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Introduction

Un champ paradigmatique tensionnel

Valluy (2012), s’appuyant notamment sur une analyse critique du livre récent TIC et métiers de l’enseignement supérieur (Barbot & Massou, 2011), dégage deux grands paradigmes ou coalitions de paradigmes dynamisant le champ de l’enseignement en ligne. Le premier peut être dit « pédago-techno-phile » en ce qu’il valorise à la fois la pédagogie et l’usage des outils informatiques. Il repose sur la convergence « de deux sensibilités, pédagophile et technophile, se renforçant mutuellement et trouvant par ce rapprochement le moyen d’augmenter leur influence dans un monde universitaire encore peu convaincu » (Valluy, 2012). Pour les tenants de ce paradigme (Arnseth, 2011 ; Simonian, 2011 ; Poumay, 2011 ; Gremmo &Kellner, 2011), l’instrument numérique favoriserait l’interactivité pédagogique et l’autonomisation contrairement aux pratiques professionnelles traditionnelles des enseignants, trop magistrales, trop peu interactives. Ces critiques du conservatisme et de l’insuffisance pédagogique et informatique des universitaires conduisent :

À énoncer des problèmes pratiques (comment amener les universitaires à plus de pédagogie et d’interaction?) qui trouvent généralement leurs solutions dans la formation continue (des enseignants), mais plus encore aujourd’hui dans la formation aux outils numériques susceptibles de contraindre les professeurs à modifier leur relation pédagogique avec les étudiants

Valluy, 2012

Le second paradigme, qui peut être dit « socioprofessionnel », constitue un référentiel des pratiques d’enseignants « largement dubitatifs face à la double injonction de pédagogie et de technologie » (Valluy, 2012). Les enseignants inscrits dans ce paradigme peuvent éventuellement apparaître relativement complaisants vis-à-vis de leur tradition universitaire et fermés aux changements issus de la révolution numérique. Mais certaines de leurs critiques à l’égard des nouvelles technologies apparaissent pertinentes. Si les nouvelles technologies sont « parfois enthousiasmantes de prime abord (...) les effets pervers ou les coûts inutiles apparaissent seulement plus tard : depuis les régressions intellectuelles liées aux usages managériaux du PowerPoint jusqu’aux gaspillages financiers dans le développement d’outils numériques sous-utilisés » (Valluy, 2012), en passant par les questions de gestion des temps de travail des enseignants, de rentabilité de l’enseignement à distance comparé à l’enseignement classique en présentiel ou encore de finalités plus managériales qu’humanistes des NTIC (Bachelet, 2011; Baltazart, Lavielle-Gutnik & Pouteaux, 2011), peu sensibles aux inégalités sociales des usages de l’informatique (Boutet & Tremenbert, 2009).

1. Le contexte et son évolution

Le cursus de sciences de l’éducation dont il est question ici, et qui s’inscrit globalement dans le paradigme pédago-techno-phile, a été mis en place à Paris 8 par le laboratoire Experice (Paris 8 — Paris 13-Pau). La licence (L3) en ligne a été créée en 2005 et accueillait à ce moment-là une centaine d’étudiants. Du fait de l’augmentation de la demande, la licence est rapidement passée à 200 voire 250 étudiants suivant les années. La mise en place du master 1 en ligne (M1)[1] a suivi en 2007, accueillant 40 étudiants, puis 80 l’année suivante. En 2013, la décision a été prise de ne plus dépasser la capacité d’accueil déclarée de 50 inscriptions au maximum. Le Master 2 a été créé en 2009 autour de 60 étudiants, nombre qui, après avoir également augmenté jusqu’au 80, a été réduit à 40. Ces données quantitatives prennent d’autant plus de relief, en termes de travail, que l’équipe du master ne comprend, selon les années, que neuf à dix enseignants titulaires.

Quelques détails complémentaires permettront de mieux saisir les spécificités pédagogiques :

  • La L3 et le master sont quasi entièrement en ligne. Deux regroupements en présentiel sont organisés en début d’année et à l’intersemestre pour les étudiants qui peuvent se déplacer, ce que font les deux tiers environ des inscrits, mais non, pour des raisons évidentes, ceux qui sont domiciliés par exemple en Thaïlande, en Inde, etc. La validation des cours se fait sur dossiers envoyés aux enseignants par courriel. Les étudiants n’ont donc pas à venir sur place, à Paris 8, pour passer des épreuves partielles. Seules les soutenances de master se font en présentiel.

  • Les enseignants mettent leur cours en ligne sur la plateforme Claroline(soit progressivement, séquence par séquence, soit intégralement dès l’ouverture du cours) ainsi que des documents complémentaires, et échangent à leur propos avec les étudiants sur les forums du cours. Après quelques essais infructueux, les échanges synchrones ont été abandonnés au profit des échanges asynchrones du fait des difficultés de coordination temporelle des uns et des autres : certains étudiants ou enseignants ne sont disponibles qu’à partir de 22 heures alors que d’autres se préparent à dormir à cette heure-là; en outre, des décalages horaires notables existent avec certains pays.

  • En L3 et en M1, les étudiants bénéficient également d’un accompagnement en petit groupe par des tuteurs, qui sont doctorants ou jeunes docteurs. Ceux-ci informent les étudiants du fonctionnement de la plateforme, des attendus de la formation et autres démarches nécessaires qu’ils humanisent en quelque sorte (Sumputh, 2009). Mais loin de se limiter à un rôle de « tuteurs techniques », ils sont également et surtout les témoins et les soutiens des doutes et des jubilations que les étudiants en cours d’historicisation de leur année d’études déposent sur leurs forums. Ils créent en quelque sorte, une proximité dans la distance (Fasseur, 2009), une enveloppe groupale protectrice permettant aux étudiants à distance de se sentir moins isolés.

2. Posture et démarche

Il me paraissait pertinent, par l’usage du « Je » de différencier la part de témoignage personnel de mes perceptions des témoignages de mes collègues. Quoi qu’il en soit, témoignage personnel ou perception du témoignage d’autrui, le caractère impliqué de la recherche reste bien présent et invite à présenter au « Je » ma démarche méthodologique.

Ainsi, ma posture de recherche est ici celle d’un « passeur du témoignage d’autrui » (Bézille, 2000) aussi bien que de mon propre témoignage. Je croiserai donc implications et analyses après-coup. Ces dernières sont construites suivant le parti-pris épistémologique de la multiréférentialité c’est-à-dire suivant une « lecture plurielle, sous différents angles, et en fonction de systèmes de référence distincts, non supposés réductibles les uns aux autres » (Ardoino, 1986), lecture du rapport aux temps et aux rythmes dans un processus de professionnalisation sur le tas, par tâtonnements et essais et erreurs, s’opérant dans le cadre d’une situation professionnelle nouvelle, celle de l’enseignant en ligne. Dans une démarche multiréférentielle, la prise en compte de l’implication ou du contre-transfert de l’enseignant-chercheur vis-à-vis de ses objets et pratiques d’enseignement étant incontournable en termes de scientificité (Devereux, 1998), je me présenterai explicitement comme pédago-techno-phile, si l’on retient cette subsomption commode. La mise en débat des contenus et l’accompagnement individualisé des étudiants s’accordent davantage à mes valeurs et conceptions de l’éducation que les cours magistraux. Depuis longtemps intéressé par l’informatique à titre de loisir, j’essaie des logiciels divers et j’explore moult sites internet par simple curiosité. En outre, l’enseignement en ligne correspond bien à mon style temporel, à ma propre rythmicité. Je suis un nocturne, travaillant aisément le soir voire la nuit, ce que les forums en ligne asynchrones rendent possible. J’ai toujours tenu à pouvoir jouer de mon temps autant que faire se peut, à l’accélérer ou à le ralentir à ma convenance, ce que je trouve dans la possibilité, lorsqu’un étudiant amorce un débat sur un forum, d’y réagir sur le moment ou après réflexion. Je peux faire une pause trois fois dans l’heure si je le souhaite, et, détail qui, pour certains, peut avoir son importance : je peux ainsi fumer en enseignant. Toutes choses qui sont évidemment impossibles en présentiel. C’est en grande partie pour ces raisons (pédagogie, technologie, temporalités) que j’ai accepté avec plaisir il y a une dizaine d’années de participer à l’expérience pédagogique mentionnée.

3. Pression temporelle et choix pédagogiques

Quelques éléments d’histoire permettront d’entrer dans le vif du sujet. En 2005, lors de la mise en place la L3 en ligne avec seulement une centaine d’étudiants inscrits, l’ambiance était enthousiaste, les valeurs communes de l’équipe relevaient clairement du paradigme pédago-techno-phile (Verrier, 2009), et l’intérêt partagé pour l’expérimentation pédagogique minorait l’importance du temps à consacrer à un accompagnement qui devait passer par l’écrit. Ce qui importait à l’équipe était de parvenir à favoriser à distance une bonne dynamique de groupe chez les étudiants. C’était une activité quasi militante. Parfois, certes, l’équipe réfléchissait aux dangers de la sur-implication, par exemple lorsqu’un collègue rapportait qu’au moment du Nouvel An, à minuit, il se précipitait sur son ordinateur pour adresser ses meilleurs voeux aux étudiants. Mais, globalement, l’équipe se réjouissait de créer l’occasion de reprise d’études pour des personnes qui, pour des raisons d’emploi du temps ou d’éloignement géographique, n’auraient pu le faire en présentiel.

Par la suite, l’augmentation déjà mentionnée des effectifs n’a pas éteint l’implication pédago-techno-phile, mais l’a quand même rafraîchie malgré la satisfaction éprouvée à constater le succès rencontré par le dispositif. La difficulté est vite apparue de continuer à échanger de manière individualisée avec les étudiants quand plus d’une centaine étaient inscrits à l’un ou l’autre cours de L3 et qu’une bonne moitié intervenait régulièrement sur les forums correspondants. Il s’est avéré impossible pour les enseignants de continuer à passer sur les forums de chaque cours entre deux et trois fois par semaine comme ils le faisaient dans les premières années. En ce qui concerne le M1, pendant les années les plus chargées, chacun des membres de l’équipe Experice Paris 8 (entre neuf et dix titulaires selon les années) a dû accompagner environ 30 mémoires par an, M1 et M2 et ligne et présentiel confondus (les formations sont en effet dédoublées c’est-à-dire qu’elles existent à la fois en présentiel et en ligne). Ce point est évidemment important sur le plan des pressions temporelles, nous y reviendrons.

Les difficultés apparaissent ainsi directement associées au nombre d’étudiants et au temps nécessaire pour les accompagner. Ce point n’est pas nouveau : il se retrouve dans la plupart des situations éducatives où l’accompagnement individualisé devient difficile, voire impossible, du fait même du nombre d’étudiants qu’il intéresse. Cependant, le caractère chronophage de l’enseignement en ligne pédago-techno-phile, notamment du fait du passage de l’oral à l’écrit qu’il suppose, exacerbe ces difficultés et constitue aussi un analyseur des relations entre positionnements pédagogiques et rapport au temps, aux rythmes. En l’occurrence, les stratégies d’un certain nombre de collègues ont consisté à modifier le mode et la fréquence de leur présence en ligne. On pourrait également ici parler d’ethno-méthodes c’est-à-dire de processus constamment modifiés et négociés que les membres d’un groupe social, d’une équipe mettent en oeuvre pour interpréter et accomplir une activité pratique du quotidien (Garfinkel, 2007). Pour aller davantage dans le détail, nous différencierons ce qui concerne les cours et ce qui concerne les guidances de mémoires.

3.1 Les cours

Avec l’augmentation du nombre d’inscrits, les enseignants ont, pour environ un tiers d’entre eux, réduit en quelques années leur nombre de cours en ligne, parfois du fait d’autres charges de travail (responsabilités administratives ou institutionnelles), parfois pour continuer à pouvoir accompagner les étudiants de manière individualisée dans les cours qu’ils conservaient. À de rares exceptions près, les deux tiers des enseignants n’ayant pas réduit leur nombre de cours en ligne en assuraient au plus deux.

Au plan pédagogique, deux tiers des enseignants ont continué à échanger régulièrement de manière individualisée avec les étudiants sur les forums. Par contre, un tiers des enseignants a opté soit pour la mise en place de dispositifs d’autoformation collective ne leur demandant dans un second temps que peu de présence régulière, soit pour une présence régulière, mais associée à des retours non plus individualisés aux messages des étudiants, soit encore pour un mode de réponse ponctuel aux questions des étudiants explicitement adressées à l’enseignant, sans initier d’échanges à partir des intérêts de connaissance associés au cours et restés implicites dans le message de l’étudiant.

Ces éléments renvoient à nouveau, du moins en première analyse, à la pression temporelle de l’enseignement en ligne tel que pratiqué par l’équipe. Par exemple, lorsque la dynamique pédagogique est amorcée et que les étudiants échangent entre eux et avec l’enseignant, celui-ci peut trouver une cinquantaine de messages à lire sur son ou ses forums s’il passe une fois par semaine, et ces messages contiennent souvent des remarques et questions bien plus complexes et détaillées qu’en présentiel, car les étudiants ont pris le temps de les rédiger. En fait, devenir pédagogue en ligne suppose dans cette perspective de passer d’une position d’orateur à une position d’épistolier, évoquant moins une sur ou une hypermodernité que la pratique de la correspondance telle qu’elle était pratiquée depuis plus d’un siècle.

Face à cette pression temporelle, rapidement évoquée, les précédents arts de faire (de Certeau, 1990), non exclusifs les uns des autres, peuvent correspondre, en termes de professionnalisation de l’équipe et des acteurs, à des flottements lors du passage du présentiel à la ligne, au moment où les allants de soi (Schütz, 1998) de la transmission en présentiel subissent, du fait de la situation éducative en ligne, une rupture entraînant des actions ad hoc (Garfinkel, 2007) pour reconstruire la « normalité » des interactions. Elles peuvent également évoquer, parfois, un déplacement de l’enseignant du paradigme pédago-techno-phile vers le paradigme socioprofessionnel, avec notamment la tentation de transposer à la ligne le mode de transmission du cours magistral en présentiel. Cependant, ces stratégies sont loin de constituer, en elles-mêmes des indicateurs des choix paradigmatiques et valeurs pédagogiques de l’enseignant. Quoiqu’elle ne constitue pas un exemple isolé.

Je m’appuierai ici sur ma propre pratique : Bien que préférant de loin le débat et l’accompagnement individualisé, j’ai adopté pour mon cours de L3 (plus de 100 inscrits certaines années, limité aujourd’hui à 90) certains des ajustements précédemment mentionnés : répondre collectivement et non plus individuellement, et uniquement aux questions qui me sont directement adressées. Par contre, en master 1 et 2 (une trentaine d’inscrits à chacun de mes cours), je conserve l’individualisé et, à la lecture des débats sur les forums, il m’arrive fréquemment d’indiquer aux étudiants des pistes de réflexion en résonance avec les leurs et des références bibliographiques associées, un peu comme dans le fonctionnement d’un groupe de recherche.

En somme, le nombre d’inscrits et la pression temporelle associée, peuvent mettre l’enseignant en porte à faux vis-à-vis de ses propres valeurs pédagogiques, le faisant parfois glisser d’un paradigme à l’autre pour des raisons pragmatiques : s’il tient, par exemple, à rester chercheur et à publier, il doit limiter le temps imparti à la pédagogie.

3.2 Les mémoires

Environ un tiers des enseignants a, depuis la création du master en ligne, continué d’accompagner l’élaboration des mémoires de Master 1 ou de Master 2 exclusivement à distance, par courriel et/ou sur un forum dédié. Deux tiers se sont exprimés rapidement leurs difficultés vis-à-vis de ce mode d’accompagnement et ont proposé des rendez-vous collectifs en présentiel, notamment le samedi pour tenir compte des étudiants salariés, où les étudiants en ligne étaient également invités. Cependant une minorité de ces derniers étaient en capacité de venir à ces rendez-vous en présentiel pour des raisons géographiques (les étudiants inscrits en ligne sont rarement domiciliés à proximité raisonnable de l’université). L’utilisation complémentaire du téléphone ou de logiciels comme Skype est alors apparue indispensable, ce qui a constitué le plus souvent un compromis acceptable, mais a néanmoins posé d’importants problèmes aux étudiants vivant à l’étranger, aux prises à la fois avec les décalages horaires et les interruptions de réseau fréquentes dans certains pays. Ces étudiants s’avèrent ne pouvoir être accompagnés que par les enseignants préférant ou acceptant d’assurer des accompagnements exclusivement en ligne, sans aucun échange verbal. En ce qui concerne les mémoires, les enseignants de l’équipe se sont au fil du temps distribués entre trois positions : assurer les accompagnements de mémoires surtout d’étudiants en ligne, surtout d’étudiants en présentiel ou, plus rarement, d’un nombre comparable d’étudiants en ligne et en présentiel.

En somme, à partir d’une inscription collective dans le paradigme pédago-techno-phile, des enseignants professionnalisés en présentiel ont opté pour des modes variés de professionnalisation à l’enseignement en ligne, modes qui se sont différenciés d’autant mieux que la pression temporelle associée notamment au nombre d’étudiants augmentait. Si la mise en tension des deux paradigmes pédago-techno-phile et socio professionnel peut constituer une première grille de lecture des pratiques décrites, la prise en compte complémentaire de la pression temporelle porte à envisager que, dans la pratique, le choix d’inscription dans un paradigme peut dépendre davantage de celle-ci que des convictions pédagogiques de l’enseignant. Face à cette difficulté à la fois pragmatique et axiologique, celui-ci est alors conduit 1/à assurer le moins possible de cours et d’accompagnement à distance ou bien 2/à continuer à consacrer une part importante de son service à l’enseignement en ligne, soit 2a/ en maintenant coûte que coûte les échanges individualisés par mail ou au téléphone (surimplication), soit 2 b/en y renonçant au profit 2ba/ de dispositifs d’autogestion pédagogique ou 2bb/ d’une quasi-transposition du cours magistral présentiel à l’enseignement en ligne. Ces différentes postures, non exclusives les unes des autres, peuvent par ailleurs varier, pour l’enseignant, entre l’implicite peu questionné et l’explicitation personnelle ou via des débats formels ou informels dans l’équipe et ailleurs.

Les débats dans l’équipe ont généralement convoqué, outre les contraintes institutionnelles locales, les désirs antagonistes d’une part d’augmenter notre rayonnement aussi bien en termes de recherche que de pédagogie en formant un grand nombre d’étudiants et, d’autre part, de continuer à pouvoir accompagner ceux-ci correctement sans pour autant en tomber malade, l’équipe étant depuis plusieurs années à la limite du burn-out. C’est finalement la prise en compte des dangers multiples d’une pression temporelle exagérée qui l’a emporté, et qui a débouché récemment sur la décision de réduire le nombre d’inscrits en M1 et en M2 à la capacité d’accueil mentionnée dans la maquette du diplôme.

Mais les termes « pression temporelle », de même que les analogues comme « activité chronophage », constituent un signifiant bavard, c’est-à-dire une expression parlante en apparence sans que l’on puisse en repérer clairement les processus constitutifs. Ces processus semblent cependant pouvoir être éclairés par le questionnement des perceptions des temps et des rythmes dans le cadre du dispositif et, également, des angoisses qui leur sont associées.

4. Désinstitutionnalisation des rythmes et rythmo-formation

Dans cette expérience, l’enseignant qui passe du présentiel à la ligne rencontre tout d’abord une désinstitutionnalisation des temps et des rythmes : pour les enseignants comme pour les étudiants, les horaires et jours d’études deviennent pour le moins indécis. Contrairement à ce que l’on peut observer en présentiel, certains rythmes institutionnels sont comme mis en suspens dans l’enseignement en ligne : des enseignants peuvent, par exemple, être présents sur les forums la nuit, à des heures tardives. La tranche horaire 22h – 1h du matin est souvent fréquentée. De même, à l’échelle de la semaine, les rythmes de l’enseignement en ligne ne reprennent pas plus qu’à l’échelle de la journée les scansions caractéristiques du présentiel : il n’y a pas, le lundi, tel cours le matin et tel autre l’après-midi;des enseignants écrivent le dimanche sur les forums, etc. En somme, dans le cadre de cet enseignement, la semaine, avec les scansions et les repères qu’elle apporte en présentiel, tend à disparaître.

Les témoignages des enseignants concernant le travail en ligne le soir et le week-end sont contrastés. Pour certains, ces horaires ne posent pas problème ou constituent un moindre mal. La veille dans la nuit et le dimanche sont en effet, pour eux, des moments de calme et de silence bien plus propices au travail en ligne qu’un temps à l’université où, à moins de disposer d’un bureau individuel (ce qui n’est le cas pour personne dans notre équipe), l’enseignant est régulièrement dérangé pour des raisons aussi bonnes que variées. Pour d’autres enseignants, au contraire, le surcroît de travail à domicile interfère avec la vie de famille. « C’est un motif de divorce », disait une collègue qui ne plaisantait qu’à moitié. Cet effacement des frontières temporelles traditionnelles entre travail et vie privée a déjà été souligné dans divers secteurs d’activité par un certain nombre d’observateurs comme Jauréguiberry (2003), décrivant des « cadres fusibles » gérant les décisions de la direction vers les équipes internes à l’entreprise et vers les marchés extérieurs, et devant être joignables à tout moment. Ce type de rapport aux temps, également exacerbé dans l’enseignement en ligne, peut entraîner une certaine désorganisation de « l’équation temporelle personnelle » (Grossin, 1996), processus complexe par quoi le sujet aux prises avec de multiples temporalités (personnelles, familiales, institutionnelles, sociétales) parvient à se rendre disponible aux temps des autres comme à ses temps propres, à s’orienter à court et à long terme dans cette polychronie et à en articuler personnellement les composantes (temps collectifs, temps personnels).

Cette notion d’équation temporelle personnelle, proposée par un psychosociologue du travail, trouve des prolongements dans le contexte ici décrit. Le passage à visée professionnalisante du présentiel au distanciel favorise, ou même suppose, l’apprentissage de nouveaux arts de faire visant des rythmes hétérogènes et s’opère le plus souvent de manière informelle. On peut comprendre aussi ce type d’apprentissage à travers la notion de rythmo-formation (Pineau, 2006) qui désigne le processus de formation de rythmes formateurs[2], lequel processus implique « d’articuler pour soi ces rythmes, de les synchroniser personnellement (...) Il faut donner sa mesure; rythmer les rythmes » (Pineau, 2000, p.103). De ce point de vue, le sujet est pensé capable d’inventer des ethno-méthodes pour configurer les temps, pour « rythmer les rythmes », pour les répartir, les combiner à partir du quotidien (Pineau, 2006). Cette rythmo-formation se situe aux antipodes des recettes proposées dans les stages de gestion du temps — c’est pourquoi il semble plus adéquat de parler d’arts de faire ou d’ethno-méthodes. Il s’agit en effet d’une activité à la fois introspective, éminemment personnelle, et qui n’en est pas moins interactionnelle, en prise avec les collectifs se rythmo-formant eux aussi en permanence.

Ces différents éléments de réflexion portent à considérer qu’en présentiel, c’est essentiellement l’institution qui donne le tempo, cette fonction est, en ligne, beaucoup plus dévolue à l’enseignant seul, en tant que « maître à bord » de son cours. C’est, pour reprendre un autre terme de Pineau, l’enseignant qui devient « synchroniseur », notion désignant « un chef d’orchestre temporel (…) un cycle de base influençant suffisamment les autres pour battre la mesure, en tout ou en partie » (Pineau, 2000, p.120). En d’autres termes, tout rythme qui commande un autre rythme est un synchroniseur. Dans le cas de cette recherche, le synchroniseur se déplace de l’institution à la personne de l’enseignant. C’est-à-dire à celui-ci est en situation de prendre en charge un travail rythmique qu’il n’assurait pas auparavant. Par exemple, il peut décider, quant à sa présence sur le forum, de passer non pas une fois par semaine comme un métronome, mais un peu plus souvent au début et à la fin du semestre pour, respectivement, bien lancer les échanges entre étudiants et prendre le temps de leur expliquer les attendus pour la validation de leur travail. Et s’il l’estime approprié, il pourra « compenser » ce surcroît de travail en espaçant ses passages sur les forums à certains moments en milieu de semestre.

L’enseignant en ligne peut également interroger de nouvelles façons de synchroniser personnellement les rythmes, d’en opérer une reconfiguration qui, bien qu’allant au-delà de la sphère habituelle du temps de travail, peut lui convenir et ne pas entraîner d’empiétement pathogène sur la vie privée ou familiale. Ni tout puissant ni tout impuissant vis-à-vis des temps et des rythmes, il est en quelque sorte en position méta de participer à « l’orchestration » (Bachelard, 1959) des synchroniseurs relevant de niveaux d’observation différents (sociaux, institutionnels, interpersonnels, intrapsychiques).

Vais-je prendre le temps d’indiquer à nouveau à cet étudiant, qui manifeste une appétence intellectuelle certaine, les contraintes du calendrier universitaire afin de lui rappeler qu’il ne peut pas « tout lire », et lui fournir néanmoins une esquisse de bibliographie répondant à ses questionnements alors que mes vacances universitaires viennent de commencer et, cela, tout en pesant mes mots afin de ne pas décourager d’autres étudiants qui se pensent moins brillants?

Ici, on entrevoit les pressions réciproques qu’exercent les uns sur les autres le temps de l’institution, le temps des échanges interpersonnels, et le temps propre de l’enseignant, à la fois professionnel et personnel. Chacun de ces temps, de ces rythmes est candidat à devenir synchroniseur des autres, à battre la mesure pour eux. Bien que relevant de niveaux différents, ils forment un système de résonances complexes et enchevêtrées où les temps englobants de l’institution et temps englobés des personnes s’altèrent réciproquement (Lesourd, 2013). On peut transposer à l’étude des temps la réflexion générale de Morin selon laquelle « le tout en tant que tout gouverne les activités partielles/locales qui le gouvernent » (1986, p.104). En l’occurrence, bien que soumis au temps englobant du calendrier universitaire, je peux répondre à l’étudiant pendant les vacances, même si l’université est fermée et ainsi, en quelque sorte, modifier le calendrier.

En l’absence des scansions plus structurées du présentiel, les enseignants sont donc en situation de construire eux-mêmes et d’apprendre à habiter, avec les étudiants, le rythme de leur accompagnement à distance. Ce qui suppose en premier lieu d’apprendre à « percevoir » les temps, à y porter attention dans le détail dans un contexte universitaire d’urgence chronique. Cela ne va pas de soi, car a priori il n’y a pas le temps d’observer les temps qui constituent les situations éducatives... En outre, diriger son attention vers les temps et les rythmes vécus apparaît souvent de peu d’intérêt, comme si avait été profondément intériorisée dans notre culture la formule augustinienne posant le temps comme fatalement indicible[3]. Pourtant, si l’on accepte de considérer que c’est le rythme qui donne sa force au sens (Lesourd, 2006), la visée de l’éducation apparaît aussi comme vidée d’une prise en charge des conditions rythmiques de formation du sens. Dans cette perspective, la notion de rythmo-formation peut constituer une ressource, une grille de lecture permettant d’orienter l’observation. De simples questions peuvent faciliter l’observation des temps, par exemple : quels sont les rythmes qui commandent les autres rythmes dans mon contexte professionnel?

Commencer à répondre à ce genre de question m’a demandé de puiser dans mes réserves de patience, car, comme la plupart de mes contemporains occidentaux, je suis atteint de myopie temporelle et lorsque, me faisant mon propre orthoptiste, je commence à mieux distinguer les temporalités de mon propre monde vécu, personnel et professionnel, je me retrouve manquer d’un vocabulaire permettant de les désigner. Néanmoins, cette attention persistante a fini, dans mon expérience, par fluidifier par exemple, et pour le dire de manière succincte, les déplacements de mon attention entre ces « fenêtres attentionnelles temporelles » (Lesourd, 2002) que constituent ce qu’on nomme couramment le court terme, le moyen terme et le long terme alors que, auparavant, il me fallait un effort notable pour me désengluer du court terme (l’urgence) et me déplacer vers le moyen ou le long terme — et vice-versa.

Mettre au travail la notion de pression temporelle au niveau de détail du vécu quotidien, suivant une approche phénoménologique de l’expérience du temps, conduit à questionner des dimensions du rapport aux temps et aux rythmes qui débordent largement la thématique de la professionnalisation des équipes et des acteurs enseignant en ligne à l’université, mais qui ne peuvent que l’enrichir en retour. Une mise en culture des vécus temporels (Pineau, 2000, 2006; Lesourd, 2005, 2006, 2013; Roquet P., Goncalves, M.-J., L. Roger & Cantisanno, A.-P., 2013) considérés comme observables et communicables semble non seulement possible, mais souhaitable pour comprendre notamment les difficultés et les ethno-méthodes des enseignants passant du présentiel à la ligne, mais aussi, plus largement, la dynamique des situations éducatives.

5. Anticipation et étayage sur le temps de l’autre

Probablement du fait de ma formation initiale de psychologue clinicien, la professionnalisation à l’enseignement en ligne me semble difficilement pouvoir être abordée sans tenir compte de l’angoisse suscitée par le rapport aux temps et aux rythmes spécifique de ce type d’enseignement.

Privés d’un espace de rencontre des corps, les étudiants en ligne apprécient tout particulièrement les repères temporels. En présentiel, ces repères sont en général très lisibles : les étudiants et les enseignants savent que tel cours a lieu tel jour à telle heure dans telle salle. C’est affiché dans le couloir, tout comme les dates de remise des travaux et les absences ponctuelles des enseignants. En ligne, dans une situation éducative déjà marquée par la désinstitutionnalisation des temps et des rythmes, la situation est différente : si l’enseignant s’absente de son forum sans en prévenir les étudiants à l’avance, ceux-ci ne peuvent anticiper à quel moment il va ou non revenir échanger avec eux, ce qui peut susciter des inquiétudes diverses :

Ce que l’on écrit ne l’intéresse pas suffisamment? On n’a peut-être pas bien compris? Comment allons-nous valider ce cours? Quand faut-il rendre notre travail?

C’est parfois après plusieurs semaines que les responsables de formation sont informés de cet état de fait que les étudiants hésitent à signaler rapidement.

À propos de cette attention à maintenir chez l’enseignant afin qu’il anticipe de fournir lui-même aux étudiants les repères leur permettant à leur tour d’anticiper, un collègue commençant à enseigner en ligne me disait, le visage marqué d’une vive inquiétude : Te rends-tu compte de l’autodiscipline que ça demande?

Cette réflexion est à prendre au sérieux. Certes, la tâche peut sembler légère de prévenir les étudiants que c’est le lundi que l’enseignant passera régulièrement sur le forum de son cours ou, s’il a un empêchement, de les informer qu’il passera un autre jour de la même semaine ou la semaine suivante. Pourtant, tout se passe comme si la prise en charge par l’enseignant de l’étayage temporel auparavant pris en charge par l’institution posait problème. Problème qui semble moins dépendre du travail supplémentaire à fournir que d’angoisses plus spécifiques.

En psychanalyse, la construction du temps vécu, chez l’enfant comme chez l’adulte, s’étaye pour une part importante, sur le temps de l’autre. L’enfant commence à construire son propre temps en l’étayant sur le temps de la mère. Tustin (1986) propose la notion de « rythme de sécurité », métissage des rythmes de la mère (pour l’allaitement par exemple) et ceux de l’enfant (dans la tétée). Au plan psychopathologique, certains sujets présentent une carence d’autonomie temporelle. « Ils compensent, et camouflent, en général, cette incapacité en adoptant des cadres extérieurs — sociaux — rigides, principalement et d’abord les cadres scolaires » (Laget, 1995, p.116). En somme, « les difficultés portant sur le temps peuvent, dans certains cas, être accompagnées d’un étayage sur autrui qui les pallie » (p. 92). 

Ces éléments concernant l’enfant ou la personne en difficulté psychologique permettent aussi, d’un point de vue clinique, de comprendre le fonctionnement de l’adulte en général. Celui-ci étaye notamment son temps sur celui de « notre mère l’institution » qui, si l’on reprend le terme de Pineau, constitue un synchroniseur contraignant, mais également contenant et subrepticement rassurant. Et quand l’adulte ne dispose plus de cet étayage, quand il est coupé des synchroniseurs sociaux, on observe — par exemple dans la clinique des « exclus » comme les chômeurs de longue durée (Furtos, 1999) — une désappropriation progressive des repères temporels partagés, ce qui entraîne certaines difficultés à s’organiser dans le temps, à maintenir la cohésion de l’équation temporelle personnelle (Grossin, 1996). L’institution, dont les temps contraignants suscitent tant de critiques, souvent justifiées, porte aussi les perspectives temporelles éprouvées comme personnelles. Tout comme la mère autrefois, elle assure en principe une « gérance prothétique » (Kaès, 1979, p.81) de l’appareil psychique individuel, « prédispose des significations » (p.6) pour lui, en lui permettant de contenir ses angoisses archaïques. Lorsque le sujet ne peut élaborer certaines situations, certains affects, l’institution prend pour ainsi dire le relais. Dans la perspective de Kaès, l’institution constitue un cadre où le sujet peut déposer les éléments archaïques, indifférenciés, de sa personnalité afin de ne pas devoir s’y confronter trop brutalement. Cette fonction de « dépôt » du cadre institutionnel apparaît tout particulièrement à l’occasion des crises, c’est-à-dire lorsque, justement, le cadre fait brusquement défaut – par exemple, au cours d’un changement profond de fonctionnement groupal ou institutionnel. Les éléments archaïques, indifférenciés, que le sujet avait déposés dans le cadre lui reviennent alors, accompagnés d’une angoisse d’autant plus grande que le cadre qui se délite ne peut plus les contenir. De ce point de vue, où l’étayage sur le temps de l’autre institutionnel n’adonc rien de pathologique, enseigner en ligne revient à agir en ne disposant plus que d’un étayage amoindri sur le temps de l’institution dont le rythme de sécurité devient parfois « inaudible ». L’autre institutionnel, donneur de repères temporels, a-t-il disparu, me laissant seul face à l’absence? Un vécu angoissant de ce type peut facilement se transposer au plan intellectuel en résistances vis-à-vis de l’enseignement en ligne. « Rythmer les rythmes » comme le proposait Pineau suppose de se confronter un temps à l’angoisse. Et c’est alors qu’il devient important que d’autres ou, au moins, qu’un autre (en général le responsable de la formation en ligne) rappelle périodiquement le temps de l’institution.

Conclusion et ouvertures

Située par rapport à deux paradigmes, pédago-techno-phile et socioprofessionnel, introduisant différenciations et mise en tension dans les pratiques d’enseignement en ligne à l’université, l’expérience pédagogique dont j’ai témoigné à d’abord pris en compte la pression temporelle que l’équipe pédagogique a pu vivre à travers son choix initial pédago-techno-phile. Cette prise en compte a suggéré que les valeurs pédagogiques et les choix paradigmatiques des enseignants ne se déploient pas dans un vide temporel, mais peuvent s’altérer en fonction de cette pression. Cependant, sous ces termes courants de pression temporelle, d’activité chronophage, etc., on peut commencer à repérer des arts de faire avec les temps, les rythmes qui s’apprennent. Arts de faire dont la mise en culture, aux antipodes des pratiques de gestion du temps, pourrait s’avérer féconde dans une perspective de professionnalisation au distanciel des acteurs et des équipes, et, plus largement, dans une perspective de recherche sur les conditions rythmiques de construction des situations éducatives. En outre, la prise en compte de l’étayage fort, au quotidien, du temps vécu des enseignants sur les temps de l’institution permet de repérer, lorsque ces derniers temps s’estompent dans l’enseignement en ligne, l’apparition d’angoisses archaïques qui ne sont plus institutionnellement contenues et, par conséquent, l’intérêt d’inventer de nouvelles manières aussi bien individuelles que collectives de s’y confronter.