Ce dossier est l’occasion d’un échange. Il y a presque dix ans, dans les pages de la revue Politique et sociétés, Sophie Marcotte Chénard commentait mon propre livre issu de ma thèse de doctorat — thèse supervisée, qui plus est, par le même directeur, à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris. Comme l’auteure l’a fait récemment, j’avais terminé mon manuscrit et la correction des épreuves, en 2011, avec un bébé dans les bras. Passer d’un écran à un biberon, penser à l’articulation des chapitres au cours de nuits blanches, être avare de son temps pour parvenir à terminer un tel projet de longue haleine : voilà autant de défis que les mères universitaires en début de carrière connaissent bien. Si j’ouvre ma contribution sur ces réminiscences, c’est parce que les expériences vécues, les désirs et les valeurs sont souvent plus présents dans nos travaux intellectuels qu’on ne le croit : ils s’expriment dans notre pensée, creusent des sillons et influencent même nos choix lexicaux. Ce constat me paraît tout aussi vrai du livre Devant l’histoire en crise. L’interrogation incarnée, l’humeur de l’auteure, ainsi que son expérience des idées forment le vélin sur lequel le livre est écrit. En même temps, ces expériences me semblent toutefois être les grandes oubliées du manuscrit. L’on gagne pourtant en clarté ainsi qu’en richesse herméneutique à voir, à écouter et peut-être aussi à amplifier ces pulsions prédiscursives qui nous poussent à privilégier certains objets de recherche — et même certains mots — plutôt que d’autres. Cette remarque forme la basse continue du commentaire que je propose ici. Ma réflexion emprunte trois chemins interreliés. Le premier, plus long, porte sur la charge dramatique du texte de Sophie Marcotte Chénard. Je m’arrête ensuite à la forme de rationalité que son texte privilégie et enfin au rapport de la chercheure à son objet. Il faut le dire d’emblée : le livre Devant l’histoire en crise procède à une dramatisation. Les quelques cent premières pages n’ont de cesse de rappeler que la civilisation occidentale moderne fut le théâtre d’un drame vécu que les philosophes allemands (et français, par mimétisme et fascination) ont ressenti et théorisé. Aussi le lexique dominant dans l’ouvrage est-il celui du pathos : on lit que de la guerre franco-prussienne jusqu’à l’après-Deuxième Guerre mondiale, les philosophes allemands ont ressenti un « malaise » (p. 20). Leur humeur fut tour à tour « tragique » (p. 24), inquiète (p. 60) ou plus profondément angoissée (p. 91). Cette dramaturgie est-elle voulue par Sophie Marcotte Chénard ? Ou la charge rhétorique s’est-elle subrepticement imposée à elle ? Car si les personnages du drame — nos philosophes allemands — jouent leur rôle à la perfection, c’est peut-être bien parce que leur auteure croit à leur discours. En effet, Sophie Marcotte Chénard reprend en général le témoignage de ses personnages en employant leur propre vocabulaire. De chapitre en chapitre, l’on croise régulièrement les mots « péril », « malaise », « tragique », « angoisse », « inquiétude ». Ces témoignages, en outre, sont mobilisés par l’auteure comme s’il n’était pas permis de douter de leur authenticité, comme si l’angoisse, par exemple, ne pouvait pas être elle-même l’effet d’une construction rhétorique, l’outil d’une structure de différenciation pour un groupe social donné, le symbole d’une mode — voire les trois en même temps. Autrement dit, le pathos dont les philosophes allemands se sont faits les porte-paroles et qui irrigue leurs écrits n’est pas interrogé en tant que discours ni même en tant que valeur. Et pourtant, au moment de discuter du rapport de Raymond Aron et de …
Devant le pathos de la crise[Notice]
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Martine Béland
Université Sainte-Anne (Nouvelle-Écosse)