Disputatio

Les injustices épistémiques dans La Conversation des sexes[Notice]

  • Amandine Catala

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  • Amandine Catala
    Université du Québec à Montréal

Dans le sixième et avant-dernier chapitre de son excellent livre La Conversation des sexes, intitulé « Le sexe non consenti est-il du viol ? », Manon Garcia rappelle que selon Catharine MacKinnon, les « normes de genre et la domination masculine et structurelle qui les sous-tend créent une inégalité telle entre les hommes et les femmes qu’il n’est pas certain que les femmes puissent véritablement consentir à quoi que ce soit, notamment parce que, pour pouvoir véritablement consentir, il faut pouvoir ne pas consentir et que le patriarcat prive souvent les femmes de cette possibilité ». Garcia ajoute à juste titre que l’un des facteurs qui nous enjoignent d’adopter une posture critique face à l’utilisation courante du vocabulaire du consentement est le phénomène de l’injustice épistémique, qu’elle examine brièvement dans ce même chapitre. Parce que le traitement de la question des injustices épistémiques dans le livre est assez rapide, et parce que cette question est d’une importance cruciale dans le contexte des violences à caractère sexuel, cet article se propose d’explorer davantage les différentes manières dont l’injustice épistémique se manifeste à la fois dans le phénomène des violences à caractère sexuel et dans les discussions qui les entourent. Pour ce faire, cet article procède en trois temps. Il commence par définir la notion d’injustice épistémique. Il se penche ensuite sur la littérature existante qui traite de l’injustice épistémique directement liée aux violences à caractère sexuel. Il conclut enfin en offrant quelques suggestions d’ordre méthodologique et terminologique dans la perspective de cultiver une plus grande justice épistémique. Si l’on doit à Miranda Fricker le concept d’injustice épistémique, il convient de rappeler que ce concept incroyablement important permet de saisir de manière directe et précise des phénomènes qui avaient par ailleurs déjà été abondamment identifiés, analysés et critiqués dans la littérature en épistémologie féministe, notamment par les épistémologues féministes noires et latinas. Jusqu’à la formulation par Fricker du concept spécifique d’injustice épistémique, cette littérature n’avait cependant pas nommé ces phénomènes de manière aussi concise, ni par extension proposé une taxonomie systématique du concept, qui allait dès lors servir de base à de nombreux développements et contributions en la matière, comme cela a été le cas grâce à l’introduction par Fricker de son concept d’injustice épistémique. Telle que définie par Fricker, l’injustice épistémique consiste à recevoir de la part de notre auditoire un niveau de crédibilité ou d’intelligibilité indûment diminué en raison de biais liés à notre identité sociale. Ainsi, une personne qui subit une injustice épistémique ne sera soit pas adéquatement crue, auquel cas elle subira un déficit indu de crédibilité, appelé injustice testimoniale, ou pas adéquatement comprise, auquel cas elle subira un déficit indu d’intelligibilité, appelé injustice herméneutique. Dans les deux cas, ces déficits sont indus, car ils résultent de biais, conscients ou non, chez la personne interlocutrice ou dans les ressources interprétatives de la société. Dans le cas de l’injustice testimoniale, les biais individuels, conscients ou non, qui mènent une personne interlocutrice à diminuer le niveau de crédibilité qu’elle attribue aux contributions épistémiques (soit tout apport d’information : affirmation, commentaire, avis, idée, suggestion, etc.) d’une personne minorisée, sont dus aux stéréotypes qui circulent souvent dans le mainstream au sujet des groupes minorisés. Par exemple, s’il existe un stéréotype selon lequel les femmes sont trop sensibles ou émotives, le témoignage d’une femme qui dénoncerait une blague sexiste ou un geste déplacé pourrait facilement ne pas être pris au sérieux, voire tourné en dérision, par son auditoire. Dans ce cas, la femme subit une injustice testimoniale, soit un déficit indu de crédibilité : elle n’est pas adéquatement crue en …

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