Comptes rendus

Éric Dufour, Bruno Bauer et les Jeunes hégéliens. À l’origine de la critique sociale et politique, Paris : Vrin, 2023, 221 pages[Notice]

  • Emmanuel Chaput

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  • Emmanuel Chaput
    Johns Hopkins University

L’idée d’Habermas selon laquelle nous serions « restés des contemporains des jeunes hégéliens » semble faire de plus en plus son chemin dans le monde francophone, et l’on remarque, ces dernières années, un certain regain d’intérêt pour cette constellation de penseurs. L’ouvrage d’Éric Dufour sur la pensée de Bruno Bauer s’inscrit résolument dans cette mouvance. Il s’agit de la première monographie de langue française consacrée à cet auteur. On peut résumer les visées de l’ouvrage en trois points. Il y a, en premier lieu, une visée historique (p. 10). Il s’agit d’établir la place et le rôle de Bauer dans la genèse et le déclin du mouvement Jeune hégélien. Or, suivant Dufour, ce rôle n’est pas négligeable, dans la mesure où Bauer serait à la fois l’initiateur du mouvement et l’un de ses fossoyeurs. En effet, si Bauer n’est pas le premier à user de l’expression « Jeunes hégéliens », il est le premier à s’en revendiquer explicitement. D’abord utilisée par le critique Heinrich Leo pour dénoncer les disciples de Hegel qui voulaient faire de ce dernier un penseur de l’athéisme et de la révolution sociale, cette étiquette sera d’abord rejetée par les premiers Jeunes hégéliens, comme David Friedrich Strauss ou Arnold Ruge, soulignant la compatibilité de leur vue avec la foi protestante et l’État prussien. Bauer serait au contraire le premier, en 1841, à assumer pleinement cette étiquette et à opérer un « retournement du stigmate », suivant l’expression d’Emmanuel Renault, que Dufour reprend à son tour (p. 49). Mais la « très courte vie » (p. 60) du Jeune hégélianisme prendrait subitement fin en 1842, à la suite de la querelle des Freien, ces Jeunes hégéliens berlinois accusés de faire feu de tout bois et de critiquer sans vergogne, avec la volonté assumée de faire « scandale », à la fois l’État, la religion, la famille et la propriété. Là encore, le rôle de Bauer est, aux yeux de Dufour, central. Celui-ci « dissout l’unité du groupe » (p. 208) en refusant d’être le médiateur entre les tenants du compromis libéral (Marx et Ruge) qui, à l’époque, cherchent à promouvoir un message susceptible de parler à la bourgeoisie libérale, sans faire les frais de la censure, et les Freien auxquels Bauer appartient, sans pour autant partager leur position générale sur l’État ou la propriété, par exemple. Cette dimension historique de l’ouvrage, en réhabilitant la figure de Bauer dans l’histoire du mouvement Jeune hégélien, fait certainement oeuvre utile. Elle peut cependant apparaître par moments comme passablement contraignante. C’est ainsi que Dufour écrit en conclusion qu’« on ne peut plus parler de « Jeune hégélianisme » après la querelle des Freien, du moins au sens fort et véritable du terme » (p. 208). Autrement dit, cette expression ne serait valable que pour la courte période allant de 1841 à 1842, puisque, par la suite, « l’expression disparaît complètement du champ lexical des représentants du groupe » (p. 71). Se pose dès lors un problème historiographique intéressant — et peut-être inédit dans l’histoire de la philosophie — que l’auteur discute (p. 51 ss), mais ne résout pas entièrement à nos yeux. Si le terme de « Jeunes hégéliens » tombe en effet rapidement en désuétude chez ceux-là mêmes qui s’en revendiquaient, il est néanmoins repris et son sens élargi par les historiens s’intéressant à cette époque et à cette constellation d’auteurs possédant trois foyers, à Berlin, Halle et Königsberg (p. 56-57). Doit-on dès lors délimiter le Jeune hégélianisme à la brève période où le terme est effectivement en usage chez les auteurs mêmes qu’il sert à désigner ? Selon …

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