme opérer, voire coopérer, sans vouloir ajouter davantage de précisions de sens ? Ou de concevoir avec d’autres ce qui convient localement comme agir avec et autrui en situations ?

Co-opérer et/ou co-agir ? Il convient d’interroger aussi le sens et les finalités de la coopération et la qualité des reliances induites.

2.2 Coopérer, comment et pour quoi faire ? Entre application et invention

En nous inspirant de Simon (2004), nous proposons une modélisation de la co-opération autour de deux formes de conceptions ingénieriques, cela dans une version théorique posée ici, seulement en apparence, de façon binaire et radicalisée. Proposée à l’origine avec huit critères (Clénet, 2005), nous en présentons trois, à titre d’exemple et d’illustration de notre modélisation. Penser l’ingénierie de formation conduit à réfléchir aux «génies» de la formation et de l’alternance.

Tableau 1

Modéliser les génies de la formation et de l’alternance

Modéliser les génies de la formation et de l’alternance

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Mais on ne peut en rester à ce modèle binaire probablement utile dans certains domaines productifs très ciblés, là où l’opération-application est rendue nécessaire, pour fabriquer un médicament par exemple. Ce modèle est tendu entre l’ordre applicatif et le désordre inventif. Dans l’idéal, un autre modèle reste donc à produire par les concepteurs. L’expérience a montré que cela s’impose qualitativement si l’on s’adresse à autrui dans les métiers du vivant humain. En théorie, on dira que cet autre modèle peut être construit au moins de trois manières.

  1. Il peut être construit de manière plutôt originale en prenant pour référent le pensé et le situé localement ; le plus souvent complexe et riche, tel qu’il est produit par les concepteurs. Cette première mamnière de penser et de faire cet autre modèle présente le risque de conduire à la marginalisation. Très rarement reconnu socialement, lorsque le modèle est pris en exemple pour être étendu, ça ne marche plus, car l’ordre local réinventé ne peut rien aux désordres globaux et sociaux.

  2. Il est possible d’appliquer radicalement des modèles déjà-là . Cette seconde manière de penser et de produire cet autre modèle présente alors le risque d’exclusion ou de non adhésion. Il peut ne pas avoir de sens pour les différents acteurs concernés. Pour les concepteurs, un tel modèle ne génère guère d’ouverture en faveur d’inventions « sociales ». En cela, il risque de rester impertinent.

  3. Enfin, il est possible de considérer que le modèle à inventer est le produit d’une invention réfléchie comme un tiers à construire, un entre-deux original englobant et reconnaissable socialement. Ce nouveau modèle constitue alors un tiers entre l’ordre et le désordre, qui tente de relier le local (le désordre) au prescrit (l’ordre). Les expériences montrent qu’il est porteur de conceptions qualitatives qui tiennent dans le temps et qui rendent le plus de services humains. Il intègre une double dimension d’invention d’un projet original dans un respect relatif de l’ordre établi.

Ainsi, les représentations et/ou les postures adoptées par les concepteurs de modèles, à partir de la prise en compte de référents prescrits (adhésion, application et/ou prise de distance) jouent un grand rôle quant à la qualité des organisations de formation conçues en alternance. C’est par la posture conceptuelle et opérationnelle que les concepteurs de modèles d’ingénierie par alternance vont faire jouer leur capacité au discernement entre la valeur relative des cadres prescrits et la qualité des situations, comme autant d’artefacts plus ou moins originaux, inventifs, mais surtout rendus convenables, viabilisés, viables.

En résumé, nous observons que trois choix s’offrent à eux : concevoir l’artefact en fonction du cadre prescrit, pensé par d’autres, avant et ailleurs ; concevoir l’artefact en fonction des projets, des besoins et/ou des usages des sujets et des contextes locaux ; ou bien encore concevoir l’artefact comme un tiers-projet initié par et pour les sujets. Cette situation est souvent vécue de manière anxiogène par les concepteurs de formation sous la forme de doubles contraintes. Car ils n’imaginent pas toujours les possibles offerts par l’entre-deux. Cela génère parfois des tensions difficiles à assumer et des exclusions par effets-retours des non-reliances. Le principe de « discernement » seulement évoqué plus haut, fait aussi d’attention prudente (la phronesis) et de retenue, surtout quand il s’agit d’autrui, peut aider à comprendre ces apparentes contradictions. Dans un premier temps, une réponse qualitative consiste généralement à prendre le parti de satisfaire d’abord les sujets et les situations, à respecter leur dignité aussi, puis à rendre compte du politiquement correct aux donneurs d’ordre en fonction des cadres prescrits et des résultats attendus selon le principe d’une stratégie dédoublée. Cette posture comprise et dédoublée rassure et génère souvent l’adhésion. En effet, l’argument décisif reste le plus pragmatique . Mais contrairement aux idées souvent admises, il reste que la viabilité du système est intimement liée à la qualité des actions vécues et pas seulement à celles des opérations prescrites à appliquer. Nous y ajouterons un argument éthique un peu plus loin. Le modèle dialogique (Morin, 1999) devient une réponse possible, ce qui suppose, pour le concepteur de formation, une lecture distanciée, dédoublée, englobante, dialogique ainsi que de singulières capacités à différencier-coordonner-intégrer (Le Moigne, 1990). Cela reste à travailler, bien sûr, et l’investissement public, ou la commande publique, c’est selon, pourrait aussi comprendre et agir sur cette dimension. Elle pourrait aussi adopter une éthique de la conception qui suggère un minimum de « retenue » eu égard à des commandes parfois déplacées et à des attentes démesurées formulées pour et à la place d’autrui, pour des raisons diverses qui n’ont pas toujours à voir avec les apprentissages humains et leurs développements. Il convient qu’autrui puisse bénéficier d’un autrement pédagogique plus proche des situations qui l’aide à apprendre en reliant expériences, consciences et savoirs d’origines différents.

2. 3 Le travail du concepteur : créer des artefacts complexifiant, propres aux situations

La complexité de la connaissance est affirmée dès lors que l’on considère qu’elle résulte des interactions productives propres aux génies humains actifs et réflexifs, en situations , dans l’alternance comme ailleurs. Les interactions et leurs produits ne sont pas prédictibles eu égard au double principe d’enaction et d’émergence. Elles restent aléatoires et ne peuvent être réduites à l’idée d’un programme fermé quelque soit son nom ou sa nature. De même, les productions de l’ingénieur-concepteur de formation (artefacts symboliques, organisationnels, matériels) ne peuvent être réduites à des programmes ou à des référentiels. Quand elle existe, cette croyance somme toute assez naïve d’une continuité entre programme et réalisation révèle bien souvent des intentions ou des fantasmes de maîtrise totale au demeurant contre-productives et contre-qualitatives, car trop vastes et ambitieuses, souvent inopportunes par excès de complications. Dans cette perspective, que ce soit l’apprentissage en situations, la connaissance produite ou l’activité d’ingénierie de formation, rien de tout cela ne peut être seulement transmis ou donné, pas plus qu’un modèle ne peut être seulement appliqué en raison des apprentissages et des constructions situées. Quelque soit sa finalité, cognitive, active, productive, la connaissance procède du complexe. Dans l’alternance, la connaissance est une activité cognitive enracinée et couplée avec des faire, au sens du fameux « facere »[7] déjà évoqué. Le sujet agit et pense en et à partir des situations. La cognition est aussi action incarnée. L’apprentissage devient aussi enaction (Varela, 1993). L’expérience, la prise de conscience, la connaissance et le pouvoir d’agir s’y enchevêtrent pour contribuer à l’émergence d’un nouvel ordre personnalisé toujours produit dans des temps longs et singuliers. La connaissance peut y être amplifiée par des bouclages récursifs, temporels, si des ressources expérientielles, théoriques, éthiques, autorisent la réflexion tout en faisant, et à un second niveau d’abstraction réfléchissante (Piaget 1974) autorisant de nouvelles productions complexifiées. L’expérience et la connaissance, ainsi agies, formalisées, réfléchies, produites et modélisées, peuvent être transformées en « savoirs », reconnaissables dans un cadre professionnel et social élargi, plus ouvert. Le travail du concepteur de formation consiste à faciliter les conditions de ces émergences en créant des situations et des outils pédagogiques reliant, spécifiques à l’alternance[8]. Il s’agit d’outils à penser et à construire. Car l’alternance de qualité ne s’accommode guère des modes passagères, pas plus que de standards et de reproductions. Il convient alors de faire sa place à l’émergence et aux situations qui la suscitent.

3. Le paradigme de l’émergence

L’émergence constitue la propriété dynamique la plus fondamentale des systèmes conçus et pensés comme complexes. On peut comprendre cela si l’on considère comme tel un système apprenant ; celui ou celle, l’apprenti(e) par exemple, qui apprend en et des situations à des fins de… On peut aussi parler d’émergence dans les systèmes ouverts. Certaines pédagogies et/ou organisations autorisent et reconnaissent la variété des façons d’apprendre et la production des savoirs[9] sans préfigurer des formes actualisées, dès lors qu’on « entreprend d’apprendre » (Desroche, 1990).

3.1 Les dynamiques et les propriétés de l’émergence

L’émergence procède d’une complexification d’une organisation, c’est-à-dire de l’augmentation et de la variété de ses implexes organisateurs. Il émerge alors de nouvelles fonctions ré-organisatrices vers un niveau d’ordre enrichi, supérieur à celui existant. Mais ce nouvel ordre reste par essence quasi-imprévisible, ce qui est assez inconfortable dès lors que le but affiché en est la maitrise ou plus précisément la prise en considération d’objectifs hétéro-déterminés, une commande en somme, qui reste le mode dominant de la gestion de l’alternance. L’émergence se manifeste par un enrichissement du système vivant à partir de ce qu’il est, l’apprenant ou l’organisation et par l’avènement inattendu d’un ordre bien au-delà des conceptions souvent admises qui suggèrent de nouvelles formes, imposent des modèles tout faits ou multiplient les « savoirs ». Par exemple, on ne peut en aucun cas savoir ni prévoir quand et comment, l’enfant deviendra maître de sa bicyclette ou quanr un apprenti maîtrisera un tour de main. Pas plus qu’on ne peut prévoir quand équipe éducative va décider de s’engager dans la transformation de ses pratiques, ni quand la prise de conscience va se faire, ni même quand seront déployées les formes d’actions choisies. Ces apprentissages procèdent tous, à leur manière, de différenciations, de coordinations, d’intégrations progressives, biologiques, physiques, cognitives, affectives, organisationnelles, politiques, d’où émerge un nouvel ordre ré-organisateur. Cela, nous l’avons observé auprès des équipes d’ingénieurs et auprès de cadres de santé engagés dans la transformation de leur modèle d’alternance, là où chacune des équipes choisissait, après mûre réflexion, sa clé d’entrée « reconstructive ». Imposer de l’extérieur une démarche uniforme génère le plus souvent un échec à l’opposé d’une conception permettant de sortir des solutions stéréotypées. Chaque équipe acquiert le pouvoir de changer son organisation et ses conceptions. Nous avons particulièrement éprouvé cela en travaillant avec plusieurs équipes de formateurs en soins infirmiers réfléchissant à des pratiques pédagogiques inadaptées, contestées à la fois par les apprenants et par les formateurs, parfois par les concepteurs de formation eux-mêmes. À la suite d’un travail réflexif de plusieurs mois, ces collectifs ont compris que la formation en soins infirmiers n’était pas seulement réductible à l’application d’un programme bien défini comme ils s’évertuaient à le faire. Ils ont compris aussi que nombre de déboires éducatifs et de malaises humains dont ils étaient victimes en résultaient : des responsables insatisfaits, des résultats, des formateurs déçus par le climat éducatif, des apprenants peu motivés. Un accompagnement de longue durée a été nécessaire pour comprendre collectivement qu’aux origines étaient d’abord les déliances entre différentes formes de savoirs. Cela générait un sentiment de non-reconnaissance de la part des apprenants-étudiants eu égard aux situations hautement sensibles vécues en stages (reconnaissance humaine, bio-cognitive, active, expérientielle). Dès lors, un travail individuel et collectif tendu vers des projets plus ouverts, viables, était nécessaire. Il fallait aussi apprendre la coopération pour réinventer le « convenable ». Si cet exemple peut paraître tout à fait banal, on ne comprendra jamais assez combien le travail humain, effectué pour arriver à ces différenciations et ces nouvelles formes de reliances et coopérations, est lourd, long, difficile, coûteux et humainement risqué. Il en coûte beaucoup d’énergies aux sujets engagés, beaucoup de temps aussi, pour délier-relier et reconstruire, cela dans un contexte de formation de plus en plus cadré, si ce n’est fermé. Ainsi, l’émergence peut se produire à partir d’une nouvelle règle simple (un nouvel implexe). Dans ce cas précis, s’évertuer à apprendre de, à connaître et à reconnaître les apprentis-étudiants comme des sujets pensant et agissant en situations, telle était la grande conclusion formulée par les participants à ces actions lors de l’évaluation finale. Ainsi, nous tentons de montrer que l’émergence se produit quand les systèmes organisés restent « ouverts »[10] à des usages humains et dignes de la formation, c’est-à-dire autonomisant pour l’humain.

3.2 L’action autonome des sujets, aux origines de l’émergence

Si le funambule tient sur son fil, si l’enfant apprend la bicyclette à son âge, à son rythme, à son heure, à sa façon, à son occasion, si l’apprenti maçon, infirmier ou ingénieur apprend et peut progresser, c’est toujours grâce à ses propres ressources, même quand il est aidé en cela. Ce qui n’est ici à première vue que truisme, nous rappelle que chacun(e) mobilise ses ressources singulièrement ; chacun(e) produit sa forme, y compris en situation contrainte. On oublie parfois cette évidence quand on programme pour autrui, y compris avec les meilleures intentions du monde. Aussi, le concept d’ouverture convoqué plus haut peut désormais être associé à celui de souplesse. Nous entendons par là une souplesse que requièrent les qualités intrinsèques du sujet et/ou de l’organisation pour apprendre et se développer. Ainsi, l’émergence est souvent générée paradoxalement par des principes simples, mais puissants (paradoxalement à partir de points fixes utilisés souplement, tel le funambule), dès lors qu’ils sont compris, voulus, activés, intégrés. C’est à partir de ces points fixes appropriables, que peuvent être générés des actions singulières autorisant les apprentissages. À la manière d’un rond-point, ils deviennent des générateurs de processus, des implexes (Valéry, 1979), constituant l’essence de processus auto-organisateurs. À partir du point fixe, il s’agit de se situer, de voir global et local, de voir spatialement, temporellement, d’évaluer et de décider dans l’instant d’un comportement approprié (responsable/respectueux/en retenue) à l’intérieur d’un cadre qui autorise de nouveaux possibles tout en jouant avec les règles établies. En effet, l’usager du rond-point, malgré les libertés relatives dont il dispose et/ou qu’il s’approprie, respecte toujours le cadre, sans reproduire pour cela un algorithme de passage. Cette conception de l’émergence, entendue ici comme la production en propre de processus de productions aléatoires de la connaissance, reste en tensions avec une conception déterministe et prévisible du monde. Cette conception réductrice que la première cybernétique Wienerienne avait pensé, fait semble t-il, la part trop belle au gouvernement d’un système par ce qui lui est extérieur, en postulant que ses apprentissages puissent être fondés seulement sur un contrôle extérieur des entrées et des sorties. Dans les sciences de la commande, l’apprentissage y est ou serai toujours dirigé, a priori . Il repose sur des hétéro-référenciations indiquées par des cadres extérieurs souvent incompris par les sujets au regard des pratiques observées. Des théories, moins connues, montrent l’inverse. En effet, le principe cybernétique de second ordre chez von Foerster (2006), reconnaît au système vivant connaissant et agissant, le pouvoir d’exercer ces (ses) contrôles, mais en propre, en se fiant à ses autoréférences. Cela appelle une organisation qui accorde un réel statut à la confiance et à la reconnaissance, sinon, à l’autoréférence. Ses produits, même géniaux, y sont considérés comme des erreurs, pour peu qu’elles n’entrent pas dans l’ordre établi ou les résultats attendus. Cette conception autoréférée conduit à admettre que plus un système est autonome, moins son comportement devient prévisible et moins on peut le trivialiser. Dans l’alternance, cela peut expliquer entre autres raisons, nombre d’abandons d’apprenants, parfois déjà rejetés avant et par ailleurs, voire de rejets de l’alternance par des entreprises qui ne s’y voient pas ainsi, par défaut de compréhensions de ce qu’ils, elles, sont, par défaut aussi de reliances possibles et de coopérations utiles, par trop d’injonctions, par défaut de partages, ou par excès de complications. Savoirs, pouvoirs et pouvoirs-faire non partagés, défauts de reliances, conduisent à pas ou peu d’émergences constructives. Cela invite à reconnaître qu’un système vivant et relativement autonome (sujets, organisations-activités-finalités) ne saurait apprendre ou coopérer seulement sur commande grâce à la mise en place de référents majoritairement activés de l’extérieur, même s’ils semblent quasi-parfaits en apparence, soumis au crible d’une certaine forme de qualité décrétée. Les formes d’alternance empreintes de ces déterminismes conceptuels, ingénieriques et formatifs s’intéressent seulement à une sorte d’isomorphie postulée a priori, entre d’une part, un cadre plutôt fermé dont on recherche l’introuvable perfection doublée d’une volonté de transparence totale en correspondance avec le vocabulaire et les pratiques en vogue et,d’autre part, les compétences et/ou les savoirs référencés à acquérir , les performances à optimiser , les normes à respecter, les contrôles à systématiser. Si l’on peut admettre une relative utilité sociale à ces conceptions ordrées, encore faut-il s’interroger sur leur forme et leur nature, leur qualité et leur utilité. Il devient trop clair que cette recherche éperdue d’isomorphie entre des imaginaires attendus-prescrits et des produits finaux, ce qu’on nomme parfois la qualité, se traduit concrètement par une indifférenciation et une continuité quasi totales entre des sujets apprenants non reconnus et des offres standardisées et mono-finalisées de formation. Il s’agit donc d’oppositions nettes entre vies et artifices, autrement dit des déliances entre systèmes naturels et qualités relatives des systèmes artificiels, des ruptures entre qualité des artefacts et apprentissages humains, en quelque sorte des impertinences.

3.3 Un modèle inversé, celui de l’émergence : peu de processeurs et de multiples processus

Notre proposition vise à concevoir l’alternance et ses ingénieries à partir de ses origines et pour des fins re-légitimées. En effet, nombre d’expériences mises en recherches, modélisées, évaluées socialement, ont montré qu’il devenait possible de concevoir l’alternance et ses ingénieries à des fins d’apprentissage, à des fins de formation des concepteurs, pour soutenir les organisations éducatives, au service d’un sujet actif en le considérant porteur d’un génie potentiel à exercer projectivement dans des situations. Rien d’original en apparence, car cela presque tout le monde le revendique, y compris ceux qui activent les modes descendant et programmatiques de l’alternance. La différence est dans les conceptions en présence et surtout dans l’action de faire et pas seulement dans l’opération. De même, la coopération ne peut pas être une fin en soi, ni une garantie pour agir et former autrement. Par ces travaux, nous avons tenté d’en esquisser une modélisation théorique dont les conclusions s’affirment désormais. Les conceptions et artefacts qui émergent de démarches enracinées relèvent d’une forme de rationalités « procédurales »[11] largement autoréférées, situées et co-agies. Elles restent ouvertes et souples. Elles autorisent l’invention du « convenable », comme l’indiquait déjà la théorie du satisficing (Simon, 2004). Cette posture théorique, épistémologiquement située (d’où et comment connaît-on ce qu’on connaît ?) peut nous aider à repenser la formation en général, et l’alternance et ses ingénieries autrement, en reliances pour lesquelles la co-action-opération est nécessaire et toujours contingente. Les sciences de l’ingénierie et les actions de formation ainsi conçues peuvent alors s’entendre comme la construction intelligente d’un projet à rendre intelligible « par, entre et pour » les sujets-acteurs. En formation et dans l’alternance en particulier, cette intention devient première car elle concerne les finalités du « système alternance » qui ne vise rien d’autre que de susciter différentes reliances : des reliances au niveau des multiples formes vitales des savoirs, naturellement polymorphes et dispersées; des reliances entre sujets-organisations-espaces-temps-situations; des reliances entre des pédagogies spécifiques d’organisations à inventer et des politiques qu’il conviendrait probablement de re-légitimer. Le problème fondamental reste que ces conceptions reliantes ne sont pas totalement programmables. En effet, il faudrait pouvoir imaginer des formes nouvelles de commande, certes déjà expérimentées, mais encore trop peu re-connues, en créant non pas des cadres et des programmes, mais des projets-espaces-temps ou situations à investir. Il s’agit non pas de dicter des formes conçues a priori, mais de créer des contextes et des situations propices à l’auto-co-éco-organisation. Au fond, le principe est simple à activer sous la forme d’une règle forte, infranchissable, mais contournable tout en étant devenue productive et constructive, et donc génératrice de processus hautement singuliers. Aussi, nous soutenons que la mise en oeuvre d’une alternance conçue comme une alternative éducative appelle à un paradigme renouvelé de ses conceptions et de ses ingénieries, à des recherches scientifiques à inventer. L’expérience montre que cette alternance alternative peut s’inscrire dans un paradigme où les coopérations faites d’actions reliantes, faites aussi d’acceptation de l’incertitude quant à ce qui advient, peuvent compléter voire remplacer avantageusement les envahissantes et trop souvent contre-productives co-opérations souvent imposées car pensées en amont. Pour démultiplier l’immense potentiel des qualités éducatives de l’alternance, ne les réduisons pas à des nommismes ingénieriques et/ou à des qualitatifs faits de la présentation de formes idéalisées ou attendues ou purs produits de simples re-présentations. Convoquons ici la notion de qualité, au sens des catégories aristotéliciennes, c’est à dire la façon de signifier et de désigner « ce qui est » et ce qui constitue la capacité et ses dispositions (l’actuel et le potentiel), la puissance naturelle (la capacité de faire ou de pâtir), les qualités sensibles (l’humain et ses affects), la figure et la forme extérieure (les conceptions et les représentations) . Tout cela ne demande qu’à émerger dans des situations formatives à créer.

En conclusion, relier/coopérer et travailler à des conceptions complexifiées de l’alternance

En France, il reste beaucoup à faire pour instituer des conceptions renouvelées de l’alternance. Si elles existent ici et là, un modèle général conceptuellement légitimé en faveur d’une alternance originale et inventive, à singulariser localement, inscrit et finalisé culturellement, différent de celui du temps plein, n’est pas encore établi. Pour l’heure, institutionnellement, l’alternance comme dispositif et configuration de formation, reste éclatée à travers des offres multipliées. Hormis quelques cas d’exceptions, elle demeure paradoxalement uniforme conceptuellement, c’est-à-dire majoritairement binaire, opérative, souvent déliante, imposée dans des formes rappelant les modèles « scolaires » traditionnels et leurs traits culturels hétéronomes. L’alternance reste encore enfermée dans des modèles artificiels parfois réducteurs, des modèles binaires le plus souvent, entre théories et pratiques, entre écoles et entreprises, entre savoirs savants et expériences, là où le tiers, comme modèle à construire, ne trouve que peu d’échos. Ces systèmes, relativement fermés, souvent conçus et déroulés par le haut, peinent à remplir leur mission d’éducation-formation-intégration. Ils ne séduisent pas suffisamment leurs usagers potentiels. Autre obstacle, quand ce qui est déjà ne marche pas, la tentation la plus fréquente consiste à en multiplier et à en durcir les paramètres déterminants, autrement dit, les processeurs. Cela revient à encombrer structurellement des systèmes déclarés considérés comme trop « complexes » alors qu’ils n’ont été que trop « compliqués » par défaut de conceptions appropriées.

Mais suggérons plutôt quelques implexes éprouvés en faveur d’un renouvellement qualitatif et traduit en actions. Scientifiquement, on peut lire et comprendre ces actions au sein de sciences originales de la conception, faites d’ouvertures et de reliances inventives, dans des sciences de ce qui est, de ce qui est en train de se faire, autrement dit, des sciences inscrites dans des complexités inhérentes à des approches humanisées rendues viables. Mais les sciences de la conception, même renouvelées, et les ingénieries associées n’y suffisent pas. Au-delà des sciences, des ingénieries et des savoirs à enseigner (vs. des compétences à construire), il convient d’y relier des attitudes responsables faites de modestie et de retenue, qui s’accordent avec cette simple, mais puissante idée de viabilité humaine faite d’actions reliantes. Car il est aussi des « objets » vivants, les sujets apprenants, dont la dignité ne peut être baffouée. Encore une fois, le plus difficile pour les concepteurs de l’alternance reste peut-être le fait d’accepter les limites et les incertitudes inhérentes à la vie et à ses formes émergentes. Souvent, nous avons observé que pour nombre d’entre eux, chercheurs et concepteurs, le fait de sortir des cadres éducatifs et scientifiques établis reste une épreuve difficile appelant à des transformations parfois radicales : personnelles, pédagogiques, professionnelles, conceptuelles. D’aucun(e)s nous ont confié que l’alternance, c’est quasiment un autre métier, jugé parfois trop difficile à exercer. Il reste aussi que socialement, le fait d’être et d’agir statutairement dans l’alternance pose aussi parfois problème. Nous avons observé cela dans l’enseignement supérieur et dans des institutions en marge du système éducatif, tant les représentations sociales ancrées de l’enseignement traditionnel et ses académismes en imposent parfois. L’alternance y reste parfois tenue pour une seconde main ou pour une voie de recours. Ce sont donc aussi des questions socio-identitaires. Socialement, il conviendrait d’être beaucoup plus attentif à ces constructions émergentes marginales ou marginalisées, pour en valoriser les qualités, en intégrer les principes inhérents à des conceptions politico-stratégiques et pédagogiques revisitées, et pourquoi pas, en enseignant comment on créée des situations socio-pédagogiques favorables à l’apprenance (Carré, 2016). Plutôt que d’imposer en permanence des modèles tout faits, pensés par d’autres, avant et ailleurs et souvent hors contextes, un projet alternatif pourrait consister désormais à penser et à former à des « conceptions relativisées »[12]. Elles peuvent contribuer à faire de la connaissance, de la formation, de l’alternance, des construits de reliances dont le rapport avec le réel est plus subjectif, inter-subjectif, organisé et finalisé humainement. Pour l’heure, ces conceptions restent encore confidentielles, en marge d’un modèle qui se satisfait majoritairement de ses hétéronomies. Ces conceptions plus ouvertes, déjà existantes, n’attendent que d’être reconnues, valorisées et impulsées socialement. En France, le développement de l’alternance tient probablement à leur reconnaissance et, surtout, à leurs mises en actions accompagnée d’un projet politique puissant, simplifié (implexifié) et crédible. Et, ultime argument, comparé à celui du management des ordres structurels, le coût de l’accompagnement constructif des désordres vitaux aux origines de l’alternance, qui génère reliances et coopérations humaines, est dérisoire.