Comptes rendus

Pierre-Yves Rochefort, Hilary Putnam et la question du réalisme, Québec : Presses de l’Université Laval, 2022, 139 pages[Notice]

  • Patrice Philie

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  • Patrice Philie
    Université d’Ottawa

Il est normal que les conceptions d’un philosophe ou d’une philosophe évoluent au fil du temps. Parfois, les champs d’intérêt changent, le regard posé sur tel ou tel problème n’est plus exactement le même, des précisions à propos de certains arguments et postures sont apportées, etc. Moins souvent, un philosophe ou une philosophe procède à un « tournant » qui aboutit à une modification assez profonde de ses conceptions fondamentales pour que les nouvelles ne soient plus compatibles avec les anciennes. On peut penser ici à Kant lorsqu’il a lu Hume. Plus près de nous, il y a Ludwig Wittgenstein — depuis l’émergence de l’interprétation « résolue » de son oeuvre, l’enjeu qui consiste à déterminer s’il y a un, deux, ou même trois « Wittgenstein » a pris une ampleur sans précédent. Le livre de Pierre-Yves Rochefort dont il est question ici, Hilary Putnam et la question du réalisme, porte sur le parcours philosophique de Hilary Putnam, philosophe analytique incontournable du dernier tiers du xxe siècle jusqu’à sa mort, en 2016. Le penseur américain est reconnu pour avoir changé de perspective deux fois au cours de ses écrits. Ceux et celles qui sont familiers avec l’évolution de la pensée de Putnam connaissent la trame « officielle » que je vais maintenant esquisser. Putnam épouserait tout d’abord, selon cette trame, une forme traditionnelle de réalisme métaphysique, empreinte de scientisme. Cette forme assez crue du réalisme se décline en trois thèses (p. 15) : (1) l’indépendance complète du monde (ses objets et ses faits) par rapport à l’esprit, (2) l’idée qu’il n’y a qu’une seule description vraie de ce monde, et (3) la théorie correspondantiste de la vérité. Ensuite, à partir du milieu des années 1970, il critiquerait fortement, toujours selon l’histoire « officielle », ce réalisme métaphysique et adopterait un réalisme interne, dont l’idée principale est de mettre l’accent sur le rôle de notre schème conceptuel lorsqu’on réfléchit à notre rapport au monde et au concept de vérité. Le réalisme interne ébranle les trois thèses du réalisme métaphysique : maintenant, le monde n’est concevable qu’à travers nos schèmes conceptuels, et il perd ainsi de son indépendance. Cela a pour conséquence immédiate le rejet des deux autres idées centrales du réalisme métaphysique : dorénavant, Putnam, toujours selon ce narratif, croirait que différentes descriptions du monde peuvent être « vraies » et abandonnerait la théorie correspondantiste de la vérité au profit d’une théorie de l’assertabilité garantie qui se rapproche de l’antiréalisme de Michael Dummett. Puis, au début des années 1990, Putnam aurait abandonné le réalisme interne pour finalement adopter une forme de réalisme naturel ou réalisme du sens commun, qui abandonne l’idée selon laquelle nous connaissons le monde à travers le « traitement » de ses données « pures » par notre schème conceptuel, données fictives qui viendraient s’interposer comme des intermédiaires entre nous et le monde et dont il faudrait dorénavant se débarrasser. Putnam aurait donc toujours été un réaliste, mais sous différentes formes. Cette petite histoire de la pensée de Putnam est plausible, elle décrit même à première vue une évolution naturelle de ses conceptions, qui prend sa source dans un point de vue de jeunesse influencé par le positivisme logique de son directeur de thèse, Hans Reichenbach (réalisme métaphysique), prend ensuite un tournant vers une position qui s’abreuve à l’influence massive de son collègue Willard Van Orman Quine à Harvard et qui lui fait prendre conscience que l’on ne peut « sortir » de son schème conceptuel (réalisme interne), pour finalement endosser une forme de réalisme naïf, après avoir redécouvert le pragmatisme de William James …

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