Résumés
Résumé
Dans un texte publié en 1982 et portant le titre How Medecine Saved the Life of Ethics, le philosophe britannique Stephen Toulmin expliquait comment les problèmes éthiques que la médecine posait à la société avait relancé l’intérêt pour l’éthique et obligé les philosophes à réinvestir ce champ disciplinaire qu’ils avaient déserté depuis le début du xxe siècle. De la même manière, la crise environnementale et les dysfonctionnements des milieux économiques, pour ne rien dire de la crise des institutions ont également remis la question de l’éthique au goût du jour. Malgré l’intérêt que Toulmin voyait pour les philosophes à traiter ces questions, il faut toutefois reconnaître que les philosophes québécois sont restés sourds aux sirènes de l’éthique appliquée, à de très rares exceptions près. Et cette dernière s’est par conséquent constituée à partir des terrains de pratique d’où sont absents les philosophes.
En partant de ce constat, je tracerai d’abord un bref portrait du développement de l’éthique appliquée au Québec depuis les 50 dernières années. Fort de ce portrait, je soumettrai ensuite à la discussion le fait que l’absence des philosophes des terrains de pratique où s’est constituée l’éthique appliquée relève de la posture avec laquelle ils abordent le travail philosophique. Certains tenants de la tradition pragmatiste ont d’ailleurs associé la philosophie à une question d’attitude tandis que d’autres ont plaidé pour que les philosophes considèrent leur travail comme une enquête. C’est en m’inspirant de cette tradition de pensée que je défendrai l’idée que l’attitude des philosophes et la posture qu’ils se donnent les amènent à déconsidérer l’éthique appliquée trop associée à la singularité du monde, là où ils cherchent les fondements et l’universel.
Mots-clés :
- éthique appliquée,
- attitude,
- philosophie de terrain,
- terrain de pratique,
- enquête,
- enquête philosophique
Abstract
In his 1982 article titled “How Medicine Saved the Life of Ethics”, the British philosopher Stephen Toulmin explained how the ethical problems posed by medicine had revived interest in ethics and forced philosophers to reinvest this disciplinary subfield, which had been neglected since the beginning of the 20th century. In the same way, the ecological crisis and the malfunctioning of the economy, not to mention the crisis of institutions, have also put the question of ethics back on the agenda. Despite Toulmin’s conviction that philosophers should address these issues, it must be said that, with a very few exceptions, Quebec philosophers have remained deaf to the siren calls of applied ethics. As a result, applied ethics has developed in areas of practice from which philosophers are absent.
Based on this observation, I will first draw a brief portrait of the development of applied ethics in Quebec over the past 50 years. From there, I will discuss the fact that the absence of philosophers in the areas of practice where applied ethics has developed is due to their conception of philosophical work. Some in the pragmatist tradition have associated philosophy with an attitude, while others have argued that philosophers should regard their work as an inquiry. Drawing on this tradition of thought, I will defend the idea that the attitude and stance of philosophers lead them to discredit applied ethics — too closely associated with the singularity of the world, when they are looking for the foundations and the universal.
Keywords:
- Applied ethics,
- attitude,
- field philosophy,
- practice field,
- inquiry,
- philosophical inquiry
Corps de l’article
Dans un texte publié en 1982 et portant le titre How Medecine Saved the Life of Ethic[2], le philosophe britannique Stephen Toulmin expliquait comment les problèmes éthiques que la médecine posait à la société avaient relancé l’intérêt pour l’éthique et obligé les philosophes à réinvestir ce champ disciplinaire qu’ils avaient déserté depuis le début du xxe siècle. Pour des raisons semblables, nous pourrions étendre le constat de Toulmin à la crise environnementale[3], aux dysfonctionnements des milieux économiques[4], de même qu’à la crise des institutions[5] qui ont également contribué à remettre la question éthique au goût du jour. Toutefois, malgré le constat de Toulmin et l’intérêt qu’il voyait pour les philosophes à traiter ces questions et les autres que nous venons d’évoquer, et malgré le nombre important de publications et de revues en langue anglaise consacrées à l’éthique appliquée, il faut reconnaître que les philosophes québécois sont restés sourds à ses sirènes, à de très rares exceptions près. Et, pour ce qui est du Québec, l’éthique appliquée s’est par conséquent constituée à partir des terrains de pratique d’où sont absents les philosophes. Pour cette raison, le corpus d’éthique appliquée québécois s’est constitué en grande partie à partir des discours issus de la bioéthique, du management, de la sociologie, de l’éducation, du droit, voire de la science économique et des sciences politiques, pour ne rien dire des disciplines engagées dans la relation d’aide comme le travail social et la psychologie, par exemple. Pour sa part, la philosophie reste la grande absente de ces chantiers, comme en témoigne d’ailleurs le peu de textes pouvant être associés à l’éthique appliquée publiés par la revue Philosophiques au cours des cinquante dernières années. L’étude[6] produite dans le cadre de cette publication de la revue en témoigne d’ailleurs fort bien, puisqu’on ne trouve dans le texte aucun « référentiel » portant sur l’éthique appliquée, parmi ceux élaborés à partir de la récurrence des thématiques abordées depuis le début de la parution de la revue. Bien sûr, à force de recoupements, on trouvera des textes traitant de la bioéthique ou d’autres réflexions qui pourront être associés de près ou de loin à des thématiques retenues et reconnues par l’analyse des auteurs comme appartenant à l’éthique appliquée. Mais ces textes contribuent peu à la conceptualisation même de l’éthique appliquée et ne se réclament pas de ce champ de spécialité de la philosophie. Pour ma part, je n’y vois là aucun drame, mais plutôt un simple constat de ce qui intéresse les chercheurs en philosophie et, plus largement, la communauté philosophique québécoise dans son ensemble lorsqu’on compare le nombre restreint de textes, traitant explicitement de l’éthique appliquée, parus dans la revue Philosophiques (deux, selon ma compréhension) avec des textes traitant d’autres thématiques comme la philosophie politique, l’épistémologie, pour ne citer que celles-ci.
En partant de ce constat, tiré de cette étude, j’aimerais dans un premier temps profiter de l’occasion pour tracer un bref portrait de l’éthique appliquée et des travaux lui ayant été consacrés au Québec. Fort de ce portrait qui ne prétend aucunement à l’exhaustivité, je soumettrai au débat le fait que l’absence des philosophes de ces terrains de pratique et leur désintérêt à l’égard de l’éthique appliquée pourraient relever de l’attitude avec laquelle la plupart d’entre eux abordent le travail philosophique, lequel est désormais confiné en grande partie aux départements de philosophie et à la sphère universitaire. Il m’apparaît en effet exister de tout temps une certaine manière de concevoir la philosophie et de traiter les problèmes considérés comme relevant de la philosophie. Cette manière s’est progressivement cristallisée dans les officines institutionnelles vouées à la philosophie au cours des deux derniers siècles, comme le rappelle Rorty dans ses écrits[7]. Certains tenants du pragmatisme ont d’ailleurs associé la philosophie à une question d’attitude,[8] tandis que d’autres ont plaidé pour que les philosophes considèrent leur travail comme une enquête[9], ce qui les a amenés à présenter des plaidoyers pour renouveler la manière de concevoir le travail philosophique[10]. C’est en m’inspirant de cette tradition de pensée que j’aimerais défendre l’idée selon laquelle l’attitude de distanciation et la posture de surplomb que les philosophes québécois ont coutume d’adopter lorsqu’ils traitent un problème les amènent à déconsidérer l’éthique appliquée, trop associée à la singularité du monde, là où les philosophes cherchent les fondements et l’universel. Bien qu’un philosophe comme Van Fraassen[11] ait utilisé le terme stance (posture) pour rendre compte de la notion d’attitude thématisée par James et d’autres, en lui attribuant un sens assez proche, je m’en remettrai pour ma part à la notion d’attitude pour la suite de ce texte. Et par ce terme, j’entends renvoyer à une disposition psychologique, une manière d’aborder un problème qui se situe en amont de la méthode et de la doctrine, comme le souligne Madelrieux[12]. Ainsi, contrairement à l’attitude traditionnellement revendiquée par les philosophes, et qui est reprise assez largement par la communauté philosophique québécoise, le travail propre à l’éthique appliquée impliquerait une attitude d’engagement, voire une attitude confinant à un empirisme radical, comme je l’évoquerai plus loin. Cette attitude s’opposerait, non pas au désengagement, mais plutôt à la mise à distance du monde.
Pour plusieurs, il semble à ce propos que la question de la raison pratique, au centre du travail philosophique de quiconque s’intéresse à l’éthique appliquée, a été réglée par Kant, alors que, pour les pragmatistes, la question de la pratique et de la raison pratique doit être revisitée[13], non pas de manière purement conceptuelle, mais depuis les terrains de pratique qu’ont trop souvent boudé les philosophes[14]. Est-ce de là, d’ailleurs, que viendrait, chez plusieurs jeunes philosophes, cet engouement nouveau pour la philosophie de terrain ? La notion de « terrain » est ici associée à un espace physique et expérimental. À défaut de s’intéresser à l’éthique appliquée, ces derniers auraient fait le même constat que moi et semblent penser qu’il revient aux philosophes de se tourner, ou de retourner, vers les terrains et la société civile pour contribuer à la penser, voire à la repenser plutôt que de s’y intéresser par le biais de problèmes formulés de manière plus abstraite. C’est en quelque sorte le constat et l’injonction que Rorty formule lorsqu’il écrit que :
Entre les deux grandes guerres, nous avons eu une période dominante morale et prophétique. Cette période héroïque fut celle du pragmatisme de Dewey, la philosophie joua alors un rôle digne d’admiration pour Santayana. Après la seconde guerre mondiale en revanche, on a assisté à une professionnalisation au cours de laquelle les philosophes ont renoncé de façon tout à fait consciente et délibérée à jouer ce rôle[15].
Le mouvement fut sans doute moins marqué au Québec, puisque plusieurs philosophes ont pris part à divers débats dans la sphère publique au cours des ans, mais ces prises de paroles n’ont néanmoins pas essaimé dans le corpus de l’éthique appliquée qui s’est constitué sur les terrains. Fort de ces constats et de cette modeste proposition de relecture du travail philosophique à l’aide de la notion d’attitude, je me permettrai de proposer quelques pistes de réflexion pour inviter les philosophes à revisiter l’attitude avec laquelle ils abordent le travail philosophique afin de prendre leurs distances avec une certaine forme d’académisme, sans pour autant nier l’importance du travail universitaire pour nourrir cette pratique.
1. Quelques rappels quant à l’origine de l’éthique appliquée au Québec
Il m’apparaîtrait présomptueux de discuter de l’intérêt des philosophes à l’égard de l’éthique appliquée sans d’abord prendre soin de rappeler les conditions qui ont prévalu à son développement au Québec. Pour la même raison, il me semble important de proposer une première définition de cette dernière puisque, faute de s’entendre sur une définition de l’éthique appliquée, on risque de lui faire un procès d’intention, comme ce fut le cas au tournant du dernier siècle[16]. Ces critiques, qui se fondent malheureusement trop souvent sur une lecture erronée et une méconnaissance de ce qu’est cette discipline ou sous-discipline de la philosophie, de même que des intentions de la plupart des chercheurs s’y intéressant, nous invitent par conséquent à faire preuve de prudence et à prendre le temps de bien circonscrire l’objet du débat.
Comme je le mentionne dans les pages précédentes, l’éthique appliquée s’est d’abord développée à partir des terrains de pratique, en marge du travail philosophique. Et, si on y regarde bien, il semble normal que cela se soit passé ainsi, puisque, comme je le démontrerai plus tard, l’éthique appliquée est d’abord une réponse plus ou moins bien conceptualisée aux problèmes rencontrés sur le terrain par les spécialistes de tous horizons, avant d’élargir son propos aux sphères civique et politique. En ce sens, elle a d’abord été associée au domaine de la bioéthique[17] à partir de la fin des années 1970 et au début des années 1980. Elle s’est ensuite ouverte aux milieux professionnels, à la faveur des travaux de Legault[18], avant de progressivement s’émanciper pour coloniser la plupart des domaines de pratique, comme le font remarquer les publications de Bourgeault[19], de Camirand[20] et de Létourneau et coll.[21] Les ouvrages de ces auteurs ont essentiellement eu pour objet de dresser un état des lieux de la recherche en éthique appliquée à l’international[22], et plus spécifiquement au Québec[23]. Et, dans tous les cas, bien que là n’était pas l’objectif poursuivi par les auteurs et l’autrice, leur travail fait bien ressortir l’absence des philosophes québécois de la recherche entourant l’éthique appliquée, à l’exception d’un petit noyau de chercheurs.
Pour cette raison, l’éthique appliquée reste au Québec orpheline sur le plan philosophique, et son ancrage conceptuel est encore loin de faire consensus. Un sondage réalisé conjointement par la Chaire d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke et l’Association canadienne des praticiens en éthique (ACP) au milieu des années 2010 et repris par Lacroix, Bégin et Marchildon[24], dans un ouvrage paru en 2017, révélait que 90 % des interventions en organisation étaient d’ordre déontologique et technique. Cependant, un collectif ayant publié en 2006[25] révélait une pluralité de perspectives épistémologiques à partir desquelles on pouvait prétendre conceptualiser son travail de terrain. La conceptualisation de l’éthique appliquée reste par conséquent encore largement à faire sur le plan philosophique.
De manière plus précise, il m’apparaît important de mentionner qu’en ce qui concerne la communauté philosophique québécoise à proprement parler, le travail autour de l’éthique appliquée s’est résumé à celui d’un nombre restreint de philosophes qui ont gravité autour de Georges Legault, à l’Université de Sherbrooke, à partir du milieu des années 1980. Le nombre de philosophes s’intéressant à ces questions s’est ensuite quelque peu élargi à la fin des années 1990, avec la création des programmes en éthique appliquée rattachés à une maîtrise en philosophie, créée par des chercheurs de la même université, issus de l’éducation, de la médecine, de la théologie et de la philosophie. Ces programmes, bien que se nourrissant du travail de chercheurs associés à diverses disciplines universitaires, ont conservé leur ancrage philosophique au fil des ans, sans pour autant nier l’importance des autres disciplines et en s’en nourrissant. Dans la foulée de la création de ces programmes, la Faculté de théologie, d’éthique et de philosophie de l’Université de Sherbrooke a créé en 1999 la Chaire d’éthique appliquée, chaire de recherche et d’intervention d’abord dirigée par Jean-François Malherbe et ensuite par moi, à partir de 2004 jusqu’à la cessation des travaux, en 2014. Pendant ces quinze années, nous avons fait porter nos travaux sur plusieurs terrains jusque-là désertés par les philosophes. Nous nous sommes ainsi intéressés, avec la collaboration d’autres collègues, aux milieux policiers, tant ici au Québec qu’en Suisse, à l’administration publique, au monde syndical et à une kyrielle d’organisations publiques et parapubliques confrontées à des défis résultants de l’évolution du monde du travail et à sa déprofessionnalisation. Ces divers terrains renvoyaient à des situations où les travailleurs et travailleuses, les professionnel·le·s et, plus largement, les citoyens et citoyennes vivaient des malaises, et dans certains cas de la détresse, en raison de valeurs en tensions, ce qui confrontait leurs actions à une perte de sens. Il ne faut pas oublier non plus le travail des chercheurs de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) qui ont également créé des programmes de 2e cycle et une maîtrise en éthique, de même qu’un groupe de recherche (Éthos) et une revue (Éthica Clinica) dans les années 1990. À cet égard, ces chercheurs sont, avec Legault, sans aucun doute des pionniers en matière de recherche et développement de la réflexion autour de l’éthique appliquée. Parallèlement à la création de ces programmes, du groupe Éthos et des travaux de la Chaire d’éthique appliquée, des philosophes de l’Université Laval ont créé à leur tour un programme en éthique et un centre de recherche portant le nom d’Institut d’éthique appliquée (IDÉA), réunissant des chercheurs de diverses disciplines. Cet institut s’intéressait toutefois moins à l’éthique appliquée comme telle qu’aux différentes questions éthiques rencontrées par la société, au début des années 2000. Ces pôles de recherche et de formation ont ainsi rassemblé l’essentiel des philosophes s’intéressant à l’éthique appliquée. Présenter les choses comme je viens de le faire semble injuste à l’égard du travail remarquable de chercheurs d’autres institutions qui ont fait porter leurs travaux sur l’éthique et la bioéthique, notamment, de même que tout le travail qui se fait au sein du Centre de recherche en éthique (CRÉ) de l’Université de Montréal, ou encore de nombreux autres philosophes qui se sont par exemple intéressés à l’éthique de l’environnement et à un ensemble de questions éthiques. Mais mon intention est ici, non pas de nier l’intérêt, la qualité ou l’importance du travail fait par ces chercheurs, qui ont abordé sous d’autres angles les questions éthiques, mais plutôt d’insister sur le noyau de chercheurs en philosophie qui ont consacré leurs travaux à thématiser la notion d’éthique appliquée et à développer un corpus de travail autour de cette notion[26] et de la philosophie pratique[27]. Si un nombre impressionnant de travaux québécois en philosophie ont porté sur des questions éthiques, peu, en effet, ont abordé ces questions à partir du corpus conceptuel de l’éthique appliquée, ou ont revendiqué ce corpus.
Mais qu’est-ce donc justement que l’éthique appliquée autour de laquelle se sont réunis quelques philosophes pour en discuter les prémisses et la conceptualiser ? Avant d’en arriver à proposer une définition, je vais me permettre d’y aller de quelques distinctions d’usage afin de mieux circonscrire l’objet. On a ainsi pour habitude, lorsqu’on parle d’éthique, d’entendre par là une forme de morale, ce qui implique une moralisation des questions traitées par les chercheurs et intervenants s’intéressant à ces questions. Cette moralisation implique qu’on doive reformuler les questions, non pas pour y apporter des réponses ni pour trancher sur la façon d’exécuter les actions appropriées, mais plutôt pour déterminer les valeurs auxquelles ces actions devront se conformer pour être correctement encadrées. On peut aussi clarifier un cadre théorique qui permettrait de traiter de ces valeurs, de reconnaître différentes formes de vie bonne, ou encore d’investir la question épistémologique, c’est-à-dire de susciter la possibilité de définir une connaissance morale. Dans ce contexte, le travail philosophique consiste à découper l’éthique et à la traiter sous l’angle épistémologique, normatif et politique ou appliqué et à traiter les questions relatives à cette dernière par secteur d’activité (Parizeau, 2004). C’est à tout le moins ainsi que Monique Canto-Sperber présentait les choses, dans un ouvrage paru en 1994[28], ce qui implique que l’éthique appliquée est cantonnée au rôle de servante de la pratique, là où officient les professionnels, entre autres.
Dès lors, l’éthique appliquée est conçue comme une manière de venir « cadrer » le travail des professionnel·le·s, et plus largement une manière de cadrer l’action citoyenne, les choix économiques et politiques, afin d’en assurer l’acceptabilité sociale. Dans tous ces cas de figure, l’éthique appliquée est alors pensée et élaborée en opposition à certaines manières d’agir et de comprendre le monde sous un regard objectif, parce qu’associée à diverses formes de subjectivités morales. On n’est alors pas très loin d’une certaine forme de caricature du travail de l’éthicien, qui relèverait alors de la « bien-pensance », à laquelle on associait autrefois le travail et les interventions des curés et des conseillers spirituels présents dans les hôpitaux et certains lieux institutionnalisés. Et c’est précisément une telle représentation de l’éthique appliquée qui a servi de repoussoir à plusieurs pour la critiquer, notamment Sosoé et Lajeunesse, au Québec et, plus largement, MacIntyre[29] dans le monde anglo-saxon.
Je propose pour ma part de définir l’éthique appliquée comme une pratique entendue au sens d’une enquête partant du réel, du monde vécu et des situations concrètes, prenant en considération les valeurs qui structurent les actions. Elle vise à inciter les personnes et parties prenantes à ces actions à y réfléchir, en fonction des règles, des normes, des habitudes et des conséquences des choix devant être faits. Ainsi comprise, l’éthique appliquée ne s’oppose pas, ou plus, à la science et au monde des objets. Elle devient plutôt une part entière de ce monde, sans prétendre être une science pour autant. Dès lors, l’éthique appliquée, voire l’éthique au sens génératif, doit être envisagée comme une propédeutique citoyenne et une aide à la réflexion critique. Le philosophe américain John Dewey affirmait à ce propos que :
L’état actuel de l’éthique, mot qu’il faut s’en souvenir, signifie à la fois une moralité entendue comme fait socioculturel pratique concernant ce qui est bon ou mauvais, la question du bien et du mal, mais aussi les théories concernant les fins, les critères et les principes selon lesquels on peut juger de l’état réel des choses. En fait, il est tout simplement évident que toute enquête portant sur ce qui est profondément et spécifiquement humain entre nécessairement dans le domaine de l’éthique, qu’on le veuille ou non[30].
Et c’est bien à l’égard de cette compréhension de l’éthique appliquée que le silence des philosophes, sauf quelques exceptions rappelées plus haut, a été retentissant. Est-ce alors une indifférence à l’égard de ces questions ? Je n’en crois rien, pour ma part, puisque plusieurs de mes collègues philosophes ont produit et produisent encore aujourd’hui des textes tout à fait pertinents et fort riches sur ces questions. Mais pourquoi, si les philosophes s’intéressent à celles-ci, sont-ils absents de l’écosystème de la recherche autour de l’éthique appliquée ? C’est ce que j’aimerais très brièvement analyser dans les sections suivantes.
2. L’indifférence des philosophes à l’égard de l’éthique appliquée
Après avoir fait ces rappels consistant à décrire très schématiquement le développement de la dimension philosophique de l’éthique appliquée au Québec, et proposé une première définition très générale de cette discipline, reste entière la question de l’indifférence des philosophes québécois à son égard. En d’autres termes, quelles seraient la raison ou les raisons de cette indifférence ? Il y a sans doute là des questions d’ordre institutionnel et sociologique qui cantonnent la philosophie à une certaine forme de pratique du travail philosophique. Mais par-delà ces questions, pourquoi les philosophes se seraient-ils si massivement désintéressés de cette discipline ? Comme il se doit, les raisons en sont, à n’en pas douter, multiples et complexes. Mais regardons-y de plus près, en nous concentrant sur le travail philosophique à proprement parler. Est-ce que cette indifférence pourrait provenir d’une compréhension précise du travail philosophique ? Par exemple : est-ce que ce désintérêt pourrait résulter des questions de terrain qui n’intéressent pas a priori le philosophe davantage interpellé par les questions d’ordre conceptuel ? Et, si terrain il y a, celui-ci resterait-il davantage un prétexte à y réfléchir depuis une position de surplomb, en mobilisant des concepts aux fins de cette réflexion, qui se transposent in fine difficilement sur le terrain ? À moins que l’indifférence à l’égard du terrain soit encore plus profonde et se traduise par une incapacité à saisir sa dimension empirique et matérielle ? Dans ce dernier cas, l’indifférence pourrait traduire un refus de l’engagement, pour des raisons tantôt académiques, tantôt « scientifiques », mais qui visent à maintenir une saine distance par rapport à l’objet de recherche, afin de pouvoir le disséquer et le réfléchir. Ce refus de l’engagement ne serait alors que partiel, puisque le refus ne concernerait pas tant l’engagement en tant que tel que le type d’engagement, puisque le terrain et l’engagement au titre de chercheur à l’égard d’une réflexion conceptuelle resteraient, pour leur part, bien vivants. Est-ce que cette indifférence découlerait de la dimension singulière et particulière des problèmes traités par l’éthique appliquée ? Les philosophes et la discipline philosophique sont en effet historiquement davantage interpellés par des approches universalistes et la recherche des fondements, là où le singulier et le particulier qui caractérisent les questions traitées en éthique appliquée se conceptualisent justement en porte à faux de l’universel, dans le refus des ancrages universels, pour mieux saisir la réalité du monde vécu qui ne cesse de changer et de se métamorphoser au fil du temps. On comprendrait alors que les philosophes ne se sentent guère interpellés par le ressenti de l’ouvrier ou du patient, tel qu’ils le vivent singulièrement et existentiellement. Ce ressenti est celui d’une personne qui le vit au quotidien et cherche, non pas une réponse, mais souvent bien davantage un réconfort et un échange face auxquels le philosophe se sent peu outillé pour répondre.
On pourrait enfin suspecter que ce désintérêt pourrait aussi découler d’un certain dédain à l’endroit du bricolage de ces gens de terrain qui sacrifient parfois aux réalités du moment, ce qui est tenu pour une rigueur académique et une certaine distance à l’endroit de ce terrain en prétextant ainsi mieux le conceptualiser, ou à tout le moins le conceptualiser de manière plus objective. À moins que, par-delà toutes ces hypothèses, le philosophe craigne par-dessus tout de verser dans une pop philosophie, cette philosophie du n’importe quoi qu’a thématisé Deleuze[31] et à laquelle on associe une réflexion sur des phénomènes de société qui dilue quelque peu la rigueur philosophique ?
À défaut de choisir l’une de ces raisons, on est sans doute en droit de soutenir que c’est un peu toutes ces réponses qui ont amené les philosophes à se tenir à distance respectable de l’éthique appliquée. Une justification aussi large n’est toutefois pas exempte d’enseignements, puisque toutes ces réponses ont en commun de renvoyer à l’attitude avec laquelle les philosophes abordent leur travail, une notion qui a été thématisée par le philosophe William James, au début du xxe siècle. Dans son ouvrage intitulé Le pragmatisme, ce dernier associe ainsi le pragmatisme à une attitude qu’il définit comme suit :
C’est l’attitude qui consiste à se détourner des choses premières, des principes, des « catégories », des nécessités supposées pour se tourner vers les choses dernières, les fruits, les conséquences, les faits[32].
En associant ainsi une théorie philosophique à une attitude, ce dernier suggère que tout travail philosophique, toute théorisation est nécessairement précédée d’une certaine manière d’aborder le problème considéré. Il associe cette manière à une attitude. Je reviendrai plus loin sur une définition plus précise de cette notion. Nonobstant ces précisions à apporter à la notion, il y aurait là un début de réponse qui nous oblige à faire un premier arrêt sur la représentation du travail philosophique, qui est portée par la communauté philosophique dans son ensemble.
3. Le travail de la philosophie et sa représentation
Il est quelque peu hasardeux de prétendre avancer une représentation du travail philosophique dans laquelle tous les philosophes se reconnaîtraient, puisque ce travail est tout sauf univoque. D’autant que le travail des philosophes a essaimé au fil des dernières années, ce qui nous permet de retrouver des philosophes au sein de plusieurs départements universitaires, qui n’ont pas pour vocation d’enseigner la philosophie au premier chef, pour ne rien dire du travail des philosophes enseignant au niveau collégial ou oeuvrant dans d’autres sphères de la société. Par-delà cette diversité, concentrons-nous pour le moment sur le type de travail fait aujourd’hui par les philosophes au sein de l’université, notamment dans les départements de philosophie. Le travail du philosophe peut s’y présenter comme étant une entreprise historique, au sens où le philosophe retourne à ses classiques, à la grande tradition philosophique, pour interpréter les textes des grands auteurs. Le travail philosophique porte alors sur les idées, leur histoire et les grands systèmes qui ont organisé notre compréhension du monde au fil des siècles. La philosophie devient alors une histoire des grands systèmes de pensée.
Outre cette dimension historique, ou à la faveur de celle-ci, le travail philosophique peut aussi se faire heuristique et herméneutique, au sens d’une interprétation des textes, mais aussi de la représentation du monde livré à travers ces textes et du monde que le philosophe interroge. Le travail philosophique sera alors divisé en secteurs, comme la métaphysique, l’esthétique, la morale, la politique ou l’épistémologie, où le philosophe traitera des problèmes qui leur sont liés. Enfin, par-delà ces sous-disciplines de la philosophie, ces questions seront abordées en fonction des trois grandes méthodes ou familles de théories que sont la phénoménologie, la philosophie analytique et le pragmatisme, méthodes qui feront en elles-mêmes l’objet du travail des philosophes afin de les conceptualiser.
Sans être exhaustives, ces différentes représentations du travail philosophique permettent néanmoins de rendre compte avec assez de fidélité du type de représentation du travail philosophique encore défendue par les philosophes dans la plupart des universités. Elles ont en commun de se baser sur une représentation de ce travail comme étant d’ordre conceptuel avant toute autre chose, constituant une quête du vrai, ou, au minimum, une quête d’une explication rationnelle du monde. Et cette quête s’effectue surtout à travers l’étude de textes qui servent d’intermédiaires entre le monde vécu et la réflexion des philosophes. Le travail de ces derniers reste ainsi fort loin du terrain où s’élabore une éthique appliquée devant constamment être en phase avec le ressenti des citoyens, professionnels, politiques et autres quidams souhaitant réfléchir à des enjeux éthiques face auxquels ils s’avouent bien dépourvus. En faisant ici saillir la représentation du travail philosophique, c’est la question même de la définition de la philosophie qui s’impose, de ce à quoi elle renvoie, par-delà la représentation que s’en font les philosophes. Une définition de cette discipline pourrait-elle permettre de mieux comprendre le désintérêt des philosophes à l’égard de l’éthique appliquée et de ce que plusieurs tendent à défendre aujourd’hui comme étant le travail philosophique en devenir, soit la philosophie de terrain ? Bien qu’il puisse paraître intéressant et sans doute utile de préciser la représentation de la philosophie en la définissant, il n’est pas sûr que cette piste soit ici la plus intéressante, puisqu’il est fort délicat de prétendre avancer une définition de la philosophie. Il pourrait bien y avoir en effet autant de définitions de la chose que de personnes prétendant se livrer à un travail philosophique. Tout au plus pourrions-nous avancer que la philosophie est une discipline intellectuelle et universitaire, de même qu’une démarche réflexive consistant à clarifier des problèmes, des questions et des enjeux susceptibles de donner du sens à la vie et aux phénomènes caractérisant la réalité humaine. Malheureusement, une telle définition de la philosophie, qui pourrait être rapidement taxée de philosophie de la liberté et de la culture, ne fera sans doute pas l’unanimité, ce qui nous laisse encore devant la difficulté de circonscrire notre objet de manière à comprendre le refus des philosophes de se commettre à cette forme de philosophie qu’est l’éthique appliquée.
Contournons donc cette difficulté en circonscrivant notre objet, non pas en fonction d’une quelconque essence ou définition, mais plutôt en fonction du type de travail que font ceux qui s’en réclament. À ce titre, il ne m’apparaît pas hasardeux d’affirmer que les professeurs d’université ont, pour la plupart, une représentation très formelle de leur travail, lequel consiste à lire des textes, les commenter et les enseigner. En ce sens, le travail du philosophe est livresque et consiste à interpréter le monde, en quelque sorte, à chercher à donner un sens tant aux actions des êtres humains qu’au monde dans lequel se meuvent ces derniers.
Si, d’aventure, un philosophe prétend donner une assise empirique à son travail, il le fera en interrogeant les manières de faire des uns et des autres au sein de la société, voire en interrogeant le social, la technique et la nature. Un tel travail repose sur une posture critique et de surplomb. C’est celle que prend le philosophe pour tenter de saisir cette réalité et en rendre compte à ses semblables, en s’appuyant sur une méthode et une doctrine qui viendront donner un sens au monde, comme nous l’avons évoqué plus haut. On en conviendra : le type de travail que je viens de rappeler et les moyens déployés pour le réaliser confinent la plupart du temps le philosophe à son bureau ou à sa salle de classe, loin des terrains de pratique, même si cela tend à changer un peu avec les prétentions de quelques jeunes philosophes qui veulent aller à la rencontre de leur public sur divers terrains. Comme elle se pratique présentement dans les cercles universitaires, la philosophie est donc bel et bien un travail d’interprétation du monde à travers un ensemble de textes, comme retracé plus tôt. Et ce type de travail traduit une attitude métaphysiquement désengagée du monde, qui détermine ce que le philosophe se donnera pour objet de recherche, disqualifiant du même coup le travail de ceux qui prétendent partir des terrains, comme le soutient Rorty, lorsqu’il affirme que :
Depuis le jour où la philosophie a acquis la conscience de son identité et qu’elle est devenue une discipline professionnelle, à peu près depuis l’époque de Kant, les philosophes se sont fait un plaisir d’expliquer ce qui distingue leur activité des questions immédiates comme celles de la science, de l’art et de la religion. Les philosophes prétendent en permanence qu’ils ont découvert des méthodes ne faisant appel à aucun présupposé, parfaitement rigoureuses, transcendantales, en tout cas plus pures que celles des non-philosophes (voire en fait de tous les philosophes à l’exception d’eux-mêmes et de leurs amis et disciples). Quant aux philosophes qui trahissent cet idéal gnostique (Kierkegaard et Dewey par exemple), on s’aperçoit souvent qu’ils n’étaient pas de vrais philosophes[33].
Sans nécessairement reprendre à la lettre cette critique de Rorty, on peut néanmoins être d’accord avec lui et soutenir que l’attitude implicite qu’adoptent les philosophes lorsqu’ils abordent leur travail détermine en grande partie les sujets sur lesquels ils se pencheront, de même que la façon dont ils aborderont leur objet. Et c’est précisément cette attitude que j’associe pour ma part à une attitude de distanciation à l’égard de l’objet de recherche, qui pourrait bien être une des raisons qui expliquerait le peu d’intérêt porté à l’éthique appliquée par ces derniers, bien davantage que la définition de la discipline elle-même.
4. Une question d’attitude
Partant de la définition très générale de la philosophie que nous avons proposée, ainsi que de la forme et des caractéristiques du travail des philosophes, on peut constater que l’histoire de cette discipline est composée d’une série de théories, de méthodes et d’explications développées par les philosophes afin de tenter de comprendre les interactions entre les êtres humains et celles entre ceux-ci et le monde qui les entoure. Cette attitude de recherche, plutôt que d’action, n’exclut pas nécessairement la prise d’action. L’attitude de distanciation face à l’objet de recherche examinée plus haut serait ainsi intrinsèquement identique à l’attitude du chercheur qui souhaitera respecter une mise à distance minimale face à son objet pour mieux l’objectiver. En ce sens, la philosophie n’est rien de plus qu’une « activité vivante, un exercice de réflexion en acte », pour reprendre les termes de Madelrieux[34]. En s’inspirant des travaux de William James, ce dernier avance à ce propos que :
s’il n’y a pas à opposer un pôle théorique et un pôle pratique, c’est précisément aussi parce que toute philosophie se présente d’emblée à la fois comme une doctrine, articulée dans des thèses, comme une méthode, formulée dans des règles, et comme une attitude exhibée dans des dispositions intellectuelles et morales[35].
Et si, d’aventure, on préfère confiner la philosophie à un exercice d’ordre rationnel, une enquête rationnelle visant à déterminer un certain nombre de finalités dans le monde, on pourrait rétorquer que cette raison est aussi une attitude, une attitude générale de l’esprit. D’où l’importance pour tout philosophe et scientifique de reconnaître son lieu de parole, qui déterminera l’attitude avec laquelle ils aborderont les problèmes qu’ils souhaitent discuter, traiter et résoudre.
Ainsi, au-delà de la réflexion, la philosophie peut se révéler une attitude, un état d’esprit, une manière de tenir son corps et son esprit. C’est une posture avec laquelle on aborde la réalité qui nous entoure, que cette réalité prenne la forme des interactions entre les êtres humains, ou des interactions entre les êtres humains et les non-humains. Nonobstant le caractère déflationniste de la définition que je viens d’avancer, et en raison du type de travail pratiqué par les philosophes, la philosophie semble bien pouvoir se concevoir comme une attitude. En faisant ici écho à James, je dirai même que la philosophie pourrait très bien se développer en fonction de plusieurs types d’attitudes.
L’attitude que le philosophe a historiquement adoptée est celle du chercheur et de l’intellectuel. Cette dernière peut aussi prendre différentes formes, comme on l’a vu avec Foucault[36]. Elle peut revêtir les traits d’une expérience, qui peut elle-même être radicale, selon la définition qu’en donnent plusieurs pragmatistes, ou de terrain, comme c’est souvent demandé par ceux et celles qui s’intéressent au travail sur le terrain, là où surgissent les questions à traiter en éthique appliquée. En modifiant l’attitude, on peut donc changer la manière d’aborder le travail, et si la philosophie n’est qu’une question d’attitude, comme nous l’enseigne William James[37], on peut donc infléchir une manière d’aborder l’objet philosophique qui, plutôt que d’en être une de surplomb, en serait une de terrain et d’action. Cette manière de concevoir le travail philosophique n’implique aucunement de renoncer à la conceptualisation qui constitue le travail du philosophe ni ne condamne le spécialiste de l’éthique appliquée à ne traiter que des questions d’éthique professionnelle, bien au contraire. Les terrains sont en effet multiples et quasi indéfinis en termes de nature ; ainsi, le philosophe qui adopte une attitude faillibiliste et expérimentale, par exemple, pourra tout aussi bien explorer et débattre des systèmes politiques que scientifiques, et traiter de questions de sciences, de gouvernance, voire de genre, avec d’autant plus d’acuité qu’il aura accepté d’aller à la rencontre des autres, de ceux et celles avec qui il souhaite discuter, pour mieux comprendre leurs réalités complexes. Une posture de terrain ou d’action implique toutefois d’aborder les problèmes autrement qu’à la manière dont la philosophie l’a majoritairement fait au fil des siècles, c’est-à-dire en se contentant de revisiter les concepts philosophiques sous un autre jour. En adoptant une telle attitude, le philosophe ferait alors écho aux propos de Rorty, qui affirmait que :
Nous deviendrions sensibles au diagnostic que portent Sartre et Heidegger sur la philosophie traditionnelle lorsqu’ils y voient une tentative pour fuir le temps dans l’éternité, la liberté dans la nécessité et l’action dans la contemplation[38].
Sans s’obliger à suivre l’une ou l’autre manière de faire et de penser la philosophie, il apparaît possible de reconnaître à tout le moins la présence et la légitimité d’un ensemble d’attitudes distinctes pouvant être mobilisées et avancées par les philosophes pour effectuer leur travail. Et il semble également légitime de revendiquer un travail philosophique qui adopte une attitude d’engagement sur le terrain qui n’est pas moins rigoureuse que celle qui consiste à se placer en lieu sûr, dans l’entre-deux institutionnel que peut être l’université, par exemple, pour observer et tenter d’expliquer la réalité de notre monde.
Et, faute de reconnaître la même légitimité au travail du philosophe, qui revendique une attitude expérimentale impliquant une posture davantage engagée sur le terrain, on pourrait bien voir là la raison pour laquelle l’éthique appliquée, qui repose en bonne partie sur une telle attitude, a été moins investie par la communauté philosophique québécoise, au point d’avoir été très souvent ignorée au cours des cinquante dernières années. À moins que par-delà l’attitude, ou en raison de l’attitude qu’implique le travail philosophique relatif à l’éthique appliquée, une autre raison liée à celle-ci soit en partie responsable de ce désintérêt ? Il nous faudrait alors évoquer l’engagement qu’implique justement une attitude expérimentale. Dans ce dernier cas, ce serait la peur de voir leur travail perdre en « objectivité » qui pourrait nous permettre de comprendre ce désintérêt, puisque le travail de terrain qu’implique l’éthique appliquée pour quiconque prétend aborder ces questions avec une attitude expérimentale et une posture d’ouverture à l’autre, n’est pas nécessairement ce qui est privilégié au sein de la communauté philosophique universitaire, là où les philosophies réalisent désormais leur travail.
5. L’engagement du philosophe sur le terrain
Nous l’avons évoqué d’entrée de jeu, au début de ce texte, l’éthique appliquée appelle ceux qui s’intéressent à articuler leur réflexion à partir des réalités du terrain pour ensuite la conceptualiser. Certains iront même plus loin en soutenant que la conceptualisation et l’action ou l’engagement sur le terrain ne constitueront qu’une seule et même étape. Si on suit ces derniers, qui sont, dans les faits, les tenants du pragmatisme, l’attitude philosophique proposée impliquera d’aborder le travail philosophique comme une enquête, ce qui implique de s’engager sur le terrain. Arrêtons-nous sur ces deux termes, soit celui d’enquête et celui d’engagement, qui sont en quelque sorte à placer sur un continuum avec la notion d’attitude que nous avons mentionnée dans la section précédente. L’enquête, d’abord, a bien été thématisée par Dewey[39] dans son ouvrage portant le titre de Logique et elle renvoie à une démarche et une interrogation du réel. Cette enquête appelle une construction d’outils conceptuels qui permettront de comprendre ce réel sans rester prisonnière de ces outils. Une telle enquête appelle par ailleurs un engagement de l’enquêteur qui le partagera avec l’enquêté·e : tou·te·s les deux seront à ce titre parties prenantes à la réflexion. S’engager… c’est en effet s’impliquer, c’est accepter de devenir partie prenante de l’objet qu’on souhaite étudier, c’est accepter de devenir partie prenante de la situation, c’est accepter de se salir les mains en quelque sorte, à la manière qu’évoquait Sartre à une certaine époque. Dans les faits, cet engagement implique pour le philosophe d’assumer une responsabilité sociale et politique qui ne sied pas toujours au discours universitaire. Ainsi :
Critiquer à partir de l’expérience, c’est certes revenir au sens commun des acteurs, à la façon dont ils cherchent à composer quelque chose sur l’espace public, mais c’est aussi pour le chercheur, assumer la responsabilité politique qui est la sienne lorsqu’il cherche à renforcer par sa plume telle ou telle agrégation[40].
D’autant plus que, comme l’affirme Michel Callon :
s’attacher à des acteurs pour produire avec eux la théorie de leurs pratiques émergentes, et faire proliférer avec eux les porte-parole et les entités nouvelles suppose, par symétrie, une volonté de détachement[41].
Comprise comme je viens de le proposer, l’enquête marquée par l’engagement déplace par conséquent le lieu de celle-ci, de même que le lieu de la réflexion et de l’analyse, pour amener le philosophe au plus près de l’action, donc du terrain. Un tel déplacement est surtout une question d’attitude. L’attitude thématisée par James[42], telle que décrite aussi par Madelrieux[43], permet de comprendre que le travail philosophique qu’implique l’éthique appliquée passe par un travail sur le terrain, un engagement et une enquête qui sont autant d’éléments sous-jacents à une attitude autre que celle habituellement adoptée par les philosophes.
6. La prise en considération de l’éthique appliquée par les philosophes : un chantier à investir
À la suite de ce que je viens d’évoquer, et face à l’attitude devant être mobilisée pour prétendre effectuer un travail philosophique en éthique appliquée, il semble bien qu’un certain nombre de constats s’imposent. Le premier a trait au fait que le désintérêt des philosophes pour l’éthique appliquée pourrait bien découler de l’attitude traditionnellement déployée par ces derniers pour réaliser leur travail. Cette attitude a trop souvent pour conséquences de les confiner à leur bureau et à leur salle de classe, loin des terrains où se fait l’éthique appliquée. Le deuxième constat porte, pour sa part, sur l’importance de remobiliser le concept d’attitude pour revisiter le travail philosophique et analyser les différentes théories philosophiques qui prétendent éclairer le monde vécu, là où s’élabore le travail philosophique. Ce concept pourrait ainsi nous amener à mieux saisir la triple dimension de la philosophie, comme le soutient Madelrieux[44], soit la méthode, la théorie… et l’attitude, qui se situe en amont des deux premières et les détermine. Enfin, un troisième et dernier constat me semble devoir être fait quant à l’intérêt pour les philosophes de s’aventurer hors de leur bureau et de leur salle de classe pour investir des chantiers et thématiser des problèmes qui sont au coeur de la vie en société. Car ces problèmes ne doivent pas être opposés à ceux que les philosophes ont pour habitude de discuter, bien au contraire. À ce propos, je ne peux que partager l’avis de Laville et Frère lorsqu’ils écrivent que :
Au coeur du projet intellectuel du pragmatisme figure donc la réaction contre cette coupure épistémologique installée entre les croyances locales des acteurs, construites à partir des matters of concern, et le savoir universitaire des savants supposé reposer sur des matters of facts. En prenant au sérieux le pouvoir d’agir dont les personnes font l’épreuve dans leur vie, le pragmatisme entend être une approche « engagée » en sens plein du terme[45].
Ces constats faits, il me semble que l’éthique appliquée gagnerait à être prise en considération comme objet de recherche et outil d’engagement par les philosophes pour peu qu’ils acceptent de revenir sur leur attitude et de revoir leur lieu de parole. Elle pourrait alors être une sorte d’outil de réintégration sociale pour la philosophie… et les philosophes. Une manière de relégitimer le discours philosophique dans l’espace public, là où la philosophie a débuté à l’époque de la Grèce antique, là aussi où elle a puisé toute sa légitimité, bien avant de s’installer au sein de l’institution universitaire.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Le présent texte est issu d’une conférence présentée dans le cadre du congrès de la Société de philosophie du Québec de 2024, dont le thème était « Histoire et avenir de la philosophie ». La conférence avait lieu dans un panel consacré aux cinquante ans de la revue Philosophiques. À la suite de cette conférence, j’ai remanié passablement mes notes pour produire le présent texte, que j’ai ensuite modifié pour donner suite aux commentaires des évaluateurs et évaluatrices, que je tiens à remercier. Je souhaite également remercier ma collègue Marie-Hélène Desmeules qui m’a incité à produire le présent texte. C’est d’ailleurs au fil des discussions et échanges que j’ai eus avec elle que le filon et la trame narrative se sont précisés. Sans prétendre réinventer la roue, et tout en étant conscient que plusieurs collègues philosophes ont investi les terrains au fil du temps, il m’a néanmoins semblé intéressant de réfléchir aux raisons de la faible présence des philosophes québécois dans le corpus de l’éthique appliquée. Toutefois, comme le veut l’usage, il va sans dire que je suis seul responsable des propos tenus ici.
-
[2]
Stephen Toulmin, « How Medecine Saved the Life of Ethic », Perspect Biol Med 25, no 4, 1982 Summer ; p. 736-750. DOI : 10.1353/pbm.1982.0064.
-
[3]
H. S. Afeissa, Éthique de l’environnement (Paris, Vrin 2007).
-
[4]
Joseph E. Stiglitz, The Price of Inequality (Norton, New York, 2012).
-
[5]
François Dubet, Le déclin de l’institution (Paris, Seuil, 2006).
-
[6]
Lareau et coll., « Cinquante ans de Philosophiques », Philosophiques 51 no 1, 2024, p. ###.
-
[7]
Richard Rorty, Philosophy and the Miror of Nature (Princeton, Princeton University Press, 1979) ; Science et solidarité (Combas, L’Éclat, 1990) ; Philosophy and Social Hope (London, Penguin Books, 1999).
-
[8]
William James, Le pragmatisme. Un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser (Paris, Flammarion, 2007 [1907]) ; Richard Rorty, Conséquences du pragmatisme (Paris, Seuil, 1993) ; Stéphane Madelrieux, La philosophie comme attitude (Paris, Presses universitaires de France, 2023).
-
[9]
John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête (Paris, Presses universitaires de France, 2006 [1938]) ; Claudine Tiercelin, Le ciment des choses. Petit traité de métaphysique scientifique réaliste (Paris, Ithaque, 2011).
-
[10]
Rorty, Conséquences du pragmatisme.
-
[11]
Bas Van Fraassen, The Empirical Stance (New Haven/Londres, Yale University Press, 2002).
-
[12]
Madelrieux, La philosophie comme attitude.
-
[13]
André Lacroix (dir.), Quand la philosophie doit s’appliquer (Paris, Hermann, 2014) ; André Lacroix (dir.), La philosophie pratique pour penser la société (Presses de l’Université Laval, 2020) p. 131-158.
-
[14]
Robert Frodeman et Evelyn Brister (dirs.), A Guide to Field Philosophy : Case Studies and Practical Strategies (New York/Londres, Routledge, 2020) ; Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain (Paris, Éditions Créaphis, 2017) ; Maud Benetreau et coll. (dirs), Manifeste pour une philosophie de terrain (Dijon, Presses de l’Université de Dijon, 2023).
-
[15]
Rorty, Conséquences du pragmatisme, p. 151.
-
[16]
Lukas Sosoé, La vie des normes et l’esprit des lois (Montréal, L’Harmattan, 1998) ; Lukas Sosoé et Yvette Lajeunesse, « L’éthique de tout et de n’importe quoi », Le Devoir, 27 juin année ?, p. B40.
-
[17]
Guy Durand, Introduction générale à la bioéthique (Montréal, Fides, 2005) ; Hubert Doucet, Au pays de la bioéthique. L’éthique biomédicale aux États-Unis (Montréal, Labor et Fides, 1996).
-
[18]
Georges A. Legault, Professionnalisme et délibération éthique (Québec, Presses de l’Université du Québec, 1999).
-
[19]
Guy Bourgeault, Vingt années de recherches en éthique au Québec, 1976-1996 (Montréal, Fides, 1997).
-
[20]
Camirand, 60 ans d’éthique appliquée : concepts, méthodes et lieux de pratique. Une bibliographie sélective (Sherbrooke, Éditions GGC, 1995 et 2004).
-
[21]
Alain Létourneau, Trois écoles québécoises en éthique appliquée. Sherbrooke, Rimouski et Montréal (Paris, L’Harmattan, 2006).
-
[22]
Camirand, 60 ans d’éthique appliquée : concepts, méthodes et lieux de pratique. Une bibliographie sélective.
-
[23]
Bourgeault, Vingt années de recherches en éthique au Québec, 1976-1996 ; Alain Létourneau, Yves Boisvert et André Lacroix, Les approches québécoises de l’éthique appliquée, les perspectives générales : analyse du corpus des auteurs de 1970 à 2000 (Sherbrooke, Éditions GGC, année ?) ; Alain Létourneau, Yves Boisvert et André Lacroix, Les approches québécoises de l’éthique appliquée : les approches sectorielles. Analyse du corpus des auteurs de 1970 à 2000 (Sherbrooke, Éditions GGC, 2005) ; Alain Létourneau, Yves Boisvert et André Lacroix, Les approches québécoises de l’éthique appliquée : les perspectives bioéthiques (Sherbrooke, Éditions GGC, 2005) ; Alain Létourneau, Trois écoles québécoises en éthique appliquée. Sherbrooke, Rimouski et Montréal.
-
[24]
André Lacroix, Allison Marchildon et Luc Bégin, Comment former à l’éthique appliquée (Québec, Presses de l’Université du Québec, 2017).
-
[25]
André Lacroix (dir.), Éthique appliquée, éthique engagée (Montréal, Liber, 2006).
-
[26]
Lacroix, Éthique appliquée, éthique engagée.
-
[27]
Lacroix, Quand la philosophie doit s’appliquer et Lacroix, La philosophie pratique pour penser la société.
-
[28]
Monique Canto Sperber, La philosophie morale britannique (Paris, Presses universitaires de France, 1994).
-
[29]
Alasdair MacIntyre, « Does Applied Ethics Rest on a Mistake ? », The Monist 67, no 4, 1984, p. 498-513.
-
[30]
John Dewey, Reconstruction en philosophie (Paris, Gallimard, 2014), p. 43.
-
[31]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? (Paris, Éditions de Minuit, 1992).
-
[32]
William James, Le pragmatisme. Un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser (Paris, Flammarion, 2007 [1907]).
-
[33]
Rorty, Conséquences du pragmatisme, p. 89.
-
[34]
Madelrieux, La philosophie comme attitude, p. 13.
-
[35]
Madelrieux, La philosophie comme attitude, p. 16.
-
[36]
Michel Foucault, Dits et écrits II 1976-1988 (Paris, Gallimard, 2001).
-
[37]
James, Le pragmatisme. Un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser.
-
[38]
Rorty, Conséquences du pragmatisme, p. 190.
-
[39]
John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête (Paris, Presses universitaires de France, 2006 [1938]).
-
[40]
Jean-Louis Laville et Bruno Frère, La fabrique de l’émancipation (Paris, Seuil, 2022), p. 141.
-
[41]
Michel Callon, « Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé : la double stratégie de l’attachement et du détachement » Sociologie du travail, no 41, 1999, p. 76.
-
[42]
James, Le pragmatisme. Un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser.
-
[43]
Madelrieux, La philosophie comme attitude.
-
[44]
Madlerieux, La philosophie comme attitude.
-
[45]
Laville et Frère, La fabrique de l’émancipation, p. 139.