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Dans La Conversation des sexes, Manon Garcia propose de répondre à une question des plus actuelles. Que doit être le consentement sexuel s’il se veut un outil d’émancipation pour nos sexualités ? Autrement dit, que doit-il être s’il doit nous permettre de « penser un avenir à la fois égalitaire, libéré et joyeux de l’éros »[1] ? Bien qu’elle y consacre par ailleurs plusieurs chapitres, Manon Garcia a un projet qui dépasse la question de savoir si le consentement doit être la norme juridique d’après laquelle nous jugeons de la légalité de nos interactions sexuelles. C’est sur le chemin éthique de l’épanouissement sexuel qu’elle mène son investigation.

Si cette question a bel et bien déjà été posée, ce qui est plus rare, c’est de le faire suivant la stratégie choisie par Manon Garcia. En effet, les critiques du consentement sexuel portent habituellement non sur le consentement lui-même, mais sur un ensemble de conditions l’entourant — comme le manque de désir[2], les rapports de pouvoir[3], l’absence de négociation préalable au consentement[4], etc. Manon Garcia s’intéresse certes à ces conditions, et toujours en faisant preuve de nuances. Mais l’originalité de son propos consiste à prendre à bras-le-corps le consentement lui-même, afin d’en proposer une définition plus à même d’en faire un outil d’émancipation pour nos sexualités. C’est ainsi qu’elle en vient à une autre « voie » du consentement, « celle, nous dit-elle, du sentir ensemble, celle du consentement comme accord et comme respect de l’autre »[5]. Elle ne souhaite donc pas rejeter la notion même de consentement, y voyant encore la « promesse d’un érotisme entre égaux »[6]. Seulement, ce consentement est repensé comme « conversation ».

Qu’entend alors l’autrice par « conversation » ? Elle précise qu’elle ne se réduit pas au désir[7] et qu’elle participe d’une conception positive de l’autonomie, suivant laquelle il s’agit d’agir dans le monde et non pas seulement d’empêcher les agressions d’autrui[8]. Par ailleurs, elle refuse, contrairement à Quill Kukla, de parler de négociation sexuelle, afin de ne pas céder à l’idée d’une sexualité comme « champ de bataille » des désirs[9], où chaque personne chercherait à y maximiser le sien, parfois contre celui de ses partenaires. La conversation, au contraire, dépasserait ce chacun pour soi et viserait donc une forme de réciprocité et de respect mutuel entre les partenaires. Elle mettrait ainsi en oeuvre l’idée qu’on ne peut réussir une relation sexuelle sans l’autre, et surtout sans l’épanouissement de l’autre[10]. Garcia insiste beaucoup sur ces points, car elle y voit la voie vers l’épanouissement de nos sexualités.

Le propos de Manon Garcia est extrêmement juste à bien des égards. Deux éléments de son analyse posent cependant à mes yeux quelques problèmes. D’une part, la solution proposée, qui consiste à redéfinir le consentement comme conversation, impose un nouveau régime normatif qui est susceptible d’agir contre nos épanouissements sexuels. D’autre part, bien qu’une critique de la définition juridique actuelle du consentement sexuel soit bienvenue, cette critique me semble reposer, dans La Conversation des sexes, sur une interprétation erronée de ce qu’est le consentement affirmatif en droit.

I. Le régime normatif de la conversation

Il y a lieu de se demander si la conversation sexuelle est vraiment un modèle adéquat pour nos épanouissements sexuels. J’en doute, parce que le régime normatif de la conversation — c’est-à-dire les normes que toute conversation doit respecter pour être réussie ne concourt pas nécessairement à nos sexualités, et dans certains cas me semble susceptible de leur nuire.

Il est vrai que certaines des normes d’une conversation réussie contribuent à nos épanouissements sexuels, et c’est d’ailleurs pour celles-ci que Manon Garcia la mobilise. C’est le cas de la norme de l’égalité entre les partenaires qui conversent, sur laquelle Manon Garcia insiste[11]. Par égalité, j’entends le fait que chaque personne doit avoir un espace pour expliciter ce qu’elle pense, désire ou veut ; des tours de parole s’imposent. Corollairement, les interlocuteurs doivent s’écouter réciproquement, tout en ayant la possibilité de répondre. Et ce, sans jamais chercher à prendre le dessus sur l’autre. Autrement dit, une conversation est réussie lorsque chaque personne a pu y parler différemment et dans le respect de l’autre. Une conversation échoue lorsqu’elle se transforme en un échange agonistique, comme un débat, une joute oratoire ou, comme le souligne l’autrice elle-même, un « champ de bataille ». Elle ne l’est pas non plus lorsqu’une partie ignore, méprise ou ridiculise ce qui est exprimé.

Cette norme d’égalité entre les personnes qui conversent peut évidemment contribuer à nos épanouissements sexuels. Dans un contexte où plusieurs scénarios sexuels et rapports de domination s’imposent et imposent le silence à ce que des partenaires pourraient désirer, ouvrir un espace égalitaire pour l’expression et la compréhension des désirs de chacun est important. Or si cette norme est louable dans le contexte sexuel, il est en revanche tout au moins deux autres normes conversationnelles qui sont problématiques à mes yeux : la sincérité attendue des partenaires qui conversent et le primat de l’entente.

Conversation et sincérité

Une conversation réussie suppose un haut degré de sincérité entre les partenaires. Je distinguerai ici deux formes de sincérité : véracité et attestation. Véracité, car la personne avec laquelle nous conversons doit dire ce qu’elle considère être vrai, non seulement spontanément, mais aussi dans ses réponses aux questions que nous lui posons. Attestation, car elle doit se dire, c’est-à-dire exprimer ce qui est significatif pour elle, que ce soit en matière de désirs ou de croyances. Cette sincérité attendue dans nos conversations les distingue d’ailleurs d’autres formes d’échanges langagiers. Nous ne nous attendons pas, par exemple, de la parlote échangée rapidement et poliment entre voisins ou connaissances, forme de bavardage superficiel, que les interlocuteurs s’y attestent. Nous trouverions même étrange qu’ils le fassent trop intimement. Une juste distance est de mise. Dans une joute oratoire ou un débat, il est attendu que les interlocuteurs tiendront des propos qu’ils croient faux. En raison du caractère agonistique de ce type d’échange, nous prévoyons toujours quelques entorses à la vérité, et sommes donc particulièrement prudents et critiques de ce qui s’y dit[12].

C’est d’ailleurs pour cette sincérité et surtout cette attestation qu’elle promet, et bien qu’elle n’emploie pas explicitement ces termes, que Manon Garcia en appelle à une conversation des sexes. Car l’un des problèmes actuels soulevés par Manon Garcia, c’est que « les femmes sont dissuadées d’exprimer et même de concevoir leur plaisir et leur désir[13] », autrement dit de s’attester dans les sexualités qu’elles ont. Sous prétexte que le sexe serait quelque chose d’intime, nous favoriserions « une forme d’obscurité à soi »[14] rendant difficile l’exploration de nos propres désirs. La conversation doit alors faciliter cette plongée dans nos désirs et leur expérimentation éventuelle. Comment ? Manon Garcia explique que « parler de conversation implique de reconnaître la nécessité de l’attention à l’autre, à ses désirs, à ses mouvements, à sa situation ainsi que le caractère profondément relationnel de la pratique sexuelle »[15]. Autrement dit, cet égal respect dont nous parlions ouvrirait aux personnes qui conversent un espace pour qu’elles osent s’y attester.

Si l’on juge que les problèmes sexuels que nous avons découlent d’un manque de sincérité, alors la conversation, parce qu’elle exige des interlocuteurs un haut standard de sincérité, est une solution pertinente. Il est vrai qu’une partie de ces problèmes résulte du fait que nous passons sous silence certains désirs, par exemple ceux féminins. D’autant plus qu’une personne en situation de pouvoir peut mentir pour obtenir les faveurs sexuelles qu’elle désire, allant à l’encontre de la véracité attendue dans nos conversations. Attestation et véracité sont alors des normes conversationnelles pertinentes.

Mais tous nos problèmes sexuels ne se résument pas à un manque de sincérité. De plus, je crains que la norme de sincérité qui vaut dans nos conversations soit dangereuse lorsqu’un des partenaires est plus vulnérable. Elle risque de contribuer à des pratiques inquisitrices, comme celles de l’aveu ou de la confession, fruits d’une volonté de savoir ce qui relève de l’intime et du secret. Ce genre de pratiques est d’ailleurs l’une des formes que prennent les violences sexuelles.

Il se peut en effet qu’un partenaire vulnérable cherche à maintenir un mince pouvoir par le mensonge et la dissimulation. Pensons à la femme qui ne divulgue pas le nombre réel de partenaires qu’elle a eu, les fantasmes inavouables ou les abus qu’elle a vécus. Pensons sinon à la personne trans qui ne souhaite pas divulguer son passé, puisque ce dernier ne correspond pas à qui elle est. Demandera-t-on à ces personnes de respecter le degré de sincérité que nous attendons généralement de nos conversations, de divulguer ces éléments, sous prétexte que la conversation des sexes participe de nos épanouissements sexuels ?

Intime ne veut du reste pas forcément dire obscurité à soi ou honteux. Nous pouvons être très au clair intérieurement avec nos désirs et nos envies sans vouloir les divulguer. Tout simplement parce que cela fait partie de notre jardin intérieur, espace essentiel à l’épanouissement et à la découverte sexuelle. Le respect de notre vie privée est un principe important en matière sexuelle.

De récents développements du droit criminel canadien illustrent d’ailleurs le danger d’exiger un trop haut degré de sincérité en matière sexuelle. Pendant longtemps, la jurisprudence anglo-saxonne n’a reconnu que de rares cas de fraudes viciant le consentement sexuel. Les mensonges portant sur la situation économique et professionnelle du partenaire, son âge, son célibat, sa fidélité, etc., n’invalidaient pas le consentement sexuel, même si la personne consentante avait exprimé — sous forme de remarques ou de questions — le caractère central de ces informations pour son consentement. Les tribunaux ont depuis élargi la portée de la fraude sexuelle, pour y inclure les mensonges et dissimulations comportant un réel risque de lésion corporelle grave[16]. Mais ils l’ont fait avec parcimonie, tant une trop haute norme de sincérité pouvait s’avérer préjudiciable en matière sexuelle. Par exemple, dans l’arrêt Mabior[17], la Cour suprême du Canada devait décider si une personne doit divulguer sa séropositivité à ses partenaires sexuels. La Cour a rappelé que grâce aux avancées médicales, le risque de transmission du VIH est aujourd’hui quasi nul lorsque la charge virale reste faible par la prise de médicaments et qu’il y a port d’un préservatif. Comme ce risque est quasi nul, la divulgation de la séropositivité n’est pas légalement obligatoire dans de telles circonstances, et ce, même si notre partenaire pose explicitement la question. Pourquoi ? Outre la crainte de nuire aux efforts de dépistage, la Cour a rappelé qu’une divulgation obligatoire entre en conflit avec le respect de la vie privée auquel toute personne a droit. De plus, forcer la divulgation de la séropositivité en l’absence de risque de transmission réel, ce serait participer à la stigmatisation des personnes séropositives, en laissant faussement croire, contrairement aux connaissances scientifiques, qu’elles sont un danger pour la vie d’autrui. En l’absence de risque réel de lésion corporelle grave, c’est le principe du respect de la vie privée et la non-stigmatisation qu’il faudrait protéger.

Certes, cette décision peut choquer, tant nous désirons contrôler les interactions que nous avons par l’information dont nous disposons. On a alors tôt fait d’insister sur le caractère non éthique de la malhonnêteté et du mensonge. Mais l’éthique doit-elle servir nos désirs de contrôle ? Ces désirs inquisitoires réduisent parfois l’autonomie de nos partenaires. Et l’intime est une zone importante de nos vies, que nous pouvons vouloir défendre contre une norme trop élevée de sincérité, comme celle que nous retrouvons dans le modèle de la conversation.

Conversation et saturation intentionnelle

Une autre norme travaille nos conversations : la recherche de l’entente. Manon Garcia y réfère d’ailleurs implicitement lorsqu’elle relève que la conversation, au contraire de la négociation, n’est pas un champ de bataille[18]. Les partenaires d’une conversation des sexes « cherchent, ensemble, à se donner du plaisir […] et à explorer leurs désirs »[19]. Autrement dit, ils tendent vers une entente plaisant à chacun.

Nos conversations mettent en jeu plusieurs types d’ententes. Par « entente », je conçois tous les moments où nous devons faire un avec les intentions des autres. Une première entente inchoative a lieu dès que nous écoutons autrui. Cette écoute suppose de faire un, pour un instant du moins, avec son propos pour le comprendre. Et ce, même si, en un deuxième temps, on voudra s’en distancier, marquer son désaccord. Cette première entente ne présume donc en rien l’issue de la conversation.

Dès ce premier niveau, les intentions d’autrui font ainsi irruption dans notre conscience. Ce qui, encore une fois, n’est pas en soi un problème. Cela ne le devient que là où l’éthique exige de mettre un terme à cette irruption. Car, parfois, l’éthique nous commande de nous ouvrir aux intentions de l’autre ; parfois, elle exige de les mettre en suspens.

C’est le cas à mes yeux lorsque notre conscience est déjà saturée par les intentions d’autrui. Par « saturation intentionnelle », j’entends le fait d’être conscient des intentions d’autrui au point où celles-ci laissent peu de place à nos propres intentions. Notre rapport au monde ne gravite plus alors autour de notre propre vie de conscience, mais autour de celle d’autrui. C’est, ainsi, depuis les croyances, les désirs et les projets de l’autre, ses intentions, que nous déterminons nos propres croyances, désirs et projets, que ce soit pour les satisfaire ou nous y opposer.

La description phénoménologique de la proie proposée par Elsa Dorlin dans Une philosophie de la violence exemplifie ce que j’entends par saturation intentionnelle. Dorlin y analyse depuis le personnage de Bella du roman Dirty Week-End de Helen Zahavi, ce que cela fait d’être la proie de quelqu’un. Le récit consiste à suivre la série de transformations intérieures que subit Bella pour survivre à son voisin qui l’épie, la menace, la harcèle et la violente. Il décrit ainsi l’expérience d’être une proie. Bien que Dorlin n’emploie pas explicitement l’expression, sa description implique une forme de « saturation » des intentions du prédateur dans la conscience de la proie[20]. Bella guette et est à l’affût des intentions de son prédateur. Chez Zahavi, cette saturation est d’ailleurs explicitement l’effet que recherche le prédateur par ses menaces :

Je veux que tu imagines ce que je vais te faire. Je veux que tu te représentes mentalement toutes les façons dont je peux te faire souffrir. Songe à la pire chose que je puisse te faire, imagine-moi en train de le faire[21].

Imaginer, se représenter, songer : l’être-au-monde de la proie est saturé par les intentions du prédateur. Et c’est précisément depuis les intentions de son prédateur que la proie doit se positionner et se déterminer pour les contrer, les éviter, voire choisir un moindre mal : « Si tu préviens la police, je te tue. Mais si tu ne dis rien, je te ferai mal simplement »[22].

Cette saturation intentionnelle a lieu dans plusieurs formes d’interactions. Par exemple, l’insistance : une proposition sature notre espace mental en raison de sa répétition. Ou le chantage : les intentions d’autrui saturent, hantent notre espace mental en raison des conséquences que nous cherchons à éviter. Souvent, comme le rappelle d’ailleurs Garcia, cette saturation dépasse les actes répréhensibles d’un individu, comme lorsque ce sont nos représentations collectives qui sont saturées par certaines intentions sexuelles (celles masculines et hétéronormatives). Parler de saturation intentionnelle permet de reconnaître que c’est depuis ces intentions sexuelles dominantes que l’interaction est pensée par les partenaires, que ce soit pour les satisfaire, les éviter ou les faire dévier.

À cette saturation, Manon Garcia répond qu’il faudrait faire une place aux intentions sexuelles des femmes par la conversation des sexes, pour qu’elles y expriment leurs propres intentions. Or, cette solution est à mes yeux insatisfaisante. En effet, la conversation ne rompt pas cette saturation — au contraire, elle l’alimente, sous couvert d’un égal droit de parole des partenaires. Elle laisse ainsi encore de la place (bien qu’égale) aux intentions qui saturent déjà nos consciences.

Notons d’ailleurs que chez Dorlin, la solution ne passe pas par un échange égalitaire. Prônant des pratiques de légitime défense comme le ju-jitsu, Dorlin suggère de lutter contre le désarmement de la proie en la réarmant contre l’agresseur. Mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit de lutter contre la saturation de certaines représentations collectives, qui ne résultent pas spécifiquement d’actes individuels répréhensibles dont il faudrait se prémunir par la force ? La solution serait à mes yeux de renverser dans certains contextes nos saturations intentionnelles par des contre-intentions et contre-saturations faisant dévier les scénarios sexuels dominants. Et pour ce faire, des pratiques comme l’insistance, le monologue, l’exhortation ou la leçon sont peut-être plus prometteuses que la conversation, parce qu’elles laissent moins de place à des intentions qui en ont déjà trop.

À la recherche de meilleures pratiques du désaccord

Nos conversations visent une deuxième forme d’entente. Nous avons vu que l’une des normes de la conversation est que nous puissions y parler différemment. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’y parler en vue de la même chose : une entente, un accord[23]. Si les partenaires parlent de choses trop distinctes — par mécompréhension ou mésentente —, on juge habituellement que cette conversation n’est pas réussie. Surtout, une conversation réussie suppose que les partenaires tentent de bonne foi de trouver une entente. Sans quoi elle prend alors la forme d’une dispute, d’un différend ou d’un dialogue de sourds.

À mes yeux, puisqu’elle tend vers l’entente, la conversation des sexes va à contre-courant de ce dont nous avons souvent besoin en matière sexuelle : de meilleures pratiques du désaccord. En effet, dans nos pratiques sexuelles, le désaccord est une option moins accessible que l’accord, l’entente — ce que démontre d’ailleurs très bien Manon Garcia[24]. Ce qui ressort de nombre d’interactions sexuelles et d’études en analyse conversationnelle, c’est que l’expression d’un accord est étonnamment plus accessible, plus facile que son absence[25]. Dans nos pratiques conversationnelles, notamment en contexte sexuel, l’absence d’accord est vu comme un pis-aller que l’on doit, si on ne peut l’éviter, adoucir ou justifier[26]. Mais adoucir l’expression d’un désaccord peut conduire à des ambiguïtés. Justifier un désaccord est lourd et coûteux : il faut croire en ses raisons, en leur légitimité, et au fait qu’elles vont satisfaire autrui. Aussi, l’absence d’accord s’accompagne souvent d’une culpabilité de ne pas avoir satisfait les intentions et désirs de notre partenaire[27]. Les études démontrent d’ailleurs que nombre de personnes — principalement les jeunes femmes — cherchent d’abord à satisfaire les désirs des autres, c’est-à-dire à donner leur accord par complaisance sexuelle[28].

« Aide-moi à lui dire non, s’il te plaît » — c’est l’appel de Victor à sa soeur Camille Kouchner[29]. Victor étant mineur au moment des faits, il ne pouvait bien sûr pas consentir aux gestes d’Olivier Duhamel. Si cet appel m’interpelle, c’est néanmoins parce qu’il suggère que, dans le contexte actuel, ce dont nous avons besoin, ce ne sont peut-être pas des normes qui, comme la conversation, favorisent encore l’entente commune — en fait, tout tend déjà beaucoup vers l’entente. Ce dont nous aurions besoin, ce sont de normes et de pratiques qui cultivent efficacement l’absence d’accord en le normalisant, le légitimant, et le rendant acceptable de part et d’autre. Pensons à la dispute, au malentendu ou à la non-complaisance sexuelle. Ou à d’autres pratiques qui favorisent l’acceptation d’un refus par le partenaire qui voit ses intentions frustrées. Apprendre à accepter l’absence d’accord, c’est-à-dire consentir au refus de l’autre — cet étonnant renversement du fardeau du consentement doit à mes yeux être au coeur de l’avenir de nos épanouissements sexuels.

Une réflexion sur les normes d’une conversation réussie montre à mes yeux les dangers d’appliquer à nos interactions sexuelles un modèle comme celui de la conversation. Cela ne veut pas dire que nous ne devrions pas nous engager dans des conversations réussies. Cela veut plutôt dire que la conversation n’est pas toujours garante de nos épanouissements sexuels. Une solution uniforme risque ici de rater la complexité, faite du grain des contextes, des problèmes pluriels que nous avons en matière sexuelle.

II. Le consentement affirmatif

Si je suis critique de la solution proposée dans le livre, il est cependant un point sur lequel je suis en accord : le consentement sexuel est une norme insatisfaisante pour nos interactions sexuelles. Et si je crois que nous devons critiquer le consentement sexuel, c’est pour des raisons parentes à celles avancées dans le livre. Le consentement sexuel est une norme trop minimale, qui ne protège pas suffisamment l’égalité des partenaires. À mes yeux, il n’offre aucun rempart contre la participation cognitive ou pratique inégale entre les partenaires : une personne peut très bien imaginer, déterminer et définir, commencer et réaliser l’entièreté des gestes sexuels, alors que ses partenaires ne font que consentir. Il n’est donc nullement garant de l’autonomie positive (agir dans le monde et non pas simplement refuser l’agir des autres) que Manon Garcia appelle de ses voeux. Il a aussi à mes yeux pour étrange effet d’inverser trop facilement le fardeau de responsabilité des partenaires : si le consentement sert à légitimer l’action de la personne qui le reçoit, il le fait en déplaçant la responsabilité de cette action sur les épaules de la personne consentante, qui n’avait (dit-on) qu’à ne pas y consentir. Un si petit geste — consentir — ne devrait pas avoir pour effet de garantir la légitimité — et encore moins la réussite ! — de nos interactions sexuelles. Sur ce point, nous sommes d’accord.

Néanmoins, mon deuxième point de désaccord avec le livre porte sur ce qui y est dit du consentement affirmatif. Aux yeux de Manon Garcia, le consentement sexuel affirmatif serait problématique en droit. Cependant, la définition qu’elle retient diffère légèrement de celle proposée par les juridictions anglo-saxonnes qui, comme le Canada, sont à l’origine de cette notion et la mobilisent. De plus, resitué dans le contexte anglo-saxon d’où il tire son sens et sa portée, le consentement affirmatif est bien une avancée, certes trop timide, vers un possible épanouissement sexuel.

Le consentement affirmatif consiste à exprimer, par des signes, un accord. Il se distingue ainsi du consentement mental, qui consiste à donner son accord en son for intérieur sans pour autant l’exprimer à autrui[30].

Selon Manon Garcia, le consentement affirmatif est problématique, notamment parce qu’il est trop en décalage avec ce qui se déroule dans nos interactions sexuelles :

Cette représentation va à l’encontre des représentations et des expériences de la plupart des gens et, surtout, elle va à l’encontre de la plupart des pratiques sexuelles statistiquement normales : l’expression active du consentement au sexe n’est pas — ou en tout cas pas encore partie prenante du déroulement normal du script sexuel et apparaît, lorsqu’elle a lieu, comme une rupture, au sens d’une interruption du cours normal des choses, dans la continuité de la rencontre amoureuse et sexuelle[31].

À mes yeux, cette analyse ne vaut que si l’on réduit le consentement affirmatif à une expression verbale — et il est vrai qu’en ce cas, exiger que les partenaires disent par des mots leur accord constant à l’interaction serait inusité par rapport à la plupart de nos pratiques normales. Or, dans les juridictions qui le mobilisent, le consentement affirmatif passe par un éventail beaucoup plus large de signes : il peut être exprimé par des mots, mais aussi des gestes, des caresses, des gémissements, des sourires, etc. Ainsi compris, le consentement affirmatif n’entre pas du tout en conflit avec le cours normal de nos interactions sexuelles. Au contraire, celles-ci sont faites de cette épaisseur de signes. Ce qui serait anormal, ce serait de continuer alors que quelque chose cloche dans ce que l’autre exprime par toute sa personne : son visage s’éteint, ses gémissements et ses caresses cessent, sa respiration n’est plus bruyante, etc.

De plus, Manon Garcia conclut de ses analyses que l’absence de consentement affirmatif ne permettrait pas de définir ce que serait un viol. Elle prend notamment appui sur un exemple. Sam et Raph ont une interaction sexuelle. Sam consent seulement mentalement à cette interaction sexuelle ; en son for intérieur, Sam est d’accord. Mais Sam ne manifeste « aucune réticence » ni aucun « enthousiasme », et laisse Raph « prendre toutes les initiatives »[32]. Autrement dit, son consentement n’est pas affirmatif, au sens où il n’est pas exprimé par ses mots (ni même ses comportements). Aux yeux de Manon Garcia, même si Sam n’a pas manifesté de consentement, Sam a pourtant consenti mentalement, et c’est pourquoi on juge qu’il n’y a pas eu de viol. Conséquemment, l’absence d’un consentement affirmatif n’équivaut pas à un viol.

À mes yeux, cette conclusion n’est pas tout à fait exacte, et repose sur le gommage d’une distinction centrale dans les juridictions anglo-saxonnes qui ont élaboré et mobilisé le consentement affirmatif. Prenons spécifiquement l’exemple canadien. Les crimes y sont composés de deux éléments constitutifs :

  1. L’actus reus, c’est-à-dire l’acte répréhensible constitutif du crime. En matière d’agression sexuelle[33], c’est le fait de se livrer à des attouchements de nature sexuelle avec une personne sans qu’elle n’y consente mentalement, en son for intérieur.

  2. La mens rea, c’est-à-dire une certaine intention ou conscience coupable chez l’accusé. En matière d’agression sexuelle, cette intention coupable consiste à avoir eu (i) l’intention de se livrer à de tels attouchements, (ii) avec la connaissance de son absence de consentement ou en ayant fait preuve d’insouciance ou d’aveuglement volontaire à cet égard[34]. Autrement dit, sans croire sincèrement au consentement du ou de la plaignante.

C’est donc au niveau de la mens rea que la notion d’un consentement affirmatif intervient. En effet, le droit canadien prévoit explicitement qu’un accusé ne peut croire sincèrement au consentement de ses partenaires que si ces derniers l’ont exprimé lors de l’interaction. Autrement dit, la sincérité de sa croyance dépend du caractère affirmatif de leur consentement[35].

Pour ne pas faire preuve d’intention coupable, nous ne pouvons ainsi ni faire appel à une présomption de consentement ou à un consentement tacite ni suivre l’adage « Qui ne dit mot consent ». Cette absence de présomption de consentement sexuel est d’ailleurs tout à fait souhaitable[36], puisqu’elle nous force à chercher les signes affirmatifs (verbaux ou comportementaux) du consentement de nos partenaires avant d’entreprendre ou de continuer une interaction sexuelle. Face à nos partenaires, dans nos interactions sexuelles, ce que nous devons présumer, c’est que sauf preuve du contraire (c’est-à-dire tant que nous n’avons pas de signes positifs de consentement), tout rapport sexuel est une agression sexuelle[37].

Le consentement sexuel commande donc un test en deux temps[38]. Reprenons l’exemple de Sam et de Raph. Raph avait la mens rea, l’intention coupable constitutive de l’agression sexuelle : Raph ne pouvait pas sincèrement croire que Sam consentait, puisque Sam n’avait rien exprimé en ce sens. Cependant, les éléments constitutifs de l’actus reus ne sont pas réunis, car Sam consentait en son for intérieur : ce que Sam voulait faire de son corps, son intégrité, a été respecté. Conséquemment, les attouchements de Raph n’étaient pas une agression sexuelle. Cet exemple ne nous permet donc pas de conclure, comme le fait Manon Garcia, que l’absence de consentement affirmatif n’est pas une agression sexuelle. Au contraire, si dans cet exemple il n’y a pas eu d’agression, c’est parce qu’il y avait un consentement mental. En fait, ce n’est que s’il y a absence des deux formes de consentement (mental et affirmatif) qu’il y a agression sexuelle. Ce n’est donc pas que l’absence de consentement affirmatif n’est pas une agression ; c’est plutôt qu’en présence d’un consentement mental, il n’y a pas d’agression. L’inverse est d’ailleurs aussi vrai : la présence d’un consentement affirmatif sans consentement mental coupe court à toute accusation d’agression sexuelle.

Conclusion

Je terminerai en disant que le consentement affirmatif et continu est une norme minimale qui peut contribuer à nos épanouissements sexuels. Car ce type de consentement nous permet au moins d’exiger de chaque personne qu’elle porte attention à ce qu’expriment véritablement ses partenaires et les respecte, plutôt que de présumer de leurs intentions.

Malgré ces quelques désaccords, l’ouvrage de Manon Garcia est un jalon important pour les personnes qui s’intéressent aux plus récents débats sur le consentement sexuel, non seulement en raison de la richesse des analyses qu’il contient, mais surtout parce qu’elle réfléchit à ces débats non plus depuis l’horizon de la légalité de nos interactions, mais depuis celui de nos épanouissements sexuels. Son ouvrage traduit ainsi, dans le champ de l’éthique sexuelle, une insatisfaction originale et salutaire face au consentement, et ce, toujours en portant une fine attention aux enjeux de pouvoir qui affectent nos interactions sexuelles.