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L’ouvrage publié par Charles Girard, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique est un modèle du genre[1] : instruit, minutieux, clair, il dresse un tableau pour ainsi dire exhaustif des théories contemporaines de la démocratie. L’analyse de la critique dite « réaliste » (chapitre 1) et des théories agrégatives (chapitre 2) sert de point de départ pour interroger la cohérence conceptuelle et procédurale du modèle démocratique. Il s’agit de mettre au jour les limites de ces différentes versions du régime, pour mieux par la suite défendre et consolider une conception délibérative de la démocratie. La démocratie n’est ni impossible ni dépassée ; il est possible d’en défendre encore aujourd’hui l’idéal, à condition toutefois de comprendre les implications de ses rouages et de ses institutions. La démocratie peut et doit être défendue dès lors qu’on cherche à l’organiser comme « une association d’égaux s’efforçant de se gouverner eux-mêmes par la confrontation publique des raisons » (p. 10). La conception délibérative de la démocratie défendue dans l’ouvrage pouvant alors servir de guide pour « la critique et la transformation de nos pratiques et de nos institutions » (p. 10). La réflexion élaborée par Charles Girard a donc tout à la fois une portée spéculative et une réelle ambition pratique : il s’agit de comprendre ce qui fait la légitimité du pouvoir en démocratie tout en esquissant des perspectives de réformes institutionnelles.
La délibération démocratique appelée de ses voeux par Charles Girard doit cependant s’adapter à notre époque. La délibération collective des citoyens inactifs sur l’agora n’est pas transposable à la « grande société » (pour reprendre l’expression de Walter Lippmann[2]), multiple, mondialisée, connectée. La délibération démocratique ne saurait alors être recherchée exclusivement dans des « arènes délibératives locales », mais devrait également être conçue « sous une forme médiatisée » (p. 282). La médiatisation du débat public est ici à entendre en un double sens : lorsque le peuple tout entier doit délibérer, il peut le faire par l’intermédiaire de ses représentants (sens 1 de médiatisation) et dans un espace médiatique riche (sens 2). Pour être accessible à chacun, pour nourrir la réflexion et ajuster les réponses collectives, il est nécessaire d’animer une vie médiatique riche capable de donner à voir les idées contradictoires qui traversent la société. Une authentique délibération collective retransmise par l’intermédiaire des médias, couplée à l’existence d’assemblées représentatives nationales et locales : ces différentes procédures constituent le maillage institutionnel d’une démocratie désirable.
L’ouvrage de Charles Girard est d’autant plus riche qu’il soulève, chez le lecteur, des interrogations abyssales et à vrai dire insolubles. Nous ferons ici trois objections à l’enquête menée, objections d’ordres et de portées tout à fait divers. La première relève de ce que l’on appelle l’ontologie sociale ; il s’agira de s’interroger sur le rapport entre les pensées individuelles et les représentations collectives. La seconde est plus précise et porte sur les raisons et les conséquences du modèle délibératif défendu ; nous interrogerons les arguments soulevés pour défendre la délibération représentative et médiatique. Enfin, troisième objection, nous remettrons en question la portée politique effective d’une révision procédurale.
1. Une délibération collective est-elle possible ?
L’auteur décrit le processus de délibération collective en ces termes :
Délibérer consiste ainsi, pour un groupe d’agents, à peser ensemble les raisons afin de prendre une décision collective. La délibération collective débute avec l’émergence d’une question pratique partagée, requiert l’identification des réponses possibles et des fins communes à poursuivre, passe par la pesée collective des raisons et se conclut enfin avec l’arrêt des choix individuels, dont une décision collective est ensuite dérivée à l’aide d’une autre procédure
p. 119
La délibération collective repose ainsi sur six étapes distinctes : 1) la rencontre collective d’un problème, d’une difficulté (« une question pratique partagée ») — sur ce point, Charles Girard adopte un élément déterminant du pragmatisme deweyien[3] ; 2) la détermination de multiples réponses possibles ; 3) la détermination de fins communes, d’une ou plusieurs perspectives désirables par le plus grand nombre ; 4) la pesée collective des raisons — la délibération à proprement parler ; 5) l’arrêt des choix individuels ; 6) la décision collective selon des mécanismes antérieurement établis.
Or, trois de ces étapes au moins semblent reposer sur un présupposé. L’identification commune d’un problème, la recherche de fins communes et la pesée collective des raisons présupposent toutes trois qu’il est possible de partager des idées, voire de les élaborer en commun. Cette perspective semble intuitivement acceptable tant nous avons tendance à prêter à autrui les idées qui habitent notre propre esprit. Cependant, d’un point de vue purement cognitif, pouvons-nous établir que nous délibérons, c’est-à-dire que nous pensons ensemble, collectivement ?
1.1 Reconnaître un problème commun
La délibération entre égaux implique selon l’auteur de s’assurer, tout d’abord, de la « compréhension partagée de la question posée » (p. 121). Or, existe-t-il un seul débat dans lequel nous nous engageons qui remplisse une telle condition préalable ? Prenons pour commencer l’exemple d’un collectif réduit : un couple qui discute (la discussion n’étant pas tout à fait une délibération, il faut le reconnaître) de choix éducatifs. Doivent-ils scolariser leur enfant à l’école publique de leur secteur ? L’échange de raison qui conduira à la décision finale suppose-t-il réellement une compréhension partagée du problème, des enjeux ? Nos deux parents fictifs n’ont pas forcément les mêmes raisons de se poser cette question, ce n’est pas nécessairement le même problème qui les pousse à délibérer puis à agir. L’un craint que l’enfant s’ennuie si l’instituteur n’avance pas assez vite dans le programme du fait de l’effectif important de la classe, l’autre redoute de mauvaises fréquentations ; l’un accorde de l’importance à l’enseignement religieux de l’établissement privé, l’autre y voit l’occasion d’une discipline accrue, etc. La discussion s’engage et se conclut en réalité sans qu’une détermination commune du problème ait été posée.
Le partage de la problématique n’est pas plus évident lorsque la communauté délibérative s’élargit. Peut-on réellement dire par exemple que le débat sur la réforme des retraites, qu’il se tienne à l’Assemblée, dans les médias, dans la rue ou dans les salons de l’Élysée lorsque les ministres reçoivent les partenaires sociaux, ait débuté par un accord sur les données du problème ? Pour la CFDT par exemple, la question de la réforme se pose du fait de l’allongement de l’espérance de vie et de l’évasement de la pyramide des âges. La démographie est le problème qui engage au débat. Pour une partie des syndicalistes de la CGT, le problème est tout autre. La démographie n’est qu’un des paramètres en jeu : le déséquilibre des caisses de retraite serait aisément compensé par une restructuration — collective — de la sécurité sociale. L’étatisation progressive de la sécurité sociale, la séparation des différentes branches, un système de remboursement favorisant la spéculation sur le marché des médicaments sont les véritables données du problème contemporain des retraites. Même au sein de la sphère syndicale, le problème n’est pas le même ; et pourtant la délibération s’engage.
L’objection est donc double ici : pouvons-nous réellement envisager ensemble un problème ? D’autre part, si tant est qu’une telle mise en commun cognitive existe, la détermination d’une question pratique est-elle réellement un prérequis à toute délibération ?
1.2 La recherche d’une fin commune
Cette question d’ontologie sociale — ou de sciences cognitives appliquées à la société — est relancée lorsqu’il s’agit de déterminer des fins communes. Avons-nous réellement besoin de mettre en commun des fins pour délibérer ? Pouvons-nous réellement nous assurer que nous sommes collectivement d’accord sur ce point ? Reprenons l’exemple de notre couple fictif délibérant au sujet du choix d’un établissement scolaire. L’un cherche à assurer l’avenir de son enfant, l’autre son épanouissement présent ; l’un prend en considération la valeur politique de ce choix éducatif, l’autre sa valeur communautaire (que penseront les membres de la famille par exemple, les voisins, les amis, etc.). Même si le couple échange, même si les parties prenantes explicitent leurs raisons, leurs attentes, les enjeux de la discussion, les fins ne seront pas nécessairement les mêmes pour tous. Et, en définitive, elles n’ont pas besoin de l’être. Chacun réorganisera la conduite des arguments et la décision prise en fonction des fins qui lui sont propres.
L’objection fonctionne de la même façon si on élargit le corps des délibérants. Dans le cas de nos deux acteurs du dialogue social participant au débat sur la réforme des retraites, le problème de départ n’est pas identique, et les fins visées non plus. Pour la CFDT par exemple, l’enjeu semble être de réformer le système actuel afin de parvenir à un nouvel équilibre budgétaire : le but est d’assurer un revenu à chaque retraité. Pour — une partie — de la CGT en revanche, l’enjeu n’est pas uniquement d’assurer un revenu, quel qu’il soit, aux travailleurs retraités ; le but est également de réfléchir à la forme, au sens, d’un tel revenu. La retraite ne devrait pas être un retour sur investissement personnel, mais une assurance collective. Dans un cas, le débat vise à assurer un revenu ; dans l’autre, il cherche à défendre un modèle social.
De nouveau, l’objection est double. Pouvons-nous nous assurer que nous partageons des fins communes ? Mais surtout, avons-nous besoin d’une telle communauté de fins pour délibérer et trancher ? En cas d’accord comme de désaccord, ne nous arrangeons-nous pas toujours avec nos propres fins personnelles pour reconstituer l’enchaînement des raisons et des décisions prises ensemble ?
1.3 La pesée collective des raisons
La pesée collective des raisons décale quelque peu le problème. Jusqu’à présent, les deux objections formulées portaient tout aussi bien sur des discussions que sur des délibérations à proprement parler. L’ouvrage fait un usage différencié et rigoureux des différentes notions décrivant les modalités possibles d’échanges d’arguments : la conversation, la dispute, la négociation, le débat, la discussion et la délibération.
À la lecture de l’ouvrage, on comprend que la conversation est un échange d’arguments entre un nombre restreint de personnes partageant une certaine intimité les unes avec les autres. La conversation suppose un minimum de confiance permise par l’interconnaissance des locuteurs. La dispute est elle aussi un échange d’idées au sein d’une communauté restreinte, toutefois les interlocuteurs sont ici des rivaux. Ils opposent leurs arguments sans chercher à comprendre ceux de l’autre. Se disputer, c’est simplement exprimer en alternance différents points de vue. Chacun crie pour soi, l’un après l’autre…
La négociation peut quant à elle être à la fois familière et publique. Elle s’approche de la dispute en ce qu’elle commence toujours par la défense sourde de positions antagonistes. Que le cercle soit familier ou élargi, chacun commence par énoncer son point de vue et par camper sur ses principes afin de se rallier l’autre camp. « Chacun use de promesses et de menaces en vue de convaincre les autres de se rallier à son choix » (p. 84). Une fois l’impasse constatée, les parties en jeu opèrent chacune en elle-même un petit calcul d’utilité : comment obtenir le plus en cédant le moins ?
Le débat semble correspondre à une forme plus largement socialisée d’échanges d’arguments. Le débat est toujours public. Quelle que soit la sphère dans laquelle il se déploie (assemblée, salle de classe, média, etc.), il suppose un public qui peut participer, mais qui toujours observe et juge l’enchaînement des raisons. Les interlocuteurs et les points de vue qui s’échangent sont extérieurs les uns aux autres. Dans ce contexte, je n’ai qu’une confiance relative dans le jugement du public et des autres orateurs. Le débat est cependant toujours aporétique : aucune décision collective n’est prise à son issue. Chacun évalue les arguments énoncés en lui-même et pour lui-même.
La discussion peut quant à elle être privée ou publique, intime ou collective. Discuter, c’est échanger avec les autres — qu’ils soient proches ou inconnus. Les idées mises en commun n’étant pas nécessairement contradictoires. Lors d’une discussion publique par exemple, nous mettons en commun nos arguments qui, souvent, se recoupent. La discussion n’est pas agonistique.
La délibération, enfin, est susceptible d’être individuelle, privée ou collective. Délibérer en soi-même, avec autrui ou en assemblée, c’est toujours peser des raisons afin de prendre une décision (voir par exemple la p. 94 pour une définition complète de la délibération individuelle et la p. 119 pour la délibération collective). Contrairement au débat, la délibération débouche sur une décision. Contrairement à la discussion, la délibération met en jeu des arguments contradictoires. Mais la délibération a également ceci de spécifique qu’au fil des échanges, les arguments s’influencent, se construisent les uns les autres. Délibérer, ce n’est pas seulement débattre, échanger argument contre argument, c’est faire évoluer les termes de l’échange par l’échange lui-même, c’est forger des idées qui n’étaient pas pensées jusque-là. Cela vaut aussi bien pour la délibération individuelle que pour la délibération collective : « la confrontation des raisons [individuelles] peut conduire à réviser les fins considérées comme à écarter certaines actions envisagées et à en découvrir d’autres » (p. 94) ; « la confrontation [collective] des raisons peut conduire à réviser la compréhension partagée des fins communes, la liste des options envisagées, ou même les termes de la question posée » (p. 120).
Le débat, la discussion et la délibération jouent donc un rôle central dans l’élaboration des décisions démocratiques, dans la mesure où ils ne sont pas seulement privés, mais sont susceptibles d’une pratique collective large. Or, peut-on réellement construire collectivement des idées, peut-on réellement faire évoluer nos positions et nos arguments lorsque nous sommes en public ?
L’objection invite ici à distinguer la sphère privée (de la conversation par exemple) et la sphère publique de la discussion et de la délibération. Dans la conversation, nous pouvons penser à plusieurs, faire émerger collectivement ce qui n’avait pas encore été imaginé, parce que nous avons confiance dans les autres interlocuteurs et parce que nous n’avons pas de position sociale à défendre. Pouvons-nous, de la même façon, construire dans un cercle public de nouveaux arguments, des arguments qui n’étaient pas présents dans l’arsenal de départ et qui ne sont pas non plus des compromis, des arguments amputés pour parvenir à un accord ? Délibérer ou discuter publiquement, c’est échanger des arguments devant un auditoire, c’est assumer — et défendre — ouvertement une position. Pour participer à ces échanges publics, il nous faut adopter une posture sociale ; prendre le risque de faire évoluer ses idées, c’est du même coup saper ce qui fait la condition d’énonciation de notre discours. Dès lors, pouvons-nous réellement nous sentir libres et autorisés à faire évoluer de façon conséquente notre position lorsque nous avons besoin de défendre la posture qui nous a permis de nous faire entendre ? Pouvons-nous délibérer et discuter ensemble lorsque nous devons conserver les positions — morales, politiques, etc. — qui font que nous sommes reconnaissables ?[4]
En un mot : l’élaboration collective des idées peut-elle être publicisée, peut-elle dépasser la simple conversation pour se faire délibération collective ?
2. « Grande société », assemblées représentatives et délibérations médiatiques
Charles Girard défend plus spécifiquement un modèle représentatif et médiatique de démocratie délibérative (chapitre 8). Cette forme particulière de délibération nous pousse à formuler à nouveau trois objections.
2.1 Interroger les raisons du recours à la représentation et à la sphère médiatique
Le recours à la représentation politique et au médium médiatique semble, implicitement, reposer sur un même ensemble d’arguments. Ainsi qu’il le souligne par exemple p. 241 (début du chapitre 7), l’auteur indique que « la plupart des citoyens ne peuvent pas siéger dans les arènes délibératives formelles, dans de vastes sociétés marquées par une division sociale du travail avancée ». « Seule une petite minorité peut le plus souvent peser directement dans l’arrêt des décisions politiques, ce qui rend nécessaire le recours systématique à la représentation. » Les individus étant trop afférés, concentrés à oeuvrer dans la sphère économique, ils ne peuvent pas consacrer leur temps à la gestion des affaires communes. Les représentants se spécialisent dès lors dans l’organisation de la vie publique. Ce sont eux qui délibèrent collectivement entre égaux, représentant précisément la richesse du débat public, dont les médias retransmettent et publicisent les arguments.
L’argument, commun, en faveur de la représentation, n’écarte-t-il pas cependant trop vite une objection de taille ? Pourquoi en effet distinguer systématiquement activité politique et activité économique ? Le recours aux représentants paraît nécessaire parce que nous avons pris l’habitude de décorréler l’activité de production de toute prise de décision. L’ouvrier produit de la valeur, mais ne décide pas du mode d’organisation de l’usine ; l’enseignant produit de la valeur sociale, mais ne décide ni des emplois du temps ni du contenu des programmes. Or si l’activité de production n’était pas distincte de la prise de décision, celles et ceux qui créent de la valeur seraient en même temps celles et ceux qui conduisent des politiques communes. L’argument du manque de temps présuppose que l’activité politique, de gestion et de coordination, s’ajoute à l’activité économique. Or, il est tout à fait possible d’imaginer que les acteurs économiques s’organisent eux-mêmes, sans temps supplémentaire spécifique.
On nous répondra que l’autogestion vaudra bien au niveau de l’usine, mais qu’elle ne pourra pas organiser une politique publique à grande échelle, sur l’ensemble du territoire, de sorte qu’il faut bien des représentants qui assurent a minima une certaine coordination. De nouveau, c’est poser le problème en écartant sans l’examiner une des solutions possibles. L’auteur n’envisage en effet nulle part la possibilité d’une organisation fédérale du pouvoir et de l’économie. La délibération politique n’engage pas nécessairement à libérer du temps en plus, nous pouvons délibérer chaque jour dans la gestion collective de nos activités quotidiennes. Ces activités ne sont pas non plus vouées à être isolées : à chaque collectif, à chaque établissement, à chaque entreprise d’envoyer périodiquement des personnes mandatées (et non des représentants) pour que chaque branche de l’économie et de la société décide d’elle-même de la façon dont elle entend s’organiser. L’auteur distingue le mandat représentatif du mandat impératif (p. 242), mais écarte le second sans prendre la peine d’en interroger la validité. Pourquoi cela ?
En distinguant la sphère économique de la sphère politique et en n’examinant pas les potentialités du mandat impératif, Charles Girard fragilise son modèle théorique : la représentation médiatique est-elle encore nécessaire s’il est possible de construire une organisation sociale, économique et politique fédérale ?
2.2 La question de la « division du travail argumentatif »
Le recours à la représentation, justifié par des arguments structurels, a en outre un impact fort sur le sens même de la délibération publique à l’oeuvre. Les citoyens peuvent délibérer dans des assemblées locales, essentiellement consultatives, mais le débat public véritablement collectif se tient dans les arènes du pouvoir, dans les assemblées, dans les médias. Chacun peut avoir l’espoir de se faire entendre, mais cette prise de parole sera minoritaire et nécessairement parcellaire. C’est la représentation publique des opinions diverses qui permettrait de généraliser ces débats. Publiciser des débats contradictoires et représentatifs permettrait de faire émerger une raison publique (au sens d’une volonté populaire, et non d’un agrégat d’intérêts particuliers et locaux).
Non seulement la délibération des représentants et des personnalités accédant à la parole médiatique n’empêcherait pas la formation de la raison publique, mais cet éloignement de la délibération permettrait en outre de protéger les citoyens de la violence de l’exposition médiatique. La délibération médiatisée (dans tous les sens du terme) peut ainsi « servir le jugement des membres du public sans les exposer à la pression sociale, à la conflictualité des débats soumis à la réciprocité » (p. 300). La « division du travail argumentatif » entre auditeurs et orateurs pourrait être ainsi vertueuse.
Cependant, un tel modèle sous-estime l’intrication de l’écoute et de l’argumentation dans la construction des idées et des arguments, et ce, à au moins trois niveaux. Puis-je en effet tout d’abord comprendre réellement une idée si je n’ai pas l’habitude d’argumenter, c’est-à-dire si je n’ai pas l’habitude de peser le pour et le contre, de chercher des objections éventuelles avant d’adhérer à une opinion ? Autrement dit, peut-on réellement distinguer l’audition de l’argumentation ? Suivre un débat, une délibération, se ranger d’un côté ou de l’autre, forger son opinion, ce n’est pas opiner à une perspective, c’est la reformuler pour soi-même. Nous n’avons compris un argument que lorsque nous sommes capables de le défendre à notre tour, pour de bonnes raisons, c’est-à-dire pour des raisons bien comprises. Pour cela, nous devons être actifs. Premier niveau de cette objection, donc : peut-on être un auditeur actif lorsqu’on ne participe pas concrètement soi-même à l’argumentation ?
On nous répondra que la délibération nécessaire à la compréhension peut cependant se faire in petto. Lorsque j’assiste à une délibération publique, j’ai besoin moi aussi de délibérer pour comprendre les arguments en jeu, mais je peux le faire en moi-même, mobilisant tour à tour dans mon esprit des arguments et raisons contraires. Cependant, et c’est là un second niveau d’objection, pouvons-nous pleinement délibérer intérieurement ? La pensée a besoin de s’extérioriser pour être parfaitement claire et argumentée. Dans le silence de mon esprit, je m’autorise des raccourcis, des impensés plus ou moins conscients et volontaires ; je suis vite convaincu, sans toutefois que mes arguments soient toujours parfaitement clairs. Pour que mes idées soient consistantes, pour qu’elles soient recevables, pour faire parfaitement le partage entre l’affectif et le rationnel, il est nécessaire de publiciser sa pensée. Y compris pour moi-même, j’ai besoin d’exposer mon point de vue à autrui pour le clarifier. Dès lors, est-il réellement possible d’être un auditeur actif, de se reconnaître dans la délibération collective, sans participer réellement à l’échange d’arguments ? Lorsque j’ai l’habitude de ces échanges, lorsque j’y participe régulièrement, on peut supposer que je suis capable d’exercer cet esprit critique y compris en restant silencieux ; mais cela est-il possible lorsque je n’ai pas créé un tel habitus au moyen d’une pratique active régulière de la délibération ? De nouveau, peut-on réellement penser une division du travail argumentatif ?
Enfin, l’argument de la vertu protectrice de la représentation semble doublement trompeur en ce que, d’une part, il prive les individus d’une réelle compétence sociale et, d’autre part, en ce qu’il risque de priver les plus dominés de leur voix singulière. Le débat public est violent, parfois hargneux, toujours malaisant. Il est éprouvant de prendre la parole, d’élever la voix, de soutenir les regards. Cependant, surmonter ces peurs, apprendre à affronter la conflictualité sans s’effondrer paraît être une compétence sociale primordiale. Prétendre protéger les individus d’une telle violence en ayant recours à des orateurs rodés à l’exercice, n’est-ce pas en réalité priver les citoyens de l’occasion d’un tel apprentissage ? La protection par la représentation risque d’être plus incapacitante qu’autre chose.
D’autre part, parler à la place de ceux qui ont peur, de ceux qui craignent d’élever la voix, n’est-ce pas immanquablement prendre le risque de déformer leurs propos, de les priver de parole ? Pour faire entendre sa voix, il ne faut pas craindre de parler. Or, seule la pratique effective de l’argumentation semble offrir une telle assurance.
Ces trois limites du modèle délibératif présenté dans l’ouvrage reposent sur un même mécanisme. L’auteur semble minimiser le fait que la délibération n’est pas seulement une procédure, mais également un processus. Délibérer, ce n’est pas seulement échanger des arguments et construire ensemble une idée nouvelle et acceptable collectivement. Participer à une délibération, c’est toujours en même temps se transformer soi-même. Et ce n’est que parce que nous nous transformons dans l’échange que la pensée collective peut émerger. Ce n’est que parce que j’argumente que je peux à mon tour recevoir les raisons des autres, ce n’est que parce que je participe activement à l’entreprise collective que j’apprends à me décentrer, que j’apprends à écouter, que je consolide également ma propre pensée, que je trouve le courage d’aller jusqu’au bout de mes idées, etc. Il semble que l’ouvrage sous-estime la dimension processuelle et transformatrice de la délibération.
2.3 Indépendance des médias
La médiatisation des délibérations publiques soulève enfin une série de difficultés techniques qui sont sous-estimées dans l’ouvrage. L’auteur insiste, avec raison, sur le rôle politique prédominant des « sélectionneurs », c’est-à-dire de ceux qui déterminent quelles sont les opinions recevables dans les échanges (voir par exemple p. 298 et suivantes). Mais qui sont ces sélectionneurs ? Comment accèdent-ils à ces postes à haute responsabilité ? Seront-ils nommés par le gouvernement ? Sont-ils des fonctionnaires ? Ou bien sont-ils des agents privés, obéissant du même coup à des logiques de marché plus qu’à une raison démocratique ? Le sélectionneur n’est-il pas, à l’image du législateur rousseauiste, le péché originel sur lequel tout repose et qui en même temps fragilise l’édifice ? Difficile, dans le contexte social français contemporain, de penser que les médias d’audience nationale peuvent orchestrer une délibération publique démocratique tant ils sont liés aux groupes qui animent la vie économique (voir sur ce point la carte intitulée « Médias français, qui possède quoi ? » réalisée par Le Monde diplomatique en partenariat avec ACRIMED[5]). Que dire également du fait que les grands groupes de presse français soient essentiellement parisiens ? Le traitement médiatique de la « crise » des Gilets jaunes offre un parfait exemple du décalage qui peut exister entre des opinions de terrain et la perception médiatique principalement élaborée depuis le point de vue de la capitale. Difficile, en l’état, d’imaginer que l’ensemble des opinions et des voix puissent réellement se faire entendre sur l’ensemble du territoire par l’intermédiaire des médias. À moins, bien sûr, de repenser de fond en comble l’architecture de la communication.
3. Les fondements de la légitimité politique
Au-delà des objections soulevées dans les points précédents, l’ouvrage invite à réfléchir sur les fondements de la légitimité politique. Dès les premières pages, Charles Girard ne fait pas mystère de son ambition : sa réflexion cherche, de façon tout à fait louable, à assurer la force, la consistance de l’idéal démocratique afin de le défendre dans nos sociétés contemporaines. Mettre au jour les limites du modèle agrégatif et du modèle dit réaliste, défendre la cohérente épistémique du modèle délibératif, ce serait fonder en légitimité la démocratie, la défendre, la protéger, et partant, en renforcer le pouvoir. La délibération publique est un modèle cohérent, viable, désirable, qui peut servir de principe pour organiser nos institutions et animer la vie publique.
Cependant, et c’est en ceci que consiste notre dernière objection, un montage institutionnel suffit-il à assurer la légitimité d’un pouvoir ? La défense de la délibération est — jusqu’à un certain point — cohérente ; mais le recours à l’expertise l’est presque tout autant par exemple. Tout dépend de l’éclairage adopté et des arguments choisis. La légitimité politique, ce qui fait que nous acceptons un régime, que nous obéissons à ses lois, que nous le reconnaissons comme nôtre, voire que nous le défendons, ne dépend-elle pas d’autre chose ? N’est-ce pas notamment le type de société produit, la forme même des rapports sociaux produits par la législation qui font que nous conférons de l’autorité à une institution ? La force de l’idéal démocratique ne tient-elle pas plus dans les formes sociales qu’il implique que dans les institutions techniques qui permettent de le mettre en oeuvre ? Celles-ci sont importantes, certes, mais sont-elles réellement déterminantes ? Charles Girard mentionne, par exemple, dans l’avant-dernière page de l’ouvrage (p. 328) l’importance de l’autonomie personnelle, comme condition de toute délibération collective. N’est-ce pas justement cette autonomie personnelle, et les moyens concrets de la développer, qui peuvent fonder — et sauver — la démocratie ? La démocratie se joue-t-elle dans ses institutions ou dans les formes sociales produites par sa législation ? Dit autrement : sur quoi repose la démocratie ? Sur une procédure délibérative et décisionnelle (qui peut prendre des décisions visant ou non le bien commun ainsi que le souligne l’auteur) ou sur des rapports sociaux équilibrés permettant l’autonomisation, la capacitation de chacun, à la fois individuellement et collectivement ? Les deux perspectives ne s’opposent pas nécessairement, mais invitent à étendre la recherche.
Parties annexes
Notes
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[1]
Charles Girard, Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique, Paris : Vrin, 2019.
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[2]
Lippmann, Walter, Public Opinion, Curtis Michael (dir.), New Brunswick : Transaction publishers, 1991 (édition originale : 1922).
-
[3]
Dewey, John et Joëlle Préfacier Zask, Le public et ses problèmes. Traduit par Joëlle Zask, Paris : Gallimard, 2010.
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[4]
Cette objection trouve en réalité son origine dans la réflexion de Bourdieu sur la représentation. Dans « La délégation et le fétichisme politique », Pierre Bourdieu s’intéresse ainsi au piège que constitue la représentation pour les dominés : pour se constituer en corps social et se faire entendre sur la place publique, ils ont besoin d’un porte-voix. Cependant, une fois cette identification établie, ils en deviennent tributaires et en quelque sorte prisonniers. N’ayant pas d’autres moyens pour se faire entendre, ils sont contraints de conserver cette voix, quand bien même elle deviendrait discordante. Parce qu’ils n’existent pas publiquement sans l’intermédiaire de la représentation, les dominés sont condamnés à se satisfaire d’un porte-parole qui ne leur correspond pas nécessairement. P. Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales 1, no 52, 1984, 49-55, texte repris dans P. Bourdieu, Choses dites, Paris : Éditions de Minuit, 1987. L’argument, il nous semble, pourrait être appliqué en dehors même de toute référence à la représentation, à la délégation de la parole. Parler en public, ce n’est pas toujours se faire entendre. Une fois néanmoins que notre parole devient audible, pouvons-nous réellement renoncer à la posture qui nous a permis de nous exprimer ? De même que les dominés semblent condamnés à se contenter d’un représentant inadéquat, l’orateur peut-il réellement avouer qu’il a changé d’idée ?
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[5]
Monde diplomatique et ACRIMED, « Médias français, qui possède quoi ? », dans Le Monde diplomatique, 7 décembre 2020, (https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA (consulté le 26 octobre 2021).