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Dans son livre Le droit et son autre, Augustin Simard explore la logique de la théorie critique du juriste et politologue allemand Otto Kirchheimer (1905-1965) en se concentrant sur la question de la primauté du droit. Kirchheimer, qui fut doctorant de Carl Schmitt et collaborateur de l’Institut de recherche sociale (IfS), est surtout connu pour ses analyses des relations entre la politique et le droit : de ses travaux de l’entre-deux-guerres sur la juridicisation de la politique à son magnum opus de l’après-guerre, Political Justice (1961). Le livre de Simard suit chronologiquement la pensée de Kirchheimer, ainsi que le débat théorique (juridique et politique) de chaque époque : du Weimar de l’entre-deux-guerres (les deux premiers chapitres) à la prévalence du nazisme (chapitres trois et quatre), pour conclure avec la structure sociopolitique de l’après-guerre (le dernier chapitre). Dans ma lecture, j’essaierai de mettre en évidence les contributions de Simard à l’étude de l’oeuvre de Kirchheimer, que j’estime importantes, en suivant la structure du livre.

Tout d’abord, la lecture que Simard fait de l’oeuvre de Kirchheimer met en lumière une question cruciale : comment le droit perd peu à peu ses limites et par conséquent sa forme ? En particulier, l’auteur s’interroge sur le rapport du droit à son autre, c’est-à-dire à son contexte économique et politique et, plus généralement, à sa structure sociale. Comment et sous quelles formes s’opère la dédifférenciation de la forme juridique (la déformalisation du droit) qui conduit à sa dissolution dans les rapports de force économiques et politiques ? Le danger qui nous menace, souligne Simard, c’est que chacun fasse son travail dans le règne du droit, sans que le droit ne règne nulle part. Simard constate l’extension d’une zone grise de gouvernance, qui se présente comme une continuation de l’État de droit, mais où le droit ne se distingue pas de son autre, ayant perdu sa spécificité, sa forme propre : il devient un mécanisme juridique, faisant partie d’une bureaucratie administrative, tandis que le juge se transforme en un gestionnaire qui arbitre et harmonise des intérêts très puissants.

Le point de vue de Simard est particulièrement original, car, tout en plaçant Kirchheimer au centre, il utilise également un large éventail de théories juridiques et politiques, mettant en évidence à la fois les débats théoriques de chaque période et les liens plus généraux entre les différents courants théoriques. Au coeur de l’analyse se trouve le dialogue de Kirchheimer avec ses deux collègues politologues et juristes, Ernst Fraenkel et Franz Neumann. Tous trois développent une approche « matérialiste et holistique » (p. 117) du droit en combinant Max Weber et Karl Marx. Ils examinent les différentes rationalités juridiques de la société bourgeoise, les changements et les tensions entre elles, en relation bien évidemment avec la dynamique matérielle, c’est-à-dire le mode de production dans son évolution. La principale préoccupation de ces politologues est la prévisibilité du droit et la manière dont il est remis en question, voire dépassé, par d’autres logiques. Ils considèrent l’Unrechtstaat nazi non pas comme une rupture, mais comme la continuation des tendances inhérentes au Rechstaat de Weimar. En même temps, Simard montre aussi les influences de Kirchheimer, à la fois celle de son professeur constitutionnaliste Carl Schmitt et, plus tard, au sein de l’IfS, celle de Max Horkheimer. L’auteur met également en évidence un certain nombre de liens entre la pensée de Kirchheimer et d’autres théories juridiques et politiques telles que le réalisme juridique américain et la sociologie juridique austromarxiste, la conception du capitalisme monopolistique et les théories néo-pluralistes américaines.

Dans le premier chapitre, l’auteur explore la nature de la théorie critique de Kirchheimer en examinant les articles qu’il a écrits entre les deux guerres. Simard met d’abord l’accent sur l’influence schmittienne. Kirchheimer ne cherche pas à développer une théorie générale du droit, mais réalise une « sociologie des concepts juridiques » (p. 49) à la manière de Carl Schmitt, en sélectionnant des concepts clés du droit et en mettant en évidence leur historicité. La généalogie des concepts juridiques de Kirchheimer vise à montrer que les concepts juridiques ne sont pas fixes, mais qu’ils sont ambigus et glissants et, par conséquent, qu’ils ne sont jamais entièrement maîtrisés par les acteurs politiques qui cherchent à les exploiter. Simard procède ensuite à une reconstruction éclairante de l’analyse du concept d’expropriation par Kirchheimer : ce concept est une garantie institutionnelle qui guide la mise en oeuvre de la Constitution de Weimar et constitue en outre le principal mécanisme par lequel les tribunaux bloquent le programme de socialisation des sociaux-démocrates. Kirchheimer souligne l’évolution du contenu et des limites de la notion d’expropriation, qui devient une « machine de guerre » (p. 56) politique : elle est d’abord inscrite dans un cadre strictement binaire par rapport à la propriété privée ; puis la Constitution économique de Weimar prévoit une propriété sociale à côté de la propriété privée par le biais de l’économie planifiée et de la redistribution des terres ; enfin, le juge élargit la notion d’expropriation à toute intervention planifiée et délibérée du législateur qui compromet la propriété.

Le deuxième point mis en lumière par Simard est la relation entre la forme juridique et la dynamique sociale, en montrant l’influence sur les oeuvres de Kirchheimer du sociologue austromarxiste du droit Karl Renner : la forme juridique et le contenu social sont en décalage permanent, car la forme juridique est caractérisée par une rigidité inhérente (identité et unité de la doctrine juridique), mais, en même temps, les fonctions du droit sont en constante évolution. Selon Simard, l’adoption par Kirchheimer d’un mélange de positivisme juridique et de matérialisme historique l’a conduit, au moment de l’effondrement de Weimar, à une défense non négociable de la légitimité constitutionnelle, dans l’espoir que la mise en évidence de la tension entre la Constitution et le fonctionnement réactionnaire du système juridique puisse provoquer une mobilisation politique. Dans cette perspective, Kirchheimer rejette toute réforme juridique visant à réduire le décalage entre la forme et le contenu en institutionnalisant (souvent inconsciemment) un statu quo réactionnaire.

Un autre aspect que Simard souligne, également lié à l’Allemagne de Weimar, est l’utilisation par Kirchheimer du concept d’exception. Le théoricien allemand en a développé une lecture essentiellement matérialiste, dans laquelle il voyait l’exception comme l’épiphénomène d’une dynamique sociale beaucoup plus profonde. Plus précisément, Kirchheimer, décryptant la situation sociopolitique de Weimar à travers une analyse marxiste du bonapartisme, voit dans l’exception un symptôme du problème de la domination bourgeoise, qui se rebelle contre le fonctionnement même de l’État libéral, en tentant d’annuler les compromis et les politiques sociales menées au sein de la sphère de la distribution. Simard considère que cette lecture de l’exception présente des inconvénients, car, d’une part, elle sous-estime l’institutionnel en le considérant comme superficiel par rapport à un processus social beaucoup plus profond, et, d’autre part, elle est une approche paradoxalement rassurante, puisque l’exception naît de problèmes dans la sphère de la direction, signalant l’incapacité de la bourgeoisie à imposer son hégémonie sans obstacles.

Simard considère ensuite que, dans la pensée de Kirchheimer, se sont progressivement développées des lectures complètement différentes du concept d’exception. Dans un premier temps, l’exception devient la prémisse d’une critique immanente du droit : l’État de droit s’oppose à la réalité de la structure sociale et des rapports de domination. En effet, l’exemple le plus frappant de l’effondrement de l’État de droit selon Kirchheimer est la dégradation du rôle du parlement par le moyen des délégations législatives. Simard considère que cette utilisation du concept d’exception, nécessitant une tension extrême entre Sein et Sollen, fétichise l’État de droit : le caractère schématique de ce dualisme ne permet pas de déterminer des degrés intermédiaires, et l’adoption stratégique d’un positivisme juridique strict ne permet pas de comprendre que toute transformation de droit n’implique pas nécessairement une dérive autoritaire (« slippery slope »). Enfin, et ce point est sans doute original, Simard soutient qu’à travers les oeuvres de Kirchheimer, on peut aussi retracer un discours sur les régimes d’exception qui concerne la transformation de la forme juridique et de l’État de droit lui-même : le droit perd ses caractéristiques formelles et ses propres limites, il est lié aux objectifs de l’action politique, il ne peut pas contrôler l’action bureaucratique et, par conséquent, le juge perd son autonomie. Il en résulte une zone grise : une légalité qui est « devenue poreuse, ses limites incertaines et ses termes réversibles » (p. 112).

Les chapitres trois et quatre explorent la nature du droit dans le régime nazi. Dans un premier temps, l’auteur expose la théorie de Fraenkel selon laquelle le nazisme est un État dual, puisqu’à côté de la prérogative arbitraire du pouvoir politique, il existe également un État normatif, qui implique essentiellement des prédictions et des calculs dans le cadre des relations économiques. Simard souligne que la théorie de l’État dual de Fraenkel ne doit pas être considérée comme une simple reproduction des théories administratives de la coexistence du Rechtstaat et du Polizeistaat (comme le soutient Kirchheimer), mais comme une conceptualisation pionnière du nazisme en tant que totalité, où deux rationalités juridiques s’articulent de manière dynamique et complexe, tandis que le pouvoir du privilège n’est limité que par la rationalité gouvernementale du capitalisme. D’autre part, Simard partage l’opposition de Kirchheimer à l’idéal de Fraenkel, selon la Rule of Law anglaise, d’un juge défenseur des libertés et seul garant de la normativité. Kirchheimer estime que Fraenkel néglige l’évolution historique du capitalisme : la justice n’est plus celle du capitalisme concurrentiel, mais elle est de plus en plus mise au service de la rationalité instrumentale, prenant en considération des « politiques économiques complexes » (p. 152). L’indépendance du jugement est suspendue, car le système judiciaire ressemble de plus en plus à un système administratif.

L’auteur examine ensuite la nature du régime nazi selon Kirchheimer : le nazisme est une structure de compromis dans laquelle la gouvernance a été déléguée à des groupes puissants, et l’État a perdu sa centralité (Unrechtstaat), tandis que la forme de la loi a été modifiée. Simard documente le conflit sur les caractéristiques du nazisme au sein de l’IfS entre Kirchheimer et Neumann (le nazisme comme Béhémoth) d’une part, et Horkheimer et Pollock, d’autre part, ces derniers soutenant que le régime nazi est le symbole de la montée de l’État autoritaire. À cette occasion, l’auteur pointe avec pertinence les malentendus de nombreux commentateurs qui considèrent que Kirchheimer défend (en opposition à Horkheimer) la primauté de l’économique sur le politique par le biais d’une approche marxiste orthodoxe. L’auteur montre, chez Kirchheimer, que l’Unrechtstaat nazi est une fusion d’éléments économiques et politiques, dans laquelle l’appareil juridique joue un rôle décisif. Simard fait ensuite une distinction pertinente entre l’Unrechtstaat de Neumann et celui de Kirchheimer : l’approche du premier est formaliste et met l’accent sur la dissolution de la généralité du droit au profit de fractions privilégiées à travers l’utilisation par le juge de clauses générales. En contraste, Kirchheimer se réfère à la juridicisation (Verrechtlichung), qui est le mécanisme juridique qui manipule la politique en garantissant la structure du consensus.

Simard, s’appuyant sur les théories de Kirchheimer et de Schmitt, considère alors la juridicisation comme le réinvestissement du politique dans la sphère juridique, mais de telle sorte que l’autonomie de la forme juridique est annulée, et que les termes de la lutte politique sont érodés. En conséquence, des formes de régulation se développent qui imposent la domination des fractions les plus puissantes de la société. Simard souligne que, pour Kirchheimer, il ne s’agit pas de restaurer une pureté idéale de la forme juridique vis-à-vis du politique, mais d’explorer la possibilité d’une politisation du juridique, tout en respectant l’autonomie de la forme juridique. Kirchheimer cite comme exemples dans cette direction l’exploitation du langage des droits de la personne par les mouvements sociaux (à travers « le trashing des catégories juridiques libérales », p. 226) et l’utilisation des tribunaux à des fins politiques : le tribunal en tant que forum dans lequel les conflits sont exprimés, structurés et transformés par des valeurs constitutionnelles.

Le dernier chapitre se réfère à Kirchheimer en tant que politologue de l’après-guerre, dont l’oeuvre est une entreprise du négatif : il documente l’effondrement de la souveraineté de l’État et n’offre pas de perspectives positives pour l’avenir. À ce point, il convient de noter que Simard met en évidence la dette de Kirchheimer à l’égard de l’étude de Horkheimer sur les rackets : il s’agit de groupes fermés qui offrent des privilèges à leurs membres et des menaces aux personnes extérieures et qui, par le biais du chantage, contrôlent certaines parties du processus de production. Ils constituent un nouveau mode de lien social qui crée une normativité propre, à une époque où les institutions libérales traditionnelles sont en déclin. Simard documente également de façon remarquable la prévalence dans la science politique, depuis les années 1950, des théories néo-pluralistes qui conçoivent la politique, au-delà de la souveraineté de l’État, comme une polyarchie dans laquelle nous avons un processus intergouvernemental de négociation permanente entre différents groupes d’intérêts, dans le but d’atteindre un équilibre. Kirchheimer indique que le polycentrisme des pluralistes vise à éliminer la polarisation, c’est-à-dire la demande antagoniste d’une autre société (voir, par exemple, sa célèbre analyse des catch-all parties, qui sont des partis gouvernementaux qui abolissent la véritable concurrence politique). Simard conclut, en lisant les derniers travaux de Kirchheimer, sur la nécessité de faire émerger un projet collectif à partir de la polarisation, afin de briser le circuit du consensus.

En conclusion, le livre nous donne un panorama de la pensée de Kirchheimer à travers des lectures originales de son oeuvre et en mettant en évidence les liens avec d’autres théories juridiques et politiques. Contrairement à l’ouvrage de Scheuerman[1], qui examine Kirchheimer (et Neumann) à travers la perspective positive de l’État de droit et établit des liens avec les travaux ultérieurs de Jürgen Habermas, Simard réussit à faire apparaître l’image d’un théoricien critique du droit et politologue radical, précurseur du mouvement des Critical Legal Studies.