Comptes rendus

Pierre-Alexandre Fradet, Le désir du réel dans la philosophie québécoise, Montréal : Nota Bene, 2022, 246 pages[Notice]

  • Dominic Fontaine-Lasnier

…plus d’informations

  • Dominic Fontaine-Lasnier
    Cégep de Drummondville

Le réalisme ne se défend pas facilement. C’est l’un de ses paradoxes. Longtemps, le principal appui sur lequel il se tenait semblait contenu dans cette anecdote de Diogène de Sinope : alors qu’il assistait à une leçon de Zénon d’Élée, qui niait le mouvement, Diogène se leva et se mit à marcher. Aussi mordante que le réel, cette réplique se passe de mots. Oui, mais c’est là tout le problème : le réel est patent, on s’en doute bien, en deçà de nos théories, mais personne ne peut le prouver ni le montrer tel qu’il est indépendamment de nos perspectives. On peut pointer en sa direction par différents moyens, en usant de critères quantifiables (souvent mathématiques) pour déjouer nos biais cognitifs, par exemple, mais le point de vue purement impartial nous échappe immanquablement. Comment pourrait-il en être autrement ? La réponse la plus sage à ce problème insoluble pourrait bien être une constante de la pensée québécoise, selon ce que nous apprend le plus récent ouvrage de Pierre-Alexandre Fradet, Le désir du réel dans la philosophie québécoise, un recueil de cinq études portant sur Charles De Koninck, Thomas De Koninck, Jacques Lavigne, Charles Taylor et Jean Grondin. Si l’on simplifie le fil conducteur de cet essai postdoctoral à l’une de ses racines élémentaires, on y trouve une charge à l’encontre de l’esprit relativiste de notre temps, esprit qui se manifeste aussi bien aujourd’hui dans l’attitude du chacun pour soi (puisque tout le monde a droit à son opinion) ou dans l’évitement du dialogue (puisque tout le monde a raison), que dans l’idée que tout dépend toujours du point de vue où l’on se place (perspectivisme, constructivisme, historicisme, corrélationisme, etc.). Dire que le relativisme est un mauvais esprit masquerait les avancées indéniables qu’on lui doit, autant en éthique qu’en science. Car c’est un progrès de savoir que la manière d’observer un phénomène influence les conclusions mêmes des observations. C’est un gain pour l’histoire humaine d’admettre que des conceptions différentes de la vie et du « bien » peuvent exister simultanément et se valoir, même si leur proximité engendre parfois des conflits. Peut-on le reconnaître sans perdre de vue que la réalité existe aussi indépendamment de nos points de vue ? Sans nier l’incontournable relativité de notre accès au réel, Pierre-Alexandre Fradet nous montre que les cinq philosophes québécois qu’il a analysés attirent également notre attention vers les signes déchiffrables d’un « absolu » ou d’un « horizon de précompréhension » (p. 151) pour le dire avec Taylor, qui tiendrait notamment à des constantes du réel lui-même, et qui motive toutes nos recherches. « [T]out discours suppose une ontologie minimale » (p. 189), mentionne l’auteur. L’oublier, c’est occulter le fait « que la raison humaine, tant celle du scientifique que celle du commun des mortels, désire puissamment connaître et dire le monde lui-même » (p. 189). Certes, la connaissance parfaite du monde n’est qu’un idéal inatteignable, mais concrètement, la connaissance demeure « sans cesse extensible et se révèle en mesure de sonder des parts de l’absolu » (p. 190). Cette position philosophique, défendue de diverses façons par les penseurs québécois, anticipe à bien des égards la mouvance actuelle du « nouveau réalisme » et plus particulièrement celle du « réalisme spéculatif » dont les principaux représentants sont Quentin Meillassoux, Graham Harman, Iain Hamilton Grant et Ray Brassier. Le parallèle ne se réduit d’ailleurs pas à l’insistance commune « de parvenir à départager le réel et la fiction, ce que bon nombre de philosophes font déjà à loisir. À l’instar des réalistes spéculatifs, et souvent bien avant eux, les “réalistes québécois” font quelquefois …