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Introduction

Malgré le constat partagé par tous d’une artificialisation du monde (Simon, 1969 ; Jacomy, 1990 ; Lévy-Leblond, 2013), la culture technique, dont nous préciserons plus tard les contours, ne va pas de soi et peine à être reconnue (Simondon, 2012). Ce second constat n’est pas nouveau et avait déjà été effectué dans le numéro six de la revue Culture technique consacré au Manifeste pour le développement d’une culture technique paru en 1981 faisant mention de « réticences », ce qui faisait dire à De Noblet que la culture technique doit nécessairement faire irruption, « par effraction et par contrebande » pour exister (De Noblet, 1981, p. 14). Cette effraction est vraisemblablement une référence à la pensée de Simondon qui plaidait dès la fin des années 1950 pour la « possibilité d’une introduction de l’être technique dans la culture » à l’heure où « la technicité tend à résider dans les ensembles » et non plus dans les « individus techniques » (Simondon, 2012, p. 18). Les années 1950 ont d’ailleurs constitué une période propice au développement de réflexions sur la technique puisqu’en France et en Europe, de nombreux chercheurs l’ont pris comme objet de recherche (Ellul, Heidegger, Berger, Simondon, Ducassé…).

Pourtant, la culture technique est essentielle et particulièrement pour les ingénieurs, aux avant-postes de la transformation du monde. Former les acteurs de la technique à la « culture technique », c’est leur permettre de comprendre que la technique est fondamentalement humaine, mais c’est aussi de prendre conscience de leur propre rôle dans la société. Précisément, c’est se rendre compte que l’activité et les objets techniques s’inscrivent dans des relations humaines, sociales, politiques, économiques et qu’il n’est pas possible d’en faire abstraction. Cela devient nécessaire alors qu’aujourd’hui l’artificialisation du monde est plus fine encore, et revêt tous les aspects et toutes les dimensions du quotidien de l’infiniment petit avec les nanotechnologies à l’infiniment grand avec la conquête de l’espace.

Cet article est donc un plaidoyer pour le développement de la culture technique dans les écoles d’ingénieurs. En effet, cette dernière constitue selon nous une approche pertinente et centrale pour former de futurs ingénieurs. Pour ce faire, nous partirons de notre expérience d’enseignantes-chercheures en sciences humaines et sociales (SHS), à l’Institut National des Sciences Appliquées (INSA) de Lyon. Dans un premier temps, nous verrons en quoi la technique reste un objet peu pensé et comment la culture technique est un élément de réponse à une meilleure compréhension du lien technique-société. Dans un deuxième temps, nous montrerons l’importance d’une recherche pluridisciplinaire comme socle de la formation à la culture technique. Nous soulignerons enfin les obstacles institutionnels et idéologiques à ce développement.

1. La difficile reconnaissance de la technique comme objet de connaissance

La relation entre technique et culture n’est nullement évidente selon l’histoire des idées. La thèse qui consiste à dire que la technique relève de l’application de la science rend impossible de saisir la technique comme objet de pensée aux contours et au contenu spécifiques. La tentative de définition d’une culture technique oppose à cette tradition la recherche d’une connaissance de la technique, impliquant une dimension humaine jusque-là occultée.

1.1 Critique de la technique comme application de la science

Depuis les Grecs, le thème de la technique se trouve en dehors de la boucle de la pensée, car il est situé dans le domaine de la pratique, la mètis, ensemble complexe d’attitudes mentales, de comportements intellectuels, qui comprend concrètement des réalités mouvantes et disparates face auxquelles le raisonnement rigoureux échoue. Sa manifestation apparaît « en creux », sans avoir recours à l’explicitation de la nature ou des démarches qui fondent la ou les techniques produites par l’homme (Detienne Vernant, 1974). La connotation négative dont est chargée la technique en tant que pratique la prive d’une réflexion systématique (Sigaut, 1987 ; Lamard & Lequin, 2006). Si la pensée des techniques est plus ancienne que la philosophie des sciences, l’élaboration d’une technologie sera tardive (Forest et al. 2008 ; Faucheux, Forest, 2012). Comme l’a indiqué Bernard Stiegler, la philosophie, le Logos, se constitue en rejetant la technique comme dehors, ce qui lui permet de se penser comme l’enceinte d’un savoir plénier, essentiel, idéalisé : « dès son origine, la philosophie fait l’épreuve de cette condition techno-logique, mais dans le refoulement et la dénégation. » (Stiegler, 2004, p. 15).

Il faudra attendre le XVIIIe siècle et surtout l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1772) pour que la technique s’insère dans un projet de connaissance : « Les arts mécaniques dépendant d’une opération manuelle, et asservis, qu’on me permette ce terme, à une espèce de routine, ont été abandonnés à ceux d’entre les hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure […] La découverte de la boussole n’est pas moins avantageuse au genre humain, que ne le serait à la physique l’explication des propriétés de cette aiguille. […] Cependant, c’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses ressources » (D’Alembert, 2010, p. 47-48). La Renaissance européenne consacre l’innovation comme vecteur d’émancipation et de transformation du monde et marque un intérêt nouveau pour la culture technique. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert se livre alors à une description « des « arts utiles », avec le souhait que se constitue une langue des métiers universelle. Comme le rappelle Andrew Feenberg : « C’est à l’époque moderne que la technique a commencé à être prise au sérieux notamment avec la publication de l’Encyclopédie de Diderot. » (Feenberg, 2004, p. 23). L’Encyclopédie, qui vise à rassembler le connu en vue de le diffuser, ouvre ainsi la voie à une technologie descriptive et à l’élaboration du concept de technologie, inventé par Johann Beckmann en 1770. C’est cependant Bigelow, qui systématise l’usage du mot technologie dans son ouvrage Elements of Technology (1829). Professeur à la chaire Rumford de Harvard consacrée à « l’application de la science aux arts utiles » (useful arts), Bigelow défend la vision d’une science tout entière mobilisée par ses applications techniques. Cette conception de la technologie entendue comme une pratique efficace fondée sur l’application des sciences sera d’autant plus prégnante que l’histoire semblera lui donner raison via de grandes inventions, certes dissemblables, touchant la vie quotidienne telle le nylon, où modifiant les rapports entre les nations, telle la bombe atomique. Par conséquent, les techniques conçues comme application de la science ne peuvent être objet de connaissance comme le souligne François Sigaut « … que les techniques soient réduites à des artifices suspects comme dans l’aristotélisme, où à des moyens et des applications de la science comme dans le baconisme, elles continuent à ne pouvoir exister par elles-mêmes. Elles ne sont pas objet de connaissance, il n’y a toujours pas de technologie possible » (Sigaut, 1987, p. 19).

Lewis Mumford dénonce dès les années 1930, l’idéalisme de la science face à la réalité historique qui enrôle les techniques et les hommes. « Le danger, précise-t-il, vient du fait que, depuis le moment où Francis Bacon et Galilée ont défini les méthodes et objectifs nouveaux de la technologie, nos grandes transformations matérielles se sont effectuées à l’intérieur d’un système qui élimine délibérément l’homme en tant que personne, qui ignore le développement historique, qui joue à l’excès le rôle de l’intelligence abstraite, et qui donne enfin à l’existence comme objectif principal, d’abord le contrôle de la nature physique, et pour finir le contrôle de l’homme lui-même. » (2011). Ce constat est également dressé par Faucheux et Forest (2012) qui définissent la technologie à partir de la rationalité en jeu. Ainsi conçu l’objet de la technologie est moins le processus de conception, qui est au demeurant l’objet d’étude des sciences de la conception, que la rationalité qui se déploie dans le cadre dudit processus de conception.

L’exclusion de la technique de la boucle de la pensée n’est pas sans conséquence sur le développement d’une culture technique, car le statut de « moyen » alors affecté à la technique la sépare artificiellement de l’examen des fins, donc du sens, ce qui la maintient, comme nous allons le voir dans ce qui suit, en dehors de la culture.

1.2 La nécessité de penser la technique

L’après-Seconde Guerre mondiale marque à travers le monde une intensification des travaux de recherche centrés sur la technique. Parmi ces auteurs, le philosophe Gilbert Simondon souligne le risque de rester dans un type de relation de non reconnaissance avec la technique et plus exactement avec la machine qui en est le symbole. Alors observateur d’une société industrielle en expansion, il affirme que : « La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non connaissance de sa nature et de son essence […] » (Simondon, 2012 : 10). Ainsi, nous invite-t-il à sortir de cette forme de relation et à redonner « à la culture le caractère véritablement général qu’elle a perdu (...) » (Simondon, 2012, p. 15), Ainsi, propose-t-il de « pouvoir réintroduire en elle la conscience de la nature des machines, de leurs relations mutuelles et de leurs relations avec l’homme, et des valeurs impliquées dans ces relations » (Simondon, 1958, p. 13). Plus tard, d’autres auteurs ont soutenu l’idée de la nécessité de l’existence d’une véritable culture technique, en exprimant ou non l’idée sous cette désignation précise. Ainsi, Hottois, alors qu’il analyse l’oeuvre de Simondon, fait un détour par celle de Jacques Ellul qui affirme quant à lui que « la culture technique consiste à bien connaître le milieu dans lequel on vit. Celui qui n’a pas cette culture est ignorant de son milieu et se trouve doublement aliéné : il ne maîtrise pas son propre environnement et il est dans une dépendance permanente de ceux qui ont la connaissance » (Hottois, 1993, p. 17).

La prise de conscience des liens entre la technique et la culture comprend l’idée d’émancipation et de réflexivité, faisant de la technique un élément de compréhension du monde et de l’Homme, de fait un élément de culture. « Il y a de l’humain méconnu dans la machine […] la culture complète est ce qui permet de découvrir l’étranger comme humain. De même la machine est étrangère ; c’est l’étrangère en laquelle est enfermé de l’humain méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l’humain » affirme Simondon (2012, p. 10) ? Le philosophe des techniques regrette que la technique soit « absente du monde des significations » (Ibid.) et que l’on peine à voir combien nos objets techniques sont révélateurs de valeurs humaines. Sans proposer de concept formalisé comme celui de « culture technique », Berger (1958), dans un texte intitulé « Humanisme et technique », défend lui aussi l’idée que la technique doit être replacée dans son contexte afin de situer l’action humaine. Cette « mise en culture » de la technique ne vise pas à rassembler l’ensemble des connaissances techniques à l’instar de la technologie descriptive, mais consiste à penser la nature et la genèse de la technique dans sa relation au monde ce qui permet, comme l’ont montré les études progressivement structurées autour du domaine « Science, Technique et Société », de considérer que les techniques comprennent des dispositions culturelles, incluent des rapports sociaux, impliquent des décisions politiques, économiques et sociales. Par là même, elle permet de préciser l’idée même de « culture technique » qui renvoie moins à un contenu positif, à un ensemble de connaissances instituées, qu’au projet de penser les modes d’existences des objets techniques issu des sciences humaines et sociales. La thèse de Berger soutient que la connaissance des moyens que l’homme emploie en vue des fins qu’il se donne requiert une étude pluridisciplinaire à même de refonder un humanisme, donc un sens moral et politique, pour le temps présent

1.3 La culture technique de quoi parle-t-on aujourd’hui ?

La définition de la technologie, comme nous l’avons vu précédemment, a sensiblement évolué au fil du temps eu égard au statut accordé à la technique dans la société. Si la technologie s’érige en science, en discours raisonné, de la rationalité créative, la culture technique est cependant un socle de connaissances partagé et doit être distinguée de l’idée de la technique comme élément de notre culture.

En effet, si Simondon plaide pour faire de la technique un élément de notre culture, ce n’est semble-t-il pas tout à fait la même chose que d’oeuvrer pour le développement d’une culture technique à part entière. Dans le premier cas, il s’agit de montrer que les objets techniques sont porteurs de sens et sont constitutifs de notre culture. Dans le second cas, il s’agit d’un ensemble de savoirs sur les modes d’existence des objets techniques qui permettent de penser et concevoir les objets techniques et le sens dont ils sont porteurs. Par là même la culture technique est constituée de « connaissances et de savoir-faire permettant la réappropriation de notre environnement » (Noblet, 1981, p. 12) ; l’objectif de cette culture technique à part entière est à destination d’un grand public a priori rejeté en dehors de la boite noire que constitue souvent la technique. Faite de « familiarité » et de « connaissances », la culture technique est aussi celle de nos objets quotidiens, de cette technique « banale » et « omniprésente » (Edgerton, 2013 ; Sigaut, 1994) qui nous entoure, mais pour laquelle nous avons au fond peu d’intérêt, dépassant avec difficulté la question de l’utilité. La culture technique ainsi conçue est vectrice d’émancipation et de liberté nous permettant de sortir de visions extrêmes, technophiles ou technophobes. Cette vision se retrouve en quelque sorte aujourd’hui dans les discours tenus à propos des Fab lab (ou Fabrication Laboratory) qui sont des « plateformes de prototypage rapide d’objets physiques “intelligents” ou non » (Eychenne, 2012) dont le concept revient au MIT à la faveur de la révolution et de la fabrique numériques, au tout début des années 2000. Sa vocation première est de permettre d’ouvrir l’accès à la conception et à la fabrication à des acteurs ne possédant a priori pas les connaissances légitimes. La culture technique permet également de comprendre la filiation des objets techniques créés : quelle est leur histoire, quels sont les acteurs impliqués, comment la société s’en est-elle emparée ? (Garçon, 2012). La culture technique telle que la présente Garçon (Ibid.) nous invite à prendre la mesure de l’ensemble des acteurs évoluant dans les mondes techniques, à en comprendre les transferts, les reprises, les filiations « Au total, toute culture technique est l’expression élargie de la technicité, expression élargie et commune aux groupes qui façonnent l’objet, le reçoivent, le nomment, en usent, l’échangent, le modifient » (Garçon, 2012, p. 14-15). La culture technique est aussi une incarnation de « l’esprit du temps » (Garçon, 2012, p. ?), du Zeitgeist que Nova (2011) invoque pour nous faire comprendre que le processus d’innovation ne repose pas seulement sur le bon fonctionnement technique.

Nous pensons que cette double perspective entre technique et culture, qui va de l’appréhension de savoirs sur l’objet « technique » replacé dans la culture à la constitution d’un champ de connaissance autonome, comprend une portée réellement féconde pour penser le sens de l’action humaine et particulièrement l’action de l’ingénieur.

2. Pour une culture technique pour l’ingénieur

Si dans l’article « Culture technique et changement de société », rédigé par De Noblet (1981) la culture technique s’adresse à tous et vise une certaine forme de familiarité, nous devons préciser ce qu’elle implique spécifiquement pour le futur ingénieur et comment elle prend forme au travers de cours que nous avons mis en place. Nous terminerons par les obstacles qui rendent la tâche difficile.

2.1 Développer la culture technique pour l’ingénieur

L’une des spécificités de la création de l’INSA de Lyon en 1957 réside dans la création d’un centre des humanités. Son enjeu était, d’après la vision de Berger, de palier le risque d’instrumentation des savoirs appliqués par le monde industriel et économique, en raison notamment de leur non-interrogation des moyens vis-à-vis des fins. Du moment qu’elle se donne comme objet les savoirs, les valeurs et les pratiques autour de la technique, l’apport d’une réflexion en humanités contribue alors à en changer le regard historique et philosophique. La technique s’inscrit dans l’action humaine et en révèle le sens, l’intention. Berger (Ibid.) développe précisément cette vision du rôle des humanités dans la formation des ingénieurs, ainsi, renouvelle-t-il même la portée des humanités en faisant que leur objet d’études porte sur la technique, plus spécifiquement sur la relation de l’homme à la technique. En dépit du choix du nom d’Institut National des Sciences Appliquées, le philosophe a clairement indiqué que le sens des termes « sciences appliquées » correspond à l’idée de « sciences utilisées ». Cette acception montre que la technique ne relève pas de l’application de savoirs prérequis, mais part au contraire de l’étude de phénomènes concrets qui nécessitent de les appréhender par des savoirs pluridisciplinaires. Si Berger parle plus volontiers d’humanisme technique à son époque, sa vision s’inscrit tout de même dans la perspective de cette incontournable culture technique.

Cette dernière a ainsi pour vocation d’enrichir l’activité technique des futurs ingénieurs en leur permettant de penser le sens de leur action dans le monde. Elle n’est ni l’application de lois scientifiques, ni la capacité à appliquer des calculs ou modèles CAO (Conception Assistée par ordinateur), ni même un supplément d’âme.

C’est précisément en ce sens, que nous pensons les enseignements de SHS que nous dispensons aux élèves ingénieurs au sein de notre école. En cela, il ne s’agit pas d’importer des enseignements sous la forme de ceux qui sont dispensés à l’université, mais au contraire de les circonstancier aux besoins et exigences des écoles d’ingénieurs. Par exemple, il ne s’agit pas de situer et présenter les différents auteurs de référence qui ont écrit sur l’innovation ; ce qui intellectuellement peut être plaisant, mais qui concrètement présente peu d’intérêt pour l’ingénieur. En revanche ce qui importe pour l’ingénieur est de connaître comment les différents modèles de l’innovation éclairent la question du mode d’existence des objets techniques.

Ainsi, évacuer la culture technique a pour conséquence de penser la technique à partir des seuls effets, sans se préoccuper de la façon dont elle « advient » et se conçoit. Cela aboutit à des positions souvent technophobes parfois technophiles, en tout cas extrêmes, sans comprendre la technique « de l’intérieur », sa construction sociale, économique, historique, etc. Le risque est alors de réduire la question de la technique aux problématiques éthiques en positionnant ces dernières a posteriori des choix techniques. L’apport de l’éthique est pourtant présent dès l’amont dans la conception ; il ne se cantonne pas à énoncer un avis moral sur tel ou tel objet technique une fois fini. Il est ainsi constitutif de la technique. L’impasse est faite dans la formation à l’histoire des techniques, aux rapports entre techniques et société et les enseignements sur le processus de conception[1] des objets techniques restent les parents les plus pauvres des apports des SHS en écoles d’ingénieurs. Ce constat n’est pas nouveau : Simon (1969) l’avait déjà énoncé dès la fin des années soixante, et n’est pas spécifique à notre institut ou à la France.

Que l’on ne se méprenne pas sur le sens de notre propos, il ne s’agit pas pour autant d’éliminer toutes dimensions conceptuelles aux enseignements dispensés. Mais l’objectif est, comme nous l’avons déjà souligné, de permettre à l’ingénieur de comprendre les interactions entre la technique et la société en partant d’une réalité pratique et empirique. Ainsi, saisissent-ils d’abord la nature résolument humaine de la technique : humaine, car elle est le fruit d’intention, d’espoirs, de promesses, mais aussi de doute et de compromis. Ensuite, ils comprennent la dimension historique et contextuelle de la technique : un même objet peut être un succès dans certains pays seulement, une innovation tarder à trouver son public. Enfin, la culture technique est aussi de nature politique puisqu’elle attire l’attention sur les enjeux de pouvoir, les visions du monde, ainsi que les utopies qui sont liés aux objets techniques et que les ingénieurs ne peuvent ignorer.

Autrement, dit, la culture technique revient à inscrire les activités et objets techniques dans la société en mettant en évidence les acteurs, les négociations, les croyances, les valeurs, les rapports de pouvoir sur lesquels la technique est fondée. C’est précisément cette approche qui permettra aux ingénieurs d’identifier et d’analyser leur rôle dans la société, mais aussi de sortir d’une certaine forme de manichéisme (Puech, 2008). Ils joueront peut-être ainsi le rôle espéré par Simondon (2012), celui « par qui l’objet technique s’incorpore à la culture » (p. 124), métaphoriquement leur rôle de chef d’orchestre » nous dit-il (Simondon, 2012, p. 12).

Les enseignements de SHS ainsi conçus, ne peuvent plus être considérés comme un supplément à la formation initiale, mais bien un élément à part entière. Ils sont en lien avec les problématiques scientifiques et techniques auxquelles ils sont confrontés. En cela, ils se détachent de ceux, plus traditionnels, créés au XVIIIe et au XIXe siècle, dans les grandes écoles et destinés à apporter des éléments de savoir vivre au futur ingénieur.

La formation en SHS dans les écoles d’ingénieur, nous l’avons dit, est héritière de la partition entre ce qui relèverait de la culture (les arts, la littérature, etc.) et ce que relèverait des sciences sociales comme la gestion, le management. Ainsi, pendant longtemps à l’INSA de Lyon, les « humanités » se sont résumées à des enseignements d’expression et de communication, de management ou de langues vivantes. Si un ingénieur devait uniquement apprendre à s’exprimer en français ou en langue étrangère, manager une équipe, savoir rédiger un CV ou une lettre de motivation suivant une vision utilitariste ou comme une « cerise sur le gâteau ». Ainsi, les enseignements de communication étaient dispensés (et la tentation demeure) pour faire progresser les étudiants à l’oral, pour améliorer leurs diaporamas, moins pour questionner nos liens sociaux, nos façons de voir le monde. De même les enseignements de SHS ont souvent une valeur d’ouverture d’esprit et de culture générale étanche à une culture technique. Sous le couvert de former un ingénieur dit « humaniste », c’est l’autonomie de l’esprit et la morale qui sont mis au premier rang et moins l’humanisme technique proposé par Berger.

Pour sortir de ce schéma, nous postulons qu’il est nécessaire de fonder le développement d’une culture technique sur une recherche SHS spécifique aux écoles d’ingénieurs. Nous défendons en effet la thèse selon laquelle la recherche en SHS invite à repenser non seulement le contenu de la formation des ingénieurs, mais aussi le mode d’organisation de ceux-ci. Tout comme la recherche, la formation en SHS de l’ingénieur nécessite, en effet, une invention pédagogique bousculant la cartographie des disciplines, faisant jouer l’interdisciplinarité. En cela la recherche en SHS en école d’ingénieur peut avoir une sorte d’effet révélateur.

2.2 La recherche en SHS, vecteur du développement d’une culture technique pour l’ingénieur

Développer une recherche en SHS spécifique aux écoles d’ingénieurs centrée sur les modes d’existences des objets techniques permet d’irriguer et nourrir des formations innovantes visant au développement d’une culture technique de l’ingénieur.

Notre expérience de recherche en SHS autour de la technique à l’INSA de Lyon nous a permis de constater combien cette approche est stimulante et pertinente, mais complexe (nous le verrons dans la partie suivante). Notre approche a été depuis 12 ans, de penser la technique, l’innovation, afin de penser la société à partir de la technique. Celle-ci, par les objets qu’elle produit et diffuse, constitue l’outillage majeur des sociétés humaines pour agir sur leur environnement et in fine sur elles-mêmes, ainsi que le précise Michel Puech : « l’homme habite technologiquement la nature, l’homme habite naturellement la technologie » (Puech, 2008 , p. 90).

Le groupe de recherche STOICA a commencé à se constituer en février 2003. Il était alors constitué d’enseignants chercheurs du centre des humanités de l’INSA de Lyon (deux maîtres de conférences habilités à diriger des recherche, un maître de conférences, un docteur en contrat, deux PAST, deux ATER) représentant pas moins de quatre disciplines (économie, philosophie, littérature et sciences de la communication) qui ont tous choisi de mettre en place une recherche propre à prendre en compte les enjeux d’une école d’ingénieurs et ainsi de sortir des sentiers battus.

Membre du LEPS à partir de 2008 (Laboratoire d’Etudes du Phénomène Scientifique, EA 4148 multi-établissements), le groupe de chercheurs est ensuite devenu en 2011 la composante ITUS (Ingénieries, Techniques, Urbanisations et Sociétés) de l’UMR 5600 du CNRS Environnement, Ville et Société, suite à la fusion de STOICA avec l’équipe EDU (Environnements et Dispositifs Urbains) du département de Génie Civil et Urbanisme de l’INSA de Lyon avec qui une tradition de recherche commune autour de la technique existait.

Les thèmes portés au cours de cette expérience ont donné lieu à de nombreux événements et publications. Les concepts travaillés ont été nombreux et ont contribué à faire de la technique un objet de connaissance et de signification. Ces recherches nous ont par exemple permis de montrer la richesse des liens entre la technique (comme activité ou objet), le langage et le récit (Faucheux, 2005 ; Chouteau & Nguyen, 2011), l’imaginaire, la fiction (Nguyen, Chouteau, Triquet & Bruguière, 2012). Les réflexions menées sur l’histoire de la technologie ont permis de mettre en avant une forme de pensée refoulée par l’histoire : la rationalité créative qui permet de s’émanciper de la conception de la technologie de Bigelow[2] (Faucheux & Forest, 2012), de développer une pédagogie de l’aventure (Faucheux & Forest, 2011) et interroger les politiques territorialisées de l’innovation (Forest, 2009 ; Forest & Serrate, 2011). Enfin, nos recherches nous ont également menées vers un retour historique sur la fondation du modèle INSA, fondation liée à la pensée de Berger (Escudié, 2013, 2010, 2011) et ancrée dans un contexte historique, économique et politique (Chouteau, Forest & Nguyen, 2011) animé par les questions d’innovation et par les réflexions sur l’humanisme technique. Elles nous ont également permis de nous interroger sur le rôle central de l’ingénieur dans une démocratie dite technique (Chouteau, Escudié, Forest, & Nguyen, 2014).

Cette expérience fondatrice à l’INSA de Lyon nous a engagées dans une « révolution » qui nous a poussées à nous interroger sur la visée de nos enseignements, leur bien-fondé et in fine à les penser par rapport à des compétences visées et non par rapport à des disciplines en place. Penser la formation des ingénieurs au regard de l’activité de l’ingénieur nous a de fait conduit au constat que nous sommes tributaires d’une situation historique qui a fait la part belle à une approche institutionnelle disciplinaire comprenant la littérature et les langues et tout depuis n’a été qu’addition, superposition sans questionner l’existant. C’est une façon peu rationnelle de penser un projet de formation et ce d’autant plus dans un contexte où on ne cesse de clamer que la formation des ingénieurs doit être pensée au regard des compétences de l’ingénieur, mais aussi des défis qui l’attendent.

Au fil des ans, nous avons ainsi mis en place quelques formations relevant de la culture technique et avons proposé de déconstruire la séparation disciplinaire et artificielle des enseignements entre ce qui relève d’une part de la culture, de la communication et des sciences humaines et d’autre part des sciences sociales et du management. Si nous devions rapprocher nos dispositifs d’un champ institutionnellement reconnu, cela pourrait être celui des études STS (Science/Technique/Société) en mettant toutefois le focus sur la technique. L’innovation et la créativité ont constitué les points d’entrée de nos enseignements. La première, car elle s’impose d’un point de vue économique (création de valeur, stratégie des entreprises, etc.), mais aussi parce qu’elle permet de penser les interactions entre technique et société via les questions que posent la production et la diffusion d’une nouveauté (place de l’imaginaire, rôle des usagers par exemple). Par exemple, le dispositif « Innovation et société » proposé aux 3e années du département Génie mécanique et développement entre dans cette catégorie : il invite les élèves à inventer un concept sur un thème donné, à en tester la robustesse à l’aide d’outils relevant du management de l’innovation, mais aussi auprès d’usagers potentiels pour mettre en évidence les liens technique et société.[3]

La seconde parce qu’elle invite les futurs ingénieurs à investir des mondes inconnus (arts, fictions, musées techniques…), à oser, à croiser des savoirs. L’ouverture thématique « Penser autrement » qui s’adresse à des élèves de 5e année de différents départements s’inscrit précisément dans cette approche. C’est aussi le cas de l’atelier d’écriture réalisé en 3e année dans le département BioSciences dont l’objectif est d’éprouver une position éthique à travers l’analyse et la rédaction de fictions sur un thème donné.

2.3 Mais un vecteur fragile

Si ce lien entre recherche et enseignement nous semble incontournable dans la construction de formation pour les élèves-ingénieurs, il convient de souligner que l’enseignement de la culture technique reste complexe à mettre en place. Plusieurs obstacles peuvent être identifiés. L’un d’entre eux est la non reconnaissance de l’interdisciplinarité intrinsèque à ce champ. En effet, en termes académiques, la culture technique relève, dirons-nous, d’un champ scientifique comprenant la philosophie, l’histoire, la sociologie, l’économie, les sciences de l’information et de la communication pour ne citer que quelques-unes des disciplines concernées. Cela conduit à complexifier la reconnaissance de ce domaine, car cette approche interdisciplinaire va à l’encontre de l’approche disciplinaire du Conseil National des Universités (CNU) au niveau de la recherche. De fait, l’évaluation des travaux individuels des chercheurs universitaires à l’intérieur de sections du CNU vient rapidement en contradiction avec les déclarations de foi, ministérielles ou intellectuelles, en faveur de travaux de nature interdisciplinaire. Il devient obligatoire, pour un jeune chercheur, de respecter les canons de la discipline (objet et méthodes de recherche) pour faire reconnaître son travail, obtenir une qualification aux fonctions de maître de conférences, un poste, etc., (Chouteau & Nguyen, 2007). Choisir la technique comme objet scientifique, c’est choisir la voie de l’interdisciplinarité et prendre d’énormes risques pour sa carrière d’enseignant chercheur. C’est précisément l’argument qui a été mobilisé par la direction de notre établissement en 2014, pour justifier le rattachement des enseignants-chercheurs à des laboratoires disciplinaires extérieurs à l’INSA, occultant la pertinence du développement d’une recherche en SHS spécifique aux écoles d’ingénieurs et son bien-fondé pour l’enseignement.

L’évolution institutionnelle de la recherche en France depuis plusieurs années n’a pas non plus été favorable au développement d’une recherche de SHS dans une école d’ingénieurs. Les laboratoires pluri-établissements (type Unités mixtes de Recherche) ont été privilégiés ; le rapprochement de l’université avec les écoles d’ingénieurs dans le but de former des laboratoires d’envergure nationale voire internationale n’a pas non plus constitué un contexte institutionnel favorable au développement d’équipes de recherche interdisciplinaire de surcroît à l’échelle d’un établissement.

L’étalement des laboratoires sur plusieurs établissements de tutelle se traduit sur le plan des ressources humaines par un effectif très limité des postes d’enseignant-chercheur en SHS en général et sur la thématique en particulier. Une mutation ou un départ à la retraite n’est actuellement pas remplacé et notre éparpillement dans plusieurs laboratoires externes compromet les chances de retour de postes portés par l’établissement.

Les barrières au développement d’une recherche et d’une formation à la culture technique ne sont pas seulement de nature institutionnelle. Elles sont également cognitives, idéologiques et épistémologiques. Nous l’avons dit, la technique reste insuffisamment reconnue comme élément et source de connaissance ; les raisons sont variées, mais confirment ce statut peu valorisé de l’activité technique et des objets qui en résultent. Sigaut (1994), estime en effet que notre société n’est pas « prête pour une culture technique » puisqu’« elle ne considère pas encore les techniques comme un objet de connaissance intéressant par lui-même » (Sigaut, 1994, p. 59).

Cette difficulté à établir et faire reconnaître une culture technique est aussi liée à une forme de rejet, notamment par les ingénieurs, de l’histoire des techniques : « il faut dire que la mentalité des ingénieurs les conduit souvent à ne s’intéresser aux techniques que dans la mesure où elles sont modernes, et à éliminer tout ce qui est périmé ou obsolète. » (Sigaut, 1994, p. 59). Ainsi, si l’objectif des écoles d’ingénieurs est de former des ingénieurs aguerris aux techniques contemporaines, de leur enseigner les toutes dernières méthodes, à quoi bon revenir sur de vieux objets, de veilles machines ? Quel peut être l’intérêt d’une telle approche alors que le maître-mot est l’innovation ? Nous avons pourtant beaucoup à apprendre d’innovations passées qui ont peiné à émerger, qui ont connu le succès puis disparu. Nous pouvons apprendre des erreurs (Nova, 2011), constater que d’anciennes techniques peuvent parfois ressurgir ça et là (Edgerton, 2013).

La non reconnaissance de la culture technique provient également des peurs que la technique suscite. Dans son ouvrage La technologie introuvable, Beaune (1980) affirme que les philosophes ont par exemple du mal avec la technique parce qu’ils ont des préjugés à l’encontre des artisans, mais aussi en raison du secret technique qui rend mystérieuse toute activité et établit une hiérarchie inversée entre les profils manuels et les profils intellectuels. Ce constat pose la question de la légitimité des enseignants et chercheurs en SHS qui pourraient enseigner la culture technique sans posséder les connaissances en matière de fonctionnement technique associées aux objets dont ils parlent. Cela ne constitue-t-il pas un frein à la culture technique ?

D’autres obstacles sont selon nous de nature plus idéologique. La technique ne relève pas d’une culture légitime, comme le souligne De Noblet : « […] beaucoup d’enseignants, d’écrivains ou de diffuseurs d’information en sont restés aux stéréotypes de la culture légitime : la technique, l’entreprise, le travail, sont hors de leurs valeurs et de leurs préoccupations, comme les nouveaux outils technologiques restent hors de leur pratique professionnelle, comme le statut de l’enseignement technique reste mineur, et aux yeux de beaucoup infra-culturel ». (De Noblet, 1981, p. 39). Cette association semble encore bien établie : très récemment, Edgar Morin a publié un Manifeste pour changer l’éducation dans lequel le lien est parfaitement clair : « Ces crises s’inscrivent dans une nébuleuse spirale de crises dont l’ensemble forme la crise de l’humanité, livrée au cours déchaîné des sciences, des techniques, de l’économie dans un monde dominé par une finance ivre de profits et par des conflits gangrénés par des fanatismes meurtriers » (Morin, 2014, p. 48). Au lieu de considérer la technique comme un moyen de connaître l’homme et d’aider ce dernier à comprendre ses valeurs (Simondon, 1958), la technique est source de danger, elle possède par nature « peu de valeur morale » (Vinck, 2012, p. 128). C’est occulter le fait que la technique peut être banale (Edgerton, 2013) ; elle ne se résume pas aux technologies controversées comme les OGM, le clonage ou les nanotechnologies. Elle ne relève pas nécessairement de la technoscience, qui selon Séris (2000), est ressenti « par les contemporains (surtout les philosophes) comme une atteinte au libre épanouissement, une menace pour la liberté, une servitude et non une promesse de maîtrise » (Séris, 2000, p. 214). Notre quotidien est aussi fait d’objets techniques que nous savons adapter à nos besoins ou détourner.

Cette peur s’incarne enfin négativement sur le plan politique (Garçon, 2007) dans la technocratie qui serait la domination de la technique sur l’homme et constituerait donc une atteinte portée à l’humanisme que les SHS veulent développer dans la formation en école d’ingénieurs.

3. Manifeste pour la culture technique dans les écoles d’ingénieurs

On l’aura compris à la lecture de ce qui précède nous plaidons pour que la technique n’entre plus uniquement par effraction dans notre culture, car c’est ce statut qui explique qu’il règne dans les écoles d’ingénieurs une « inculture technique ». Dans l’avant-propos de l’ouvrage « L’Empire des techniques », Lesgards (1994) revient sur l’étroitesse du « cadre intellectuel de la création technicienne » (p. 8). S’il existe bien une communauté de pensée autour de la culture technique, force est de constater, que sa reconnaissance soit limitée. En effet si Simondon dans les années 1950 et Simon dans les années 1960 oeuvrent tous deux à développer une théorie relative au mode d’existence des objets techniques (ou artefacts) cela n’a pas suffi pour imposer davantage une culture technique, toujours illégitime.

Est-ce à dire que la culture technique est condamnée à entrer par effraction ? Nous ne le pensons pas. Notre expérience à l’INSA de Lyon nous conduit à postuler que le développement d’une culture technique de l’ingénieur passe par le développement d’une recherche interdisciplinaire au sein des écoles d’ingénieurs centrées sur le mode d’existence des objets techniques, car cela conduit à penser les enseignements de SHS non en partant de nos disciplines d’origine, mais en partant de l’activité de l’ingénieur.

La reconnaissance de cette communauté passe par la création d’un cadre institutionnel approprié. En effet, si l’élargissement de la CNU 72 semble être un premier pas en ce sens, il n’en demeure pas moins qu’elle peut difficilement accueillir à ce jour des candidatures émanant de toutes les disciplines. Se pose alors la question de savoir s’il ne serait pas temps d’être innovant et de créer une section CNU centrée sur un objet de recherche (la technique), car comme l’a souligné Morin (1990), le découpage des disciplines rend incapable de saisir ce qui est tissé ensemble : « La frontière disciplinaire, son langage et ses concepts propres vont isoler la discipline par rapport aux autres et par rapport aux problèmes qui chevauchent les disciplines. (...) On peut néanmoins dire très rapidement que l’histoire des sciences n’est pas seulement celle de la constitution et de la prolifération des disciplines, mais en même temps celle de ruptures des frontières disciplinaires, d’empiètements d’un problème d’une discipline sur une autre, de circulation de concepts, de formation de disciplines hybrides… »

Le développement de la culture technique implique également de donner à la technologie sa juste place au sein de notre société. Comme l’a rappelé Lequin (2008) dans le séminaire que l’équipe STOICA a organisé en 2008 et qui a donné lieu à l’ouvrage New elements of technology l’institutionnalisation de la technologie fut difficile. L’Académie des technologies est une institution récente (2000). Elle fait suite au Conseil des applications de l’Académie des sciences et résulte en fait d’un long cheminement historique. Cette création laisse à penser à l’émergence d’un nouveau champ intellectuel qui s’affranchit enfin de la dépendance tutélaire du primat de la science. En effet, ce n’est que la seconde fois après la création des universités de technologie, que le concept même de technologie pourtant multiséculaire investit en propre une institution française. ».

Mais elle ne saurait se réduire à la création d’une telle institution aussi légitime soit telle. Comme l’a indiqué Lequin (2008), cette institutionnalisation implique d’enseigner la technologie à tous (de la maternelle à l’ENA) et d’arrêter de considérer que « l’enseignement dit général [est] pour les meilleurs, […] les enseignements professionnels pour les nuls » (Sigaut, 2009). Nous sommes néanmoins conscientes que l’aboutissement d’un tel projet requiert du temps pour se mettre en place et une motivation permanente de la communauté des chercheurs.