Dans un ouvrage riche et dense, Sophie Marcotte Chénard propose une réflexion approfondie sur l’histoire en crise qui révèle en fait une crise de la raison dans l’histoire. Ce problème est connu par les spécialistes sous le vocable de « crise de l’historicisme », entendant par là la crise de la raison provoquée par l’effet dissolvant de l’histoire sur les prétentions universalisantes de la raison tant théorique que morale. Celles et ceux qui veulent savoir de quoi il s’agit pourront lire avec profit la synthèse qu’offre l’auteure dans le premier chapitre de son livre qui, comme tous les chapitres de cet ouvrage, est à la fois solidement argumenté et admirable de clarté. La crise de l’historicisme n’est pas un problème réservé aux spécialistes de la philosophie ou de l’épistémologie de l’histoire. Cette crise est en effet la traduction savante d’un problème politique et moral dans lequel nous baignons tous quotidiennement. Ce problème a pour nom le relativisme moral ou le relativisme culturel et se laisse résumer en une question : est-il possible d’établir rationnellement des normes ou des principes d’action universels parmi la multiplicité et la diversité des valeurs qui se présentent à nous ? Si ce problème a pris une tournure plus aiguë à l’époque moderne, il était déjà présent à l’origine même de la philosophie politique : c’est en effet le constat de la diversité des opinions sur le juste et le bien qui peut fournir l’aiguillon nécessaire pour se lancer dans la quête de la justice ou du bien en soi, mais c’est aussi ce même constat qui peut nous conduire à renoncer à une telle quête. Il y aurait eu bien d’autres voies possibles d’exploration de la crise de l’historicisme, mais l’auteure a choisi pour guides dans l’examen de la crise de l’historicisme, deux philosophes politiques du xxe siècle, Raymond Aron et Leo Strauss. Ce choix peut sembler de prime abord surprenant, mais il se justifie pleinement lorsqu’on réfléchit au parcours de ces deux philosophes. Appartenant à cette génération de penseurs nés à la fin du xixe ou au début du xxe siècle, ces deux philosophes ont affronté la crise de l’historicisme avec courage et probité tant sur le plan théorique que sur le plan politique. Ils ont été des témoins privilégiés de la montée du nihilisme allemand ainsi que de ses conséquences désastreuses. Ils ont pour ainsi dire vécu dans leur chair et dans leur esprit les tragédies politiques du xxe siècle qui ont, à des degrés divers, leurs sources dans la crise de la raison. Malgré la différence de leurs trajectoires et leurs oppositions finales, les deux philosophes se rejoignent enfin suffisamment dans leur interrogation fondamentale pour rendre pertinente et instructive l’analyse comparative de leurs réponses à la crise de l’historicisme. Il faut souligner aussi que l’on sait que ces deux auteurs se connaissaient et appréciaient leurs travaux respectifs. L’ouvrage présente donc la première analyse comparative entre les oeuvres des deux penseurs et vient combler ainsi un manque dans la littérature tant sur Aron que sur Strauss. L’analyse des réponses offertes au problème de l’historicisme est menée en particulier dans les chapitres II et III de l’ouvrage. Je n’entrerai pas dans le détail de la présentation de la position des deux philosophes. L’auteure la résume à travers une opposition au premier regard très tranchée : le rapport entre philosophie politique et histoire serait pour Strauss un rapport radical d’exclusion, alors que le même rapport en serait un d’inclusion pour Aron (p. 30-31, 76-77, 165-166, 173-174). Cette forte opposition reste vraie dans ses grandes lignes : le point nodal de l’opposition …
Aron et Strauss, un dialogue inachevé, parce qu’inachevable[Notice]
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Daniel Tanguay
Département de philosophie, Université d’Ottawa