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Introduction

Bien des changements ont affecté l’école québécoise au cours des années 1990 mais le plus important consiste sans doute en ce que le ministère de l’Éducation a appelé la réforme du curriculum (MÉQ, 1997a). Cette réforme, entamée en 2000-2001, devait rompre, tant dans ses justifications que dans ses transformations curriculaires, avec la « culture scolaire » des années 1970 et 1980 que le ministère lui-même estime avoir été trop fortement centrée sur le développement de la personnalité et insuffisamment sur le développement cognitif de l’élève et sur la maîtrise des savoirs (MÉQ, 1997a, 9 ; MÉQ, 1997 b, 22). Or, cette rupture s’est-elle réellement produite ? Et ne peut-il y avoir compatibilité, continuité entre le développement intégral de l’enfant et le développement cognitif de l’élève ? N’y a-t-il pas eu plutôt des résistances ? Des pratiques et des idées au sujet de l’éducation qui sont bien ancrées dans certains milieux, en raison des caractéristiques des élèves et des manières de répondre à leurs besoins, ne vont-elles pas à l’encontre non pas nécessairement du développement cognitif de l’élève mais d’une priorité à lui donner en éducation ?

Afin de le vérifier, nous analyserons l’évolution de la « culture scolaire » depuis la réforme de l’éducation des années 1960 jusqu’à aujourd’hui. À quoi la « culture scolaire » renvoie-t-elle ? Certes, au curriculum et aux programmes d’enseignement officiels. Mais plus fondamentalement, ceux-ci contiennent, implicitement ou explicitement, des missions éducatives, des finalités, des valeurs, une vision de l’enfant, de l’élève et du citoyen ainsi que des conceptions de la connaissance et des savoirs (Durkheim, 1990, 1989 ; Forquin, 1989). La « culture scolaire » définit toujours les rapports souhaitables devant exister entre l’individu, l’école et la société et dresse le profil idéal de l’école dans un contexte social donné (LeVasseur, 2010).

La « culture scolaire » a-t-elle donc changé des années 1960 aux années 2000 selon les voeux du ministère de l’Éducation de 1997 ? Les milieux d’enseignement ont-ils emboîté le pas ? Afin de répondre à ces questions, nous mènerons notre analyse en prenant appui sur l’ensemble de nos recherches sur la socialisation et l’instruction dans l’école québécoise. La première recherche porte sur la modernisation des savoirs dans le contexte de la réforme de l’éducation des années 1960. Cette modernisation a été menée en partie au nom de la rationalité scientifique et technique dans une visée de développement économique. Mais dès le début des années 1970, en réaction à cet éthos utilitariste, les milieux éducatifs tendent à faire du développement de la personnalité de l’élève l’une des finalités les plus importantes de l’éducation (LeVasseur, 2002a, 2002 b, 1997). La seconde recherche, sur la division du travail éducatif, ne porte pas à proprement parler sur la « culture scolaire », mais en partie sur la socialisation ou ce que nous avons appelé le travail éducatif du personnel d’encadrement technique et paratechnique des écoles québécoises. Elle a conduit au constat que la mission de socialisation, dans certains milieux, a désormais plus de poids que la mission d’instruction, ce qui suppose que le développement cognitif de l’élève passe au second plan par rapport à des finalités de socialisation pour des raisons que nous exposerons subséquemment (Tardif et LeVasseur, 2010). Quant à la troisième recherche, elle montre, par l’entremise de ce que disent les enseignants de leurs pratiques, que le développement cognitif est (partiellement) en tension avec ce que nous appelons une « subjectivation de la culture scolaire » (LeVasseur, 2012 ; 2008a). Selon celle-ci, les savoirs trouvent leur valeur surtout en tant qu’adjuvant du développement identitaire de la personne, ce qui ne signifie pas pour autant que le développement intellectuel de l’élève soit laissé pour compte. Mais les savoirs et leurs assises épistémologiques s’effacent quelque peu devant une esthétisation de la culture où l’expression de soi tend à l’emporter sur une vision résolument rationnelle et objective du monde (Francillon-Jacquet, 2004, 43). Mais une telle esthétisation de la culture ne devient-elle pas nécessaire dans certains milieux afin que les élèves qui ne sont pas d’emblée en phase avec la culture scolaire puisse y donner un sens ? Les milieux d’éducation ont-ils des raisons de faire ou de ne pas faire du développement cognitif et de la maîtrise des savoirs la priorité de l’éducation ?

* * *

Les protocoles méthodologiques des trois recherches sur lesquelles nous nous appuyons ici seront présentés séparément le moment venu, et non en un seul bloc. Nous ne présenterons pas non plus une revue de littérature exhaustive pour chacune d’entre elles. Cependant, cet article portant sur la culture scolaire, mentionnons que deux de nos recherches, hormis celle sur la division du travail éducatif, s’insèrent dans une sociologie du curriculum, de la culture et de la connaissance qui analyse la manière dont l’école transmet la culture et les savoirs, agence ceux-ci dans des programmes que des enseignants s’approprient et traduisent dans des pratiques d’enseignement et d’apprentissage pour les élèves dans un contexte social donné.

La sociologie du curriculum a surtout été pratiquée par de nombreux sociologues britanniques, et par la suite américains, regroupés sous le nom de nouvelle sociologie de l’éducation (NSÉ). Leurs recherches ont fait l’objet de diverses études. Celles de Forquin (1997, 1989, 1984, 1983), qui consistent à « cartographier » un champ en situant les recherches qui le composent les unes par rapport aux autres. Celle de Trottier (1987) qui présente les grandes orientations et les assises théoriques de la NSÉ. Plus récemment, Deauvieau et Terrail (2007) ont présenté les textes canoniques de Bourdieu, Bernstein et Young[1], les grands fondateurs de la NSÉ, mais également ceux d’Isambert-Jamati, de Rochex et de Bautier[2]. La plupart des travaux recensés par Forquin avaient pour but de montrer comment la culture scolaire, les savoirs et leur codification, les programmes, le curriculum réel et le curriculum caché, les pratiques pédagogiques, les relations informelles entre les enseignants et les élèves pouvaient conduire à l’échec scolaire de catégories d’élèves provenant des milieux ouvriers ou défavorisés. Quant au Québec, mentionnons les textes de Mellouki (2010) et de Martineau et Gauthier (2002) qui présentent l’évolution des programmes d’enseignement depuis les années 1960, et dans un registre qui emprunte à l’herméneutique philosophique de Gadamer (1996), la réflexion de Simard (2004) sur le rôle culturel de l’école dans un contexte de crise de la culture occidentale[3].

Nos travaux sur la culture scolaire s’inspirent et se distinguent tout à la fois de ces différentes recherches. Leur principale caractéristique est d’étudier la fonction sociale de l’école sous l’angle de la « culture scolaire ». Nous mettons ainsi l’accent sur une fonction sociale et culturelle de l’école définie en termes non pas de reproduction mais soit d’évitement de l’exclusion sociale (LeVasseur, 2008b), soit de subjectivation à la suite de Dubet (Dubet et Martuccelli, 1996 ; Martuccelli, 2000). Par ailleurs, notre coup d’oeil est moins philosophique que celui de Simard qui pose la question de savoir « Comment penser l’éducation, la culture et la pédagogie en l’absence de tout fondement absolu et de toute certitude ». Cependant, à partir de la même question, en insistant sur l’idée de pluralisme éducatif, nous interrogeons les enseignants des différentes matières scolaires ainsi que les textes officiels et consultatifs de différentes époques afin de voir comment est pensée l’éducation, la culture et la fonction sociale de l’école.

Dans cet article, nous commencerons donc par présenter un bref historique des textes consultatifs et officiels qui définissent les contours de la « culture scolaire » de chaque époque, un peu à la manière de Mellouki et de Martineau et Gauthier dont nous venons de citer les travaux. Nous verrons que la réforme de 1997, dans ses principes à tout le moins, s’est radicalement opposée aux finalités éducatives des années 1970 et 1980 axées sur le développement de la personnalité de l’enfant et a affirmé l’importance de réorienter la mission culturelle de l’école vers le développement cognitif de l’élève. Nous aborderons ensuite la question de la mission de socialisation et, enfin, celle de la « subjectivation de la culture scolaire ».

Mentionnons que notre propos ne constitue qu’un éclairage possible de la transformation de la « culture scolaire ». Celle-ci se présente comme un véritable écheveau d’idées et de pratiques qui s’inscrivent dans le temps et qui se manifestent de manières variées selon les contextes, en s’agglutinant les unes aux autres, menant à des idées et à des pratiques parfois inédites, souvent héritées du passé mais présentées comme étant résolument nouvelles. Prétendre alors statuer de manière définitive sur leur genèse serait pour le moins présomptueux.

1. Généalogie de la réforme de 1997 sur le plan de la « culture scolaire »

La réforme de l’éducation de 1997 a été précédée de plusieurs rapports de groupes de travail dont l’essentiel de la réflexion a porté sur le curriculum, entendons ici les contenus des programmes d’enseignement ainsi que les finalités sociale, culturelle et économique assignées à l’école. Le curriculum définit en quelque sorte ce que doit devenir l’école à l’aube du XXe siècle.

La réforme est donc le fruit d’une longue élaboration et afin d’en comprendre l’esprit, nous reviendrons à certaines des caractéristiques de la « culture scolaire » des années 1960, 1970 et 1980 et même brièvement à celle précédant la réforme des années 1960. Afin de procéder à ce survol historique, nous analyserons les textes qui ont marqué la pensée et les pratiques éducatives depuis la seconde moitié du XXe siècle. On pourrait classer ces textes dans 4 catégories : premièrement, des énoncés de politiques officielles du ministère de l’Éducation comme l’école québécoise (MÉQ, 1979) et l’école tout un programme (MÉQ, 1997a) ; deuxièmement, des textes consultatifs de groupes de travail ayant conduit à des réformes importantes du système éducatif québécois, comme, par exemple, le rapport Parent (gouvernement du Québec, 1964), le rapport Corbo (MÉQ, 1994), les États généraux sur l’éducation (MÉQ, 1995) et le rapport Inchauspé (MÉQ, 1997b). Ces textes marquent les tournants pris par l’éducation depuis les années 1960, et surtout, ils contiennent des analyses du système éducatif à différentes époques et les raisons ayant conduit aux changements préconisés. Ils traduisent en fait la pensée officielle du MÉQ. Ces textes ne sont pas pour autant consensuels, ils ne représentent pas la pensée de tous les intervenants de l’éducation au Québec à une époque donnée, mais plutôt la pensée de l’institution étatique responsable de l’éducation, de ses orientations et des services éducatifs. Troisièmement, un texte consultatif du Conseil supérieur de l’éducation (1971), l’activité éducative, et quatrièmement, un programme officiel, le Programme de formation de l’école québécoise (MELS, 2006), qui synthétisent une certaine pensée pédagogique ayant fortement mobilisé les acteurs de l’éducation dans leur contexte respectif. Ces textes n’ont pas tous le même degré d’incidence sur l’institutionnalisation des pratiques éducatives et pédagogiques. Les énoncés de politiques officielles du ministère de l’Éducation ont évidemment force de loi, mais le rapport Parent, que l’on peut qualifier de texte consultatif, a impulsé une série de changements à la fois culturels et structurels sans précédent menant à la modernisation du système éducatif québécois.

Au cours des 15 dernières années, nous avons réalisé plusieurs analyses de contenu de ces différents textes et de plusieurs autres du même genre en mettant l’accent sur la vision qu’ils contiennent des rapports entre la société, l’école et l’individu. Les lectures répétées de ces documents nous ont amenés à dégager les principales finalités éducatives qui animent le système éducatif québécois à différentes époques. Sans pour autant procéder à une présentation exhaustive de la « culture scolaire » au Québec, il est possible de mettre ces textes en rapport dialectique les uns avec autres dans la perspective non tant d’un passage radical du développement de la personne au développement cognitif de la personne, mais plutôt d’un « réalignement » possible d’un type de développement à l’autre. Cependant, le fait que le ministère de l’Éducation ait insisté sur la trop grande place occupée par le développement intégral de la personne depuis les années 1970 et sur l’importance du développement cognitif actuellement ne signifie pas pour autant qu’il préconise l’éradication de toute considération existentielle, personnaliste, humaniste ou encore éducative, et encore moins que les acteurs de l’éducation souscriraient à une telle éradication.

1.1 Les finalités éducatives des années 1960

Avant la réforme des années 1960, la « culture scolaire » dominante est essentiellement composée de littérature gréco-latine et de philosophie ancienne. Les collèges classiques qui la dispensent constituent des institutions privées, sous la gouverne de congrégations religieuses, qui préparent aux études universitaires, principalement à la médecine, au droit, au notariat et à la théologie, mais peu aux carrières scientifiques et administratives. La vision du monde véhiculée dans les collèges classiques est essentiellement religieuse et s’harmonise mal avec les valeurs techniques et scientifiques de la modernité (LeVasseur, 2002a, 1997). La mission des canadiens-français en Amérique du Nord ne consistait-elle pas à résister au matérialisme des Anglo-saxons et à répandre les lumières du catholicisme[4] ?

Mais la société change. Selon Marcel Rioux, les canadiens-français des années 1950 vivent dans une société urbaine et industrielle mais néanmoins maintenue dans un cadre culturel anachronique caractérisé par une vision religieuse et agricole du monde (Rioux, 1987, 104). Les élites progressistes ont alors réclamé un système éducatif ayant pour objectifs la démocratisation de l’enseignement, entendue comme accès général à l’enseignement postprimaire, et la modernisation de la culture scolaire (LeVasseur, 2000). En effet, il ne suffisait pas de démocratiser l’éducation, de construire des écoles primaires, secondaires, des collèges (cégeps) et de fonder un réseau d’universités québécoises. Encore fallait-il diversifier les contenus d’enseignement ainsi que les filières afin que chacun pût étudier dans une discipline correspondant à ses besoins, à ses aptitudes et à ses ambitions personnelles et professionnelles (gouvernement du Québec, 1964, Tome 2, 8)[5].

Le rapport Parent, qui définit les grandes lignes de la réforme de l’éducation des années 1960, accorde une importance majeure à la préparation de l’élève à jouer un rôle significatif sur le plan économique, ce qui constitue une nouveauté par rapport à l’enseignement des collèges classiques. Mais il ne néglige pas pour autant le développement individuel qu’il présente de manière syncrétique avec le développement des forces productives, comme si l’un appelait l’autre inévitablement. (Gouvernement du Québec, 1964, Tome 2, 13).

Cependant, dès le début des années 1970, une tension survient entre une vision psychologique et une vision plus instrumentale de l’éducation à laquelle feront encore écho les débats précédant la réforme de 1997. Revenons alors à la pensée pédagogique dominante des années 1970. Afin de faire contrepoids à une éducation trop utilitariste, afin d’éviter que l’école ne serve qu’au développement de la productivité économique, des voix inspirées en outre de la contre-culture et de l’École nouvelle, tant en Europe qu’aux États-Unis, ont réclamé une école moins impersonnelle (Soussan, 1988), moins indifférente à l’individu, moins méfiante à l’égard de la rêverie et du caractère ludique de l’enfant. Or, le courant de la psychologie humaniste, notamment celui de l’Américain Carl Rogers, a exercé une influence importante dans la pensée pédagogique au Québec au début des années 1970 (Simard, 2005 ; LeVasseur, 2010 ; Conseil supérieur de l’éducation, 1970)[6]. Mais en quoi consiste cet humanisme et quels en sont les principaux fondements ? Rogers s’intéresse surtout à l’autodétermination du sujet, à la capacité qu’a celui-ci de donner une orientation à sa propre vie, à se réaliser pleinement en évitant que les pressions sociales, morales ou religieuses ne viennent réprimer ses besoins d’expression et de réalisation personnelle. Un des concepts fondamentaux de sa psychologie touche d’ailleurs au « growth » que Simard définit de la manière suivante :

La conception rogérienne de la personne et de ses transformations repose sur l’hypothèse du développement ou ce qu’il désigne par le terme growth. Selon Pagès, cette capacité d’autodétermination est double : « elle postule d’une part une tendance actualisante de l’organisme » (…) qui pousse la personne à se développer suivant des fins qui sont déterminées par elle, et d’autre part, « une capacité de régulation » qui permet à la personne de réajuster ou de modifier son concept de soi (self-concept) en fonction d’une meilleure adaptation à la totalité de son expérience.

Simard, 2005, 218

Cette expérience ne se réduit aucunement à une vision rationnelle ou cartésienne du monde, de la morale et encore moins de soi. L’existentialisme dont se réclame Rogers suppose une expérience immanente du soi, un accès direct à soi, une transparence à soi qui, toujours selon Simard, évite les chemins de la rationalité et procède plutôt par la voie des sentiments :

(…) l’« experiencing » est un processus de sentiments ressentis (feelings) qui a lieu dans le présent immédiat, qui est de nature organismisque préconceptuelle, qui contient des significations implicites, et auquel l’individu peut se référer pour former les concepts. Toute conceptualisation, toute signification est basée sur cette première donnée de l’« experiencing »

Simard, 2005, 216

or, nous venons de mentionner que de telles idées ont fortement inspiré l’école québécoise des années 1970. Il n’est qu’à lire, pour s’en convaincre, certains extraits du rapport du Conseil supérieur de l’éducation, l’activité éducative (CSÉ, 1971), qui a exercé une influence considérable dans les écoles de l’époque. Le but de l’éducation n’était plus tant d’accumuler des connaissances dans une perspective de culture générale, ni de développer les facultés cognitives de l’élève, et encore moins d’arrimer l’école aux besoins grandissants de l’économie et de l’industrie. Il consistait plutôt à favoriser le développement intégral de la personne :

L’activité éducative est toujours centrée, par sa nature même, sur le développement de la personne. Elle se donne toujours pour tâche d’éveiller et de libérer les ressources intérieures de la personne : les forces qui, dans la personne, correspondent à l’expérience la plus vitale qui soit, aux aspirations les plus profondes, à l’imagination inventive, à la capacité de se transformer sans cesse, à toutes ces énergies qui constituent le principe de croissance. C’est en suivant cette voie vers l’intérieur que, tout en suscitant l’originalité et la créativité de chacun, l’éducation est amenée à développer les dons de communication entre les personnes (…) d’une même société.

CSÉ, 1971, 28

Le problème avec le système d’éducation, dit en substance le CSÉ, est d’avoir trop longtemps négligé les ressources intérieures des individus :

À l’heure actuelle, le système scolaire ne s’intéresse qu’à une faible portion des ressources qui existent dans la vie intérieure de la personne. Et dans ce qu’il néglige d’éveiller et de libérer, il y a les ressources les plus précieuses et les plus fécondes de la créativité, avec ses dimensions les plus riches et les plus originales, les perceptions des sens, l’intuition, l’imagination inventive, le goût et le besoin de s’exprimer, l’authenticité, l’autonomie personnelle, l’attention à autrui.

CSÉ, 1971, 28

Le ministère de l’Éducation (MÉQ) publiait également en 1971 L’Opération départ dont la vision de l’éducation s’inscrivait dans le prolongement des idées du CSÉ de 1971 avec une insistance marquée sur le « s’éduquant », concept renvoyant à une vision de l’élève comme étant d’emblée autonome dans l’ordre de la connaissance, de la culture et de la morale :

Les situations d’apprentissage doivent conduire le « s’éduquant » à « devenir autonome, à étendre son espace intérieur, à découvrir de nouveaux états de conscience, à créer, à produire.

MÉQ, 1971, 59

Et en 1979, le MÉQ poursuivait dans la même veine avec un énoncé de politique officielle, l’école québécoise, mieux connue sous le nom de « Livre orange ». Ce texte défendait à sa manière une conception « esthétisante » du sujet en plaçant au coeur de l’éducation la « personnalité créatrice », faisant ainsi écho à l’esprit de l’activité éducative (CSÉ, 1971), ainsi que l’idée de liberté, de bonheur, d’amour et de transcendance :

L’éducation au Québec veut favoriser, par la création d’un milieu éducatif équilibré, l’épanouissement d’une personnalité créatrice. L’éducation au Québec entend assurer le développement d’une personne qui aspire à l’autonomie, à la liberté et au bonheur, qui a besoin d’aimer et d’être aimée, qui est ouverte à la transcendance.

MÉQ, 1979, 26

Les finalités éducatives telles que présentées dans l’activité éducative, L’Opération départ et l’école québécoise (ou Livre orange) peuvent être ramenées à la personne, à son épanouissement, à son autonomie et à son bonheur, voire à son besoin d’aimer, en somme, à un principe que l’on pourrait identifier à l’amour (Boltanski, 1990) et qui s’oppose à une vision rationnelle du monde et à une conception instrumentale de l’éducation (LeVasseur, 2010). Dans ces trois textes, l’éducation procède du développement intégral de l’individu dans un milieu humain accueillant et chaleureux.

1.2 La réaction des années 1990 et l’annonce de la réforme

Dans les années 1990, les milieux éducatifs québécois vont fortement réagir aux principales finalités assignées à l’école des années 1970 et 1980. De nombreux rapports consultatifs mèneront à la réforme de 1997. Il faut faire état tout d’abord du rapport Corbo de 1994 (MÉQ, 1994) qui est le premier à préconiser une réforme du curriculum et dont les accents prennent, à bien des égards, une tournure utilitariste (LeVasseur, 2010). Mais c’est surtout le rapport Inchauspé (MÉQ, 1997b), document consultatif annonçant la réforme de 1997[7], qui critique ouvertement la pensée pédagogique des années 1970. Non seulement le rapport Inchauspé s’oppose-t-il farouchement à une éducation strictement instrumentale, prenant en cela une certaine distance face au rapport Corbo, mais plus spécifiquement à une éducation exclusivement vouée à l’épanouissement du sujet esthétique conçu en tant que point de départ de la culture :

(…) ces vingt dernières années, notre école a été marquée par les finalités telles qu’exprimées dans le document ministériel l’école québécoise - Énoncé de politique et plan d’action (1979). Or, cet énoncé de finalités met l’accent sur la croissance personnelle, l’éducation aux valeurs, l’autonomie individuelle. La « formation intégrale de la personne » constitue la finalité même de l’école. Peu de choses sont dites sur la fonction cognitive de l’école, alors même que la majorité des activités qui s’y déroulent en sont l’expression. Le rapport Parent visait à la modernisation sociale par l’instruction et rompait avec la vieille méfiance duplessiste à l’égard des qualifications intellectuelles. Mais le Livre orange, en centrant l’école essentiellement sur les valeurs et le développement de la personne, a servi, ici ou là, d’alibi pour négliger les tâches de formation intellectuelle et celles de la mise en oeuvre des moyens pour atteindre les exigences fixées. C’est à cette situation qu’il nous faut réagir, d’autant plus que les défis que l’école devra affronter relativement à la formation intellectuelle sont nombreux et, pour certains, inédits. Un accent plus prononcé mis sur la fonction cognitive de l’école se justifie par ces seuls faits.

MÉQ, 1997b, 22

L’énoncé de politique qui suivra la même année (MÉQ, 1997a) et qui promulgue la réforme, insiste dès les premières pages sur trois missions fondamentales de l’école québécoise (instruire, socialiser et qualifier) et définit ainsi la mission d’instruction :

L’école a une fonction irremplaçable en ce qui a trait à la transmission de la connaissance. Réaffirmer cette mission, c’est donner de l’importance au développement des activités intellectuelles et à la maîtrise des savoirs. Dans le contexte actuel de la société du savoir, la formation de l’esprit doit être une priorité pour chaque établissement.

MÉQ, 1997a, 9

Le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ) s’inscrira lui aussi dans le prolongement de l’énoncé de politique en accordant toute son importance au développement cognitif de l’élève[8] :

Tout établissement scolaire a comme première responsabilité la formation de l’esprit de chaque élève. Même si l’école ne constitue pas le seul lieu d’apprentissage de l’enfant, elle joue un rôle irremplaçable en ce qui a trait au développement intellectuel et à l’acquisition de connaissances. Énoncer cette orientation, c’est réaffirmer l’importance de soutenir le développement cognitif aussi bien que la maîtrise des savoirs.

MÉQ, 2006, 3

Et un peu plus loin, le même PFEQ renchérit en insistant cette fois-ci sur les liens entre la formation de la pensée des élèves et le contexte économique :

L’école doit favoriser le développement des habiletés intellectuelles requises dans une « société du savoir » en mouvance. Les contenus disciplinaires y demeurent donc primordiaux. Intégrés dans une conception élargie de l’apprentissage, ils sont tenus pour être d’autant mieux assimilés et maîtrisés qu’ils ne sont pas dissociés des processus qui en permettent la compréhension et l’appropriation. Une telle orientation invite à se préoccuper du développement des processus mentaux nécessaires à l’assimilation des savoirs, à leur utilisation dans la vie réelle et à leur réinvestissement dans des apprentissages ultérieurs. Elle invite également à réaffirmer et à renforcer la fonction cognitive de l’école en la situant dans une visée de formation de la pensée.

MÉQ, 2006, 3

On peut se demander toutefois, à partir de nos recherches sur la division du travail éducatif et sur la « culture scolaire », si cet objectif de transformation curriculaire ou de « développement des habiletés intellectuelles » a été suivi par les milieux d’éducation. Autrement dit, l’humanisme psychologique des années 1970 a-t-il été définitivement enrayé par la réforme de 1997 ou subsiste-t-il sous de nouvelles formes ?

2. Les pratiques éducatives selon les milieux et les contextes sociaux

Ici, nous abordons le thème de la socialisation qui constitue avec l’instruction une des trois missions de l’école québécoise (la troisième étant la qualification). Cependant, il serait faux de croire que nous délaissons complètement le thème de la « culture scolaire ». Au cours de nos recherches, nous avons insisté sur l’existence de liens insécables entre l’instruction et la socialisation. L’école, en socialisant les élèves, transmet des valeurs et initie à des rôles sociaux qui sont également présents dans les programmes d’enseignement (LeVasseur, 2012, 2006a). Ce que nous entendons par « culture scolaire » renvoie donc à un agencement de diverses finalités d’instruction et de socialisation.

Dans la présente section, de la même manière que nous avons procédé à une brève histoire des idées éducatives au Québec, nous chercherons à identifier les caractéristiques de la socialisation des élèves en remontant aux années 1960. Nos recherches antérieures sur la division du travail éducatif (Tardif et LeVasseur, 2010) et sur les politiques d’éducation (LeVasseur, 2006b) permettront de montrer que dans certains milieux, le concept de réussite éducative tend à prédominer sur celui de réussite scolaire. Autrement dit, la fonction de socialisation de l’école aurait tendance à l’emporter sur la fonction d’instruction, et a fortiori, sur une fonction de l’instruction arrimée à une vision très utilitariste de l’éducation. Nous identifierons par la suite les facteurs à l’origine d’un tel changement.

Mais disons d’abord un mot sur les objectifs et la méthodologie de cette recherche sur la division du travail éducatif. Nous nous sommes intéressés en un premier temps à l’introduction de nouveaux agents scolaires dans l’école, particulièrement à la croissance numérique importante des agents techniques et paratechniques dans les écoles primaires et secondaires du Québec à partir des années 1990, et à la manière dont leur travail se coordonne avec celui des autres agents scolaires et des enseignants. Dans un second temps, nous avons centré notre attention sur le travail éducatif des techniciens en éducation spécialisée. Par travail éducatif, il faut entendre un travail de gestion des comportements, de transmission de valeurs, de règles civiques et hygiéniques, de résolution de conflits entre les élèves et entre ceux-ci et les enseignants, etc. Au cours des différentes phases de la recherche, nous avons réalisé, avec diverses catégories de personnels techniques et paratechniques, environ 75 entrevues semi-dirigées sur leurs fonctions dans l’école, leurs modes d’intervention auprès des élèves et les rapports sociaux qu’ils entretiennent avec les autres agents scolaires. Nous avons notamment montré que dans les établissements où se trouve une forte concentration d’élèves éprouvant des difficultés diverses (problèmes sociaux, psychologiques, d’apprentissage, de comportement, de communication) et, de ce fait, de nombreux techniciens et paratechniciens ayant pour fonction de soutenir ces élèves, la mission de socialisation de l’école tend à prendre plus d’importance que la mission d’instruction (LeVasseur et Tardif, 2005). Voyons plus en détail.

2. De la réussite scolaire à la réussite éducative

Il serait trop simple de croire que l’existence d’un ministère de l’Éducation atteste d’une équivalence des services éducatifs dans tous les établissements de la province. Théoriquement, ce put être le cas dans les années 1960 et 1970 alors qu’il existait une standardisation des services éducatifs. La réforme des années 1960 reposait alors sur le principe de démocratisation de l’enseignement et plus spécifiquement sur celui d’égalité des chances. Il s’agit surtout d’une égalité formelle qui assure à tous les élèves au départ des chances « égales » de réussir leur parcours scolaire : même regroupement des élèves selon leur âge ou leur développement cognitif, même programme d’enseignement, mêmes ressources assurant le soutien des élèves, même ratio maître-élèves et formation universitaire équivalente des enseignants, etc. De sorte que ce qui fait la différence dans la réussite scolaire (puis professionnelle) n’est plus tant l’origine sociale mais le travail et la motivation de l’élève, sa volonté de réussir et ses qualités morales (Parsons, 1959).

Évidemment, cette lecture « démocratique » de l’école a été dénoncée comme étant une forme d’« indifférence aux différences » selon la célèbre formule de Bourdieu. En réalité, l’égalité au départ masquerait des inégalités en amont de l’école s’inscrivant dans le social, la culture et la famille. Les dispositions culturelles, les habitudes discursives, les formes d’abstraction ou cognitives seraient pétries de social et se trouveraient, selon les milieux, plus ou moins éloignées ou plus ou moins proches des formes abstraites caractérisant le savoir scolaire (Bourdieu et Passeron, 1971, 1966).

Ne convient-il pas alors d’adapter le curriculum aux caractéristiques sociales et culturelles des élèves ? Les milieux ouvriers français et plusieurs familles issues de l’immigration n’ont jamais voulu d’une telle différenciation curriculaire susceptible de mener à une relégation dans de petites filières (Forquin, 1989, 141-146). Par exemple, des familles arabes ont refusé que leurs enfants étudient leur langue d’origine ou le Coran pendant que les petits Français suivaient des cours d’allemand (langue servant à la sélection implicite des « bons élèves » dans certains établissements (Payet, 1995)), de mathématiques avancées ou de sciences qui constituent les prérequis conduisant aux voies royales de l’université.

Quant au Québec, à partir des années 1990, surtout dans le contexte des États généraux sur l’éducation, émerge l’idée de « réussite éducative » se distinguant de la « réussite scolaire » (MÉQ, 1995, 10). Au cours des audiences, l’une et l’autre conception de la réussite auraient été défendues également par différents participants, (MÉQ, 1995, 10). Voici comment, dans l’Exposé de la situation, est traduite la pensée des participants ayant une vision de l’éducation centrée sur l’instruction et la « réussite scolaire » :

À l’école, l’élève doit apprendre à lire, à écrire et à compter, mais il doit également acquérir des habiletés et des attitudes qui faciliteront ses apprentissages ultérieurs. La culture de l’effort, le goût du travail bien fait, l’esprit critique et la capacité de synthèse en font partie.

MÉQ, 1995, 10

Voici maintenant ce qui est dit au sujet des participants qui priorisent plutôt la « réussite éducative », soit le personnel scolaire et les élèves :

D’autres, sans nier le rôle de l’école comme agent d’instruction, sont d’avis que celle-ci ne doit pas s’y limiter mais viser plus largement le développement intégral et le plein épanouissement de la personne. Pour ces derniers, qui sont en nombre équivalent à ceux qui privilégient la mission d’instruction, le savoir-être est au moins aussi important que le savoir et cela doit se traduire dans le projet éducatif. Il faut viser à ce que les élèves soient cultivés, mais aussi à ce qu’ils soient créatifs, sûrs d’eux, autonomes, responsables et engagés dans leur communauté. Bref, il faut donner priorité aux relations humaines et au coeur, former des jeunes heureux, les former pour la vie et non plus l’emploi.

MÉQ, 1995, 11

Certes, des enseignants de tous les milieux peuvent partager une telle vision de l’éducation comme ne se limitant pas à la performance dans les différentes matières. Le fait de n’enseigner qu’à des élèves en situation de réussite scolaire n’empêche pas d’avoir une vision élargie de l’éducation. Mais le fait d’enseigner dans des milieux à indice de défavorisation élevée incite les agents scolaires à adhérer à l’idée de « réussite éducative » et même à s’opposer à une éducation centrée prioritairement sur l’idée de réussite scolaire, de performance et d’instruction (LeVasseur et Tardif, 2005). Qui plus, est, si l’on se fie au dernier extrait cité de l’Exposé de la situation des États généraux sur l’éducation, la vision de l’éducation centrée sur la « réussite scolaire » recouvrirait implicitement, pour un nombre important d’enseignants, une conception utilitariste de l’éducation qui, elle, serait à rejeter.

2.2 Trois changements reliés à la « réussite éducative » dans certains milieux

La conception de la « réussite éducative » n’est pas étrangère aux défis de l’école publique, à des changements sociaux ainsi qu’à la mise en place de certaines politiques d’éducation depuis le début des années 1990. On pourrait effectivement faire l’hypothèse que l’augmentation de personnels techniques et paratechniques rendue nécessaire par la francisation des élèves issus de l’immigration, la paupérisation de certains quartiers, la décentralisation, l’intégration en classe régulière des élèves handicapés ou ayant des difficultés d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) (LeVasseur, 2006 b) appelle une vision de l’éducation axée sur la « réussite éducative » en raison des besoins des élèves qui dépassent largement la sphère des seuls apprentissages scolaires.

La décentralisation est une politique d’éducation ayant pour but de rapprocher les établissements des besoins des populations desservies. Pour bien en comprendre la genèse, il importe une fois de plus de retourner à la réforme des années 1960 et à sa démocratisation conduite au nom de l’égalité des chances. L’État devenait le maître d’oeuvre d’une réforme à la fois scolaire et sociale. L’école faisait ainsi office de véritable tremplin social. Le slogan de la réforme des années 1960 a d’ailleurs été : « Qui s’instruit s’enrichit ». Vers la fin des années 1980, on constate que les francophones sont plus scolarisés que dans les années 1950 mais que les écarts sociaux avec les anglophones au Québec sont maintenus, que les taux de décrochage et d’analphabétisme sont alarmants, et surtout, que la quête d’un diplôme ne se traduit pas nécessairement pas une mobilité sociale ascendante (Dandurand, 1990 ; Tondreau et Robert, 2011). Des études supérieures peuvent même conduire à un endettement important et ne pas prémunir contre un chômage prolongé ou intermittent. Les sociétés occidentales font face à un important phénomène de déqualification des diplômes, et ce, dès la seconde moitié des années 1970 (Bourdieu, 1978). Dans un tel contexte, si l’État a échoué dans sa volonté de réduire les écarts sociaux en prenant en charge l’éducation, ne devenait-il pas légitime, trente ans plus tard, de concéder aux parents un certain pouvoir, notamment celui de choisir une école pour leur enfant (Derouet, 2000) et de participer à la gestion de celle-ci ? La décentralisation a donc pris la forme d’une nouvelle régulation du système éducatif. L’État est toujours responsable des services éducatifs, mais il tient compte désormais de la demande des parents d’élèves qui exigent que des programmes et des cours correspondent aux besoins de leurs enfants, notamment des programmes avec examens d’entrée, comme le Programme d’éducation international[9], ce qui conduit à la différenciation de l’offre d’éducation (LeVasseur, 2006 b).

Il en est résulté une dualisation du système éducatif où des établissements cherchent coûte que coûte à sélectionner les élèves appartenant à l’élite scolaire et où d’autres établissements accueillent les élèves les moins performants, francisent les élèves issus de l’immigration[10] et soutiennent les élèves ayant des difficultés diverses, tant sur les plans scolaire que personnel. Dans ces seconds types d’établissement, on retrouve de très nombreux techniciens, mais particulièrement des techniciens en éducation spécialisée voués à l’intégration scolaire et sociale de l’élève ainsi qu’à son soutien personnel (LeVasseur et Tardif, 2005). Notre recherche sur la division du travail éducatif (Tardif et LeVasseur, 2010) montre des déplacements importants entre les missions d’instruction et d’éducation (au sens de transmission de valeurs, de socialisation, de pacification des moeurs, de contrôle de soi, etc.), au point où dans certains milieux, la réussite se définit plus en termes d’éducation que d’instruction. En outre, dans certains établissements situés dans des quartiers urbains défavorisés, la fonction sociale assumée par l’école se définit surtout en termes d’évitement de l’exclusion sociale des élèves (LeVasseur, 2008b). L’école ressemble ainsi à une espèce de dispensaire social qui offre des ressources permettant à des élèves de subsister et de s’épanouir grâce à une multitude de services : gardiennage, loisirs en dehors des heures de classe, services culturels, petits déjeuners et collations, habillement (certains établissements procurent des vêtements d’hiver aux élèves les plus démunis). Mais elle offre également à bon nombre d’élèves des services d’encadrement psychologique qui deviennent prioritaires par rapport à la mission d’instruction qui ne disparaît pas pour autant. Un technicien en éducation spécialisée (TES) en parlant de son travail montre que l’école se préoccupe de plus en plus de considérations qui ne relèvent pas immédiatement de l’instruction :

J’interviens au niveau du maintien, de la tenue, de l’habillement, des comportements, des taquineries excessives, des batailles, dans tout le quotidien d’un jeune. J’assume les dîners à la cantine, je vois à l’ordre, à la propreté, à ce que les gens mangent bien, à ce que les jeunes mangent des repas chauds, pas uniquement des gâteaux et des sucreries, je vois à ce que… sans les forcer évidemment, mais à leur expliquer les bienfaits d’un bon légume avec une viande, un corps sain dans une âme saine… J’essaie de voir au développement des jeunes.

TES, École secondaire, Montréal

Évidemment, le rôle du technicien en éducation spécialisée n’est pas d’enseigner, mais on voit de par la présence massive de ce type d’agents scolaires dans certains milieux (Tardif et LeVasseur, 2010) que l’école ne se limite plus à sa mission d’instruction ni ne socialise les élèves uniquement en les obligeant à se conformer au règlement scolaire. Une tâche éducative est assumée ici par laquelle l’école prend le relais de la famille, et parfois même, s’y substitue. Sans pour autant être mise entre parenthèses, dans les milieux que nous venons de décrire, une certaine vision de l’éducation qui serait d’abord axée sur l’instruction et le développement intellectuel de l’élève semble se subsumer à une vision de l’éducation donnant priorité aux tâches d’encadrement et de socialisation des élèves.

3. La « subjectivation de la culture scolaire »

Un autre phénomène, non plus tant social que culturel, entre en tension avec le développement cognitif de l’élève. Mais avant que de le présenter, esquissons la recherche dont les données sur lesquelles nous nous appuyons sont tirées. Après nous être intéressés à la question de la division du travail éducatif (Tardif et LeVasseur, 2010), recherche dans laquelle nous avons montré, entre autres, en quoi consistait le travail de socialisation effectuée par les différents personnels scolaires, nous avons examiné, au-delà de la gestion de classe des enseignants, comment ceux-ci, à travers l’enseignement de leur discipline et des programmes, estimaient réaliser la mission de socialisation de l’école québécoise. On voit d’emblée que l’enseignement de l’histoire, de la langue maternelle et de la culture religieuse ont un lien avec les questions identitaires, collectives et individuelles. D’autres matières, comme les sciences et les mathématiques, contribuent autrement à la socialisation des élèves, en favorisant l’intégration de ceux-ci dans la société via l’acquisition de connaissances et le développement de compétences. Nous avons donc interrogé des enseignants de toutes les matières au secondaire et des enseignants du primaire sur la manière dont ils disaient socialiser les élèves à travers leur enseignement. Une seconde recherche a porté spécifiquement sur l’enseignement de la religion, tout juste avant l’implantation du nouveau programme d’Éthique et culture religieuse en 2008, puis une troisième sur l’enseignement de l’Histoire et éducation à la citoyenneté. En tout, nous avons rencontré 73 enseignants. À partir de la retranscription des entrevues, nous avons procédé à une analyse de contenu, identifié les thèmes centraux portant sur les thèmes de la socialisation, de la création du lien social et, surtout, de la formation subjective de l’élève dans les différentes matières enseignées.

Nous avons débuté cette partie en mentionnant que l’objectif de développement cognitif de l’élève pouvait entrer en tension avec des facteurs non plus tant sociaux que culturels. Ces facteurs touchent surtout à une conception de la pédagogie comme devant être orientée d’abord vers l’élève, ses intérêts et la découverte par lui-même des objets de la culture par opposition à une pédagogie plus transmissive et compartimentée dans laquelle l’élève se voit imposer les objets de savoir (Legendre, 2002). L’élève doit pouvoir ainsi explorer les différents champs de la connaissance en fonction de ses intérêts mais muni d’une méthode, que ce soit la méthode expérimentale en sciences, la pensée historique en histoire ou encore la pensée critique dans le cours d’« Éthique et culture religieuse ». L’enseignement ne vise plus l’intériorisation par l’élève de contenus axiomatiques, en outre, une vision de l’histoire ou de la religion qui pourrait éventuellement contrarier sa propre vision du monde. L’élève doit plutôt découvrir les interprétations du passé ou les croyances religieuses en accord avec ses propres convictions et refuser l’imposition de tout cadre normatif, par exemple, une identité nationaliste « nationalisante » (Létourneau, 2010) en histoire, la foi catholique dans les cours de culture religieuse ou même les théories de l’évolution dans les cours de sciences (comme nous le verrons subséquemment).

Une telle pédagogie n’est pas nécessairement nouvelle au Québec. Elle est déjà en germe dans les programmes de philosophie collégiale des années 1980 qui adoptent une séquence d’habiletés intellectuelles à développer alors que dans les années 1970, l’enseignement avait fortement incité les élèves à se « convertir » au marxisme et à s’engager activement dans la lutte sociale (LeVasseur, 1997). Dans les différents enseignements au Québec, il s’agit désormais de respecter la liberté de pensée de l’élève dans un contexte de déconstruction des fondements de la culture occidentale. Des enseignants de toutes les matières affirment vouloir prioritairement amener l’élève à acquérir par lui-même et pour lui-même des connaissances susceptibles de nourrir ses propres convictions identitaires. La « subjectivation de la culture scolaire » procède ainsi de l’intérêt de l’élève et cherche à lui éviter les pièges des différents prêts-à-penser, prosélytismes et modes intellectuelles. Elle lui évite, en somme, les contraintes reliées à l’adhésion aux grands « référents normatifs » que sont les religions orthodoxes, les récits historiques nationaux et les idéologies politiques et sociales ayant marqué le XXe siècle.

Une telle « subjectivation de la culture scolaire » peut être vue comme le corollaire d’une volonté de rupture face à un mode de socialisation trop rigide assuré par les grandes institutions sociales qui, jusqu’à tout récemment, donnaient sa consistance au tissu social, assuraient les conditions d’un lien social fort subsumant la volonté et les aspirations de chacun. C’est ce mode de socialisation par « intériorisation » et par « contrainte » que Durkheim (1989) décrit dans son oeuvre sociologique. Les finalités et les valeurs sociales font consensus et les institutions (école, famille, Église, syndicats, corporations professionnelles, partis politiques, etc.) en assurent la transmission. Tout manquement aux formes attendues de socialisation est sanctionné. Ce mode de socialisation céderait la place actuellement à une socialisation se caractérisant moins par intériorisation et contrainte que par distanciation et réflexivité (Dubet et Martuccelli, 1996), ce que traduit ici cet enseignant d’histoire de Montréal hostile à toute forme d’endoctrinement :

Notre appartenance, c’est d’abord notre choix, et ensuite, elle est multiple, variée. Ce n’est pas quelque chose qui est dicté pour vous, c’est un choix que vous faites puis je suis très fluide là-dessus. Même mon sens du nationalisme est ancré dans James Joyce. Pour être un artiste ou un vrai individu, tu laisses les nations, les religions puis la langue derrière toi un peu, pour te découvrir qui tu es. Qui suis-je ? Et ça c’est quelque chose que j’enseigne. Évidemment, Victor Lévis Beaulieu a une lecture très différente de Joyce que la mienne. Mais c’est ça la multiappartenance, puis l’appartenance c’est un choix, c’est votre liberté de choix.

Sujet 7

Un autre exemple de non-imposition de « référent normatif » se trouve dans l’enseignement culturel de la religion où il ne s’agit plus d’éveiller la foi de l’élève mais de l’informer des différentes confessions religieuses du monde et de son propre milieu. Ici, l’enseignante de la Rive-Sud de Montréal mentionne qu’elle évite à l’élève de s’identifier à la norme religieuse afin qu’il définisse sa propre vision de la religion et ses propres valeurs :

Je ne veux pas que l’élève se définisse avec les valeurs de la religion catholique chrétienne, mais dans mon enseignement, je veux qu’il comprenne pourquoi elles sont là objectivement, quitte à ne pas y adhérer. Les élèves ont le droit de me dire que cela n’a pas de bon sens, mais ils doivent m’expliquer pourquoi. L’élève doit se justifier, pas juste parce que c’est con, nono ou vieux. Non, maintenant que tu comprends pourquoi c’est là, dis-moi pourquoi tu n’y adhères pas. Mais l’élève ne sera jamais obligé de croire.

Sujet 2

Les extraits d’entrevues précédents montrent que dans l’enseignement de l’histoire et de la religion, des enseignants se refusent à toute imposition axiologique, idéologique ou politique. L’élève doit plutôt développer sa capacité à penser et à explorer par lui-même les différents horizons de la culture contemporaine en justifiant ses choix identitaires et ses propres appartenances. Mais une telle immunité ou liberté consentie à l’élève peut-elle valoir dans les cours de sciences qui procèdent d’une rationalité non pas pratique mais objective ? Est-il envisageable que l’élève puisse construire sa propre représentation des choses même si celle-ci s’appuie sur des valeurs ou des croyances se situant aux antipodes de l’objectivité scientifique ? Une enseignante de sciences de Québec mentionne :

Je vais respecter le fait qu’ils n’adhéreront peut-être pas à la théorie de l’évolution, mais moi, j’y crois quand j’enseigne. Mais en même temps, je vais respecter qu’ils croient à d’autres choses, mais je leur demande d’avoir une connaissance de cette façon de voir… C’est comme quand t’arrives en morale puis que t’enseignes les différentes religions. C’est pas parce que le prof explique ce qu’est l’hindouisme qu’il est nécessairement de confessionnalité... Il enseigne à des jeunes qui ont différentes confessionnalités.

Sujet 5

L’enseignante affirme en somme que tout comme le modèle sociologique ou anthropologique de la religion a supplanté le modèle confessionnel, en sciences, le modèle sociologique (ou constructiviste) a supplanté le modèle rationaliste, lequel prête à la science la capacité à engendrer des connaissances objectives, incontestables, ou à tout le moins réfutables, ce qui signifie qu’elle puisse avoir quelque prétention à dire provisoirement la vérité. Or, l’enseignante ici présente plutôt les sciences comme un discours possible sur le monde parmi bien d’autres. L’élève peut effectivement adhérer à d’autres visions du monde que celles que véhiculent les sciences, à la condition de pouvoir défendre ses propres positions, sans qu’on ne sache cependant si l’enseignante fait référence à une défense rationnelle, rhétorique, disciplinaire ou idéologique, ou encore, à une profession de foi argumentée[11]. On conserve néanmoins l’impression que la science quitte partiellement le champ de l’épistémologie pour entrer dans le champ de la morale, des valeurs et des préférences qui viennent soutenir la construction identitaire de la personne. L’élève ne doit plus tant acquérir une vision rationnelle ou scientifique du monde que prendre position face à une telle vision présumée objective du monde, en l’incorporant dans son discours ou en s’y objectant.

L’importance accordée à la question identitaire dans l’enseignement peut prendre une autre forme. Nous venons de voir que des enseignants peuvent refuser d’imposer à l’élève quelque vision du monde inscrite dans des traditions disciplinaires comme les sciences[12]. Mais les enseignants peuvent également chercher à conforter l’élève dans son identité. Ainsi, cet enseignant d’histoire de Montréal qui ramène les enjeux de l’histoire occidentale à ceux vécus par les groupes ethniques auxquels appartiennent ses élèves :

Moi, j’ai choisi de leur parler davantage des Indiens et des Noirs. C’est un choix personnel en raison des élèves que j’ai devant moi. Je vais donc parler un peu des Africains, je vais parler des pays qui ont revendiqué leur indépendance pendant les années 50, 60, je vais passer beaucoup plus de temps sur les droits des Noirs aux États-Unis, sur le mouvement de pacification de Gandhi parce qu’il y a beaucoup d’Indiens en classe.

Sujet 1

Certains enseignants ont donc tendance à construire des références culturelles plus locales, plus circonstanciées, plus liées aux contextes, aux intérêts immédiats des élèves, donc moins générales et moins construites sur le principe d’altérité ou de culture seconde pour reprendre le concept de Fernand Dumont (1971)[13].

Conclusion

Pouvons-nous statuer de manière définitive au sujet de l’école québécoise qui aurait fait du développement cognitif de l’élève et de la maîtrise des savoirs la finalité culturelle première lors de la réforme de 1997 ? Certes, il faudrait vérifier plus à fond comment se transmet la culture dans des milieux sociaux contrastés, en fonction d’élèves aux profils différents et selon les différentes matières enseignées. Mais nous avons vu néanmoins que la psychologie humaniste a déjà occupé une place importante en éducation et il serait difficile d’imaginer que l’enseignement primaire et même secondaire en soit complètement exempt aujourd’hui. Il est également possible que dans les quartiers défavorisés, les agents scolaires et les enseignants définissent plus leur travail en termes de socialisation et d’évitement de l’exclusion sociale que de développement intellectuel. Et il est probable que ce que nous avons appelé « la subjectivation de la culture » se caractérise par des savoirs objectifs ou disciplinaires mais également par la possibilité accordée à l’élève de récuser ces mêmes savoirs pour des raisons d’ordre identitaire. La liberté de pensée de l’élève aurait alors préséance sur les fondements épistémologiques d’un champ disciplinaire. Une telle liberté n’est-elle pas nécessaire là où les élèves présentent un rapport d’extériorité face aux savoirs scolaires ? Dans tous ces cas (développement intégral de l’enfant, socialisation et soutien des élèves en difficulté, subjectivation de la culture scolaire), on voit se profiler des finalités qui ne se laissent aucunement réduire à une vision étroite et restrictive de l’éducation. Autrement dit, certains milieux, en vertu de leurs pratiques éducatives dictées par les caractéristiques et les besoins des élèves, sans avoir rejeté l’impératif de développement cognitif du ministère de l’Éducation, n’ont pas nécessairement diminué l’étendue de leur mission.