Disputatio

Précis de Devant l’histoire en crise. Raymond Aron et Leo Strauss[Notice]

  • Sophie Marcotte Chénard

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  • Sophie Marcotte Chénard
    Department of Political Science, Carleton University (Ottawa)

On observe au cours des dernières années une croissance exponentielle de l’usage de la notion de « crise » dans le discours politique et social. De la crise climatique à la crise de la démocratie libérale, en passant par la crise des réfugiés et la crise sanitaire, le terme se voit mobilisé pour décrire un vaste éventail de phénomènes. Son usage répété et quasi normalisé conduit à s’interroger sur la valeur analytique et heuristique du concept de crise. Que parvient-on à saisir ou illuminer par la désignation de « crise » ? Si les multiples acceptions et significations du terme demeurent marquées par une certaine indétermination, son usage permet néanmoins de nous dire quelque chose sur la façon dont une époque ou période donnée se représente sa position, son rôle, son expérience. La présence accrue du terme dans le discours politique et social actuel rappelle une autre période de prévalence documentée d’un discours ambiant de crise : les années 1930 et 1940 en Europe. La période de l’entre-deux-guerres en Allemagne voit se multiplier les diagnostics de crise, tant économique que scientifique, politique, sociale et spirituelle. Cette « culture » de crise durant la période de la république de Weimar et à la suite de son effondrement renseigne sur la façon dont s’articule alors la critique du présent sur la scène intellectuelle européenne. L’un des diagnostics avancés par plusieurs penseurs de la génération qui arrive à maturité dans les années 1930 est celui d’une « crise de l’histoire ». La période de Weimar et les événements tragiques qui ont suivi — la montée du nazisme et la recrudescence de l’antisémitisme dans les années 1930, l’émergence de régimes totalitaires en Allemagne et en Russie, la déportation et l’élimination systématique du peuple juif soutenues par une idéologie raciale — occupent encore aujourd’hui une place centrale dans l’imaginaire occidental. L’ampleur, la gravité et le caractère organisé et systématique des atrocités commises en font un point de rupture qui institue un « avant » et un « après ». Cette période historique possède ainsi une forte résonance, comme en témoignent les nombreuses analogies contemporaines avec Weimar, le fascisme ou encore le totalitarisme. S’il faut se garder de comparaisons faciles et superficielles avec les événements du passé, on doit malgré tout reconnaître que la conscience de crise qui caractérise cette période peut avoir une fonction révélatrice et heuristique. Dans mon livre Devant l’histoire en crise. Raymond Aron et Leo Strauss, je propose d’évaluer ce que recouvre ce diagnostic de « crise de l’histoire ». Quels en sont les éléments déterminants ? Et quelles réponses sont offertes à ce qui est présenté comme un effondrement des repères de la certitude ? En guise d’introduction à cette disputatio, je présenterai ici les questions fondamentales qui ont guidé ma recherche, les principaux arguments défendus dans l’ouvrage et les contributions centrales qui en ressortent. Le philosophe de l’histoire Arnold Toynbee a cette formule, que Raymond Aron se plaisait à invoquer : « History is again on the move ». Cette expression — l’histoire se remet en marche — traduit un sentiment prévalent chez les intellectuels en Europe au cours des années 1930 et 1940. L’histoire en crise, c’est l’expression d’une perception que le mouvement de l’histoire n’obéit pas à une logique prévisible. L’idée d’un plan déterminé fondé sur un progrès matériel et moral ou d’une signification claire du processus historique fait place à une histoire contingente, imprévisible, à la merci des aléas de la politique, une histoire qui ne pourrait à la limite n’être que « bruit et fureur », pour reprendre l’expression de Shakespeare. Il s’agit …

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