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Si les questions de l’utopie et du changement social sont bien représentées dans le champ des études adorniennes, l’analyse systématique des conditions de possibilité logiques et ontologiques de ces questions l’est beaucoup moins. L’ouvrage d’Iain Macdonald, What would be different, traite de ce sujet avec brio, par une étude originale et approfondie de la modalité du possible dans la pensée adornienne. Sa visée première est de montrer qu’on ne peut prendre au sérieux la question de l’utopie et de l’émancipation chez Adorno sans déployer une réflexion sur le régime modal que déploie sa pensée, dans un débat avec Hegel, Weber, Lukács, Bloch, et d’autres (p. 3). Comme il l’affirme nettement en introduction, à la page 3, « la question de la vie juste ne peut bien évidemment pas être réduite à de simples réflexions métaphysiques sur des concepts modaux, mais nous ne pouvons pas non plus nous dispenser d’une typologie métaphysique des possibilités dans nos tentatives de compréhension du processus par lequel elles croissent ou décroissent comme possibilités réelles ou objectives »[1].
Ce parti-pris interprétatif confère à l’ouvrage un double objectif, à la fois analytique et comparatif : celui, d’une part, d’élucider le régime modal à l’oeuvre dans la réflexion sur l’utopie et le changement social émancipateur chez Adorno ; celui, d’autre part, d’indiquer la pertinence et la puissance de cette conception de la possibilité en regard d’autres études philosophiques ou sociologiques sur la question, par exemple celles de Hegel, de Bloch, de Lukács, de Heidegger ou de Benjamin, qui ont d’ailleurs inspiré l’approche d’Adorno. L’enjeu est alors aussi de remédier, par cette perspective modale, à une indétermination relative, chez les commentateurs, du concept de possibilité mobilisé dans les réflexions d’Adorno sur l’émancipation et l’utopie.
La force de l’ouvrage réside ainsi dans sa capacité à proposer une détermination de la notion adornienne de possibilité impliquée dans les réflexions sur l’émancipation et l’utopie. Pour ce faire, l’auteur part d’une relecture de la différence hégélienne entre possibilité formelle, possibilité réelle et effectivité (chapitre 1, p. 3), puis entre fondement et existence (chapitre 2). Il propose alors de défendre l’hypothèse selon laquelle Adorno est parvenu, en complexifiant la notion hégélienne de possibilité réelle, sans doute par le moyen de la critique que Marx adresse à Hegel autour de 1843-1844, à thématiser l’existence d’une possibilité concrète, susceptible de s’effectuer, dont l’advenue était pourtant empêchée par un blocage actif : « La vie juste inaccomplie n’est pas une possibilité simplement formelle. Selon Adorno, elle est une possibilité réelle quoique socialement supprimée. La catégorie modale centrale est donc non pas l’effectivité, comprise comme la totalité des conditions-circonstances, comme c’est le cas pour Hegel, mais plutôt la possibilité bloquée. »[2] (p. 6) C’est cette possibilité réelle bloquée qui, selon Iain Macdonald, est au coeur de la pensée adornienne de l’émancipation et de l’utopie.
Cette ambition générale, qui consiste à déterminer avec précision le régime modal sous-tendant la pensée adornienne, est selon nous particulièrement susceptible d’ouvrir la discussion et de mener à un certain nombre d’interrogations. C’est donc elle que nous discuterons, en envisageant trois angles de débat : le premier, qui concerne la question de savoir si la possibilité émancipatrice chez Adorno peut être réduite à la possibilité bloquée ; le second, qui discute le rôle que joue la dialectique entre la nature et l’histoire pour la résolution de cette question ; le troisième, qui traite de la question de savoir quelle place il convient d’attribuer à la subjectivité dans la notion adornienne de possibilité bloquée.
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Avant de la discuter, reconstituons tout d’abord la façon dont Iain Macdonald démontre la centralité de la notion de possibilité bloquée chez Adorno.
L’auteur commence par dépasser l’indétermination de la notion de possibilité sous-jacente à la pensée adornienne à partir d’une hypothèse initiale : Adorno a réussi à constituer une troisième voie entre l’utopisme naïf, valorisant un possible purement abstrait, souvent opposé au monde existant, et le redoublement du monde faux par la pensée, avalisant l’idée qu’aucune possibilité différente n’a de chance d’advenir (p. 2-3). Il y est parvenu en complexifiant la différence hégélienne entre possibilité formelle et réelle.
Cette complexification passe selon l’auteur par la subdivision de la notion de possibilité réelle : si on suit Adorno, on peut envisager une possibilité réelle qui aurait dû se réaliser effectivement, mais qui n’a pas pu le faire parce qu’elle a été activement bloquée, entravée, supprimée. Cette refondation critique de la notion hégélienne de possibilité réelle, qui conduit à la thématisation de la possibilité bloquée, est, selon Iain Macdonald, absolument cruciale pour comprendre la discussion d’Adorno avec Hegel, mais aussi avec Bloch et Lukács (p. 3).
Iain Macdonald reconstitue les échanges théoriques d’Adorno avec ces auteurs, ce qui lui permet de détailler les diverses déterminations associées à cette notion de possibilité bloquée.
D’après son interprétation, Adorno critique Bloch et Lukács parce qu’il entend rejeter l’idée que la possibilité réelle soit forcément univoque et indicatrice d’une forme d’effectivité supérieure. Le problème du concept de possibilité objective chez Lukács est qu’il renvoie à une tendance effective émergente, qui nécessite d’être recueillie par une subjectivité révolutionnaire non réifiée, susceptible de réaliser effectivement ce qui doit l’être. Pour Adorno, dans cette conception, on n’envisage pas qu’il puisse y avoir plusieurs possibilités réelles divergentes et que la possibilité bloquée puisse apparaître sur le mode de la dissonance. On ne conçoit pas non plus qu’une conscience correcte de la totalité ne soit pas forcément le gage d’une conscience rédemptrice (p. 13). Enfin, on n’envisage pas que ces possibilités ne soient éventuellement jamais effectuées. Chez Bloch, c’est plutôt l’articulation entre possibilité réelle et blocage qui est critiquée : d’une certaine façon, même si Bloch a une conception moins univoque et rigide du possible que celle de Lukács, il n’applique pas vraiment le concept de blocage à cette possibilité, de sorte qu’une forme d’optimisme militant exagéré en découle.
Cette discussion avec Bloch et Lukács permet en retour de mieux comprendre la critique qu’Adorno adresse à Hegel. Cette critique, développée par I. Macdonald dans le chapitre 2, complexifie l’approche de la possibilité réelle, en remontant de la troisième section sur l’effectivité à la première section de la doctrine hégélienne de l’essence, et plus précisément à son premier chapitre consacré au fondement. La possibilité réelle, envisagée non seulement du point de vue de son rapport à l’effectivité, mais aussi envisagée comme le cercle complet des conditions et des circonstances qui fonde les faits (p. 34), conduit Hegel à résorber indûment, selon Adorno, la différence entre essence ou fondement et existence au terme du processus dialectique (p. 27 et suiv.). Cela a pour conséquence de reléguer forcément les possibilités non réalisées effectivement au rang d’impossibilités dénuées de toute vérité (p. 35).
Si l’on suit la reconstruction d’Iain Macdonald, on voit en premier lieu que la possibilité bloquée adornienne ne relève ni d’un utopisme naïf, aveugle au caractère formel, abstrait et donc impossible à rendre effectif de certaines possibilités, ni d’une possibilité si réelle qu’elle serait pour ainsi dire déjà déterminée et presque effectuée (Lukács), ou immunisée contre tout blocage (Bloch).
Le mérite d’une telle reconstruction réside dans la mise en perspective des difficultés auxquelles la notion de possibilité bloquée se confronte alors : comme le montrent bien les deux premiers chapitres, la réflexion hégélienne sur la possibilité réelle se situe dans un double espace. D’une part, celui de la réalité effective, d’autre part, celui de la morale. La possibilité réelle ne fait pas abstraction de la question de sa réalisation effective (p. 19) ; en ce sens, elle exclut le devoir-être kantien, qui, par souci de conformité à la loi morale, reporte sans cesse le moment de la réalisation effective, qui risque de dénaturer la loi morale (p. 4). Mais c’est l’articulation de ces deux espaces qui rend difficilement saisissable la notion de possibilité bloquée émancipatrice : cette notion qui renvoie à un certain « devoir-être autrement » n’évite l’utopisme que si elle se confronte à ses conditions d’effectuation. Mais ce sont les conditions d’effectuation et leur pouvoir nécessitant qui remettent justement en cause le caractère effectivement possible du « devoir-être autrement ». La possibilité bloquée doit être à la fois réelle et émancipatrice, et c’est cela qui soulève un certain nombre de difficultés.
Iain Macdonald montre comment cette aporie ordinairement associée au régime modal des théories émancipatrices est indirectement surmontée par Adorno à l’aide d’une reconfiguration du concept de possibilité réelle par l’intermédiaire de Marx (p. 36-41). La possibilité à réaliser effectivement n’est pas univoque et prédéterminée. Elle ne dépend pas non plus d’une perspective subjectiviste et d’une volonté révolutionnaire capable de la faire advenir dans n’importe quelle structure et en toutes circonstances. C’est plutôt l’effectivité du blocage de la possibilité qui révèle pour ainsi dire en creux l’effectivité de cette possibilité même : si la possibilité en question était dépourvue de toute consistance ontologique, le blocage de cette possibilité dans l’effectivité ne pourrait que l’être aussi.
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Si cette notion de possibilité bloquée est, d’après I. Macdonald, cruciale pour Adorno — et il y a de bonnes raisons d’acquiescer à une telle thèse, largement étayée dans l’ouvrage, grâce à de nombreuses références directes au texte adornien —, elle est aussi cruciale pour l’argument d’Iain Macdonald, ainsi que pour la perspective modale qu’il adopte sur cet auteur. En effet, seule une réflexion modale nettement différenciée est susceptible de mettre au jour cette notion de possibilité bloquée. Mais cette réflexion permet-elle de saisir cet autre aspect décisif de la pensée adornienne de l’émancipation et de l’utopie, qui est celui d’une possibilité inimaginable, irreprésentable et pourtant réelle ? Toute possibilité porteuse d’une nouveauté ou d’une transformation utopique ne conquiert-elle sa réalité qu’à être effectivement bloquée ? La question est donc tout d’abord celle du statut ontologique de la possibilité bloquée et elle renvoie à la situation de la possibilité bloquée dans la pensée adornienne de l’utopie et de la transformation sociale. Si Iain Macdonald affirme à de nombreuses reprises que la possibilité bloquée se situe au début du processus de libération, qui conduit de la vie fausse à une vie possiblement plus juste (par exemple, p. 22), il n’en demeure pas moins que la question de l’hétérogénéité entre cette possibilité bloquée et la possibilité irreprésentable nous semble devoir être posée.
Adorno développe en effet apparemment, tout au long de son oeuvre, un autre concept de possibilité. Il l’expose de façon particulièrement claire à l’occasion d’un entretien datant de 1964, avec Ernst Bloch, modéré par H. Krüger, publié sous le titre « Quelque chose manque… Des contradictions de la nostalgie utopique »[3]. Au moment où Bloch évoque le rapport de l’utopie à la mort, Adorno acquiesce et signale le lien étroit entre l’utopie et la question de l’abolition de la mort. Il fait remarquer une contradiction à l’oeuvre dans ce rapport : l’utopie par excellence est celle qui entend abolir la mort. Mais le fait même qu’elle s’assigne un tel but réintroduit la mort au coeur même de l’utopie : viser l’abolition de la mort dans l’utopie implique de se tourner vers elle, de lui accorder une place centrale. Faire de la mort une impossibilité nécessite de revenir constamment à sa possibilité. Il tire de cette contradiction une conséquence pour l’épistémologie de l’utopie :
On n’a pas le droit de peindre une image positive de l’utopie. Toute tentative de description et de peinture de l’utopie (« Ce serait ainsi ») serait alors une tentative d’ignorer cette antinomie de la mort. Parler de la sorte de l’abolition de la mort consisterait à faire comme si la mort n’existait pas. C’est peut-être la raison la plus profonde, la raison métaphysique pour laquelle on ne peut parler de l’utopie que négativement, comme la grande philosophie l’a déjà fait, chez Hegel, et puis d’une manière encore plus explicite, chez Marx.[4]
Le problème semble donc le suivant : pour supprimer ou bloquer activement une possibilité, il faut que cette possibilité puisse être déterminée, identifiée comme telle. En outre, la possibilité bloquée n’apparaît dans toute sa réalité qu’au moment où elle se trouve effectivement bloquée. Or la possibilité utopique adornienne est soumise, sous certains aspects, à l’interdit des images, notamment parce qu’il n’est pas question que ce qu’elle engendre au moment de sa réalisation effective ne soit qu’une répétition, même sur le mode négatif, de ce qui existe déjà. Quel rapport établir alors entre cette possibilité utopique et les autres possibilités bloquées ? Si cette question est indirectement posée par Iain Macdonald au moment de présenter la discussion entre Lukács et Adorno au sujet de la possibilité objective (p. 13), et si elle est parfois évoquée quand il s’agit de traiter de l’utopie en général et de l’interdit des images[5], elle n’est pas particulièrement abordée quand il s’agit de la notion de possibilité au sein de l’ouvrage. De ce fait, une question peut être posée : dans cette lecture modale de la pensée adornienne, y a-t-il une place pour cette description de l’utopie ? Faut-il plutôt donner à cette pensée de l’utopie un autre statut modal, et si oui, lequel ? C’est désormais le sens et la possibilité d’une centralité de ce que Iain Macdonald nomme des « possibilités bloquées lourdes de transformations » qu’il s’agit de discuter.
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Exposons les tenants et les aboutissants de cette difficulté à travers un exemple récurrent développé par I. Macdonald, celui de la satisfaction matérielle des besoins de toutes et tous. Cette satisfaction s’intègre à la dialectique entre la nature et l’histoire, dont Iain Macdonald rappelle à juste titre à quel point elle est décisive (notamment au début du chapitre 3). Cette dialectique, sous l’angle de la satisfaction sociale des besoins, mobilise en effet les deux possibilités évoquées, à savoir la possibilité bloquée et la possibilité utopique. À un premier niveau, elle implique en effet un aspect de la vie du corps étroitement lié à sa condition naturelle et à la possibilité de la mort, de même qu’un aspect historique et social, puisque cette condition naturelle est toujours médiée par un certain nombre de dispositifs économiques et sociaux. À un second niveau, la satisfaction sociale des besoins pourrait être d’ores et déjà mise en oeuvre historiquement, produisant par là un changement radical, mais elle ne l’est pas du fait d’une naturalisation idéologique de la situation de domination sociale et de rareté. Peut-on éclairer par cet exemple la façon dont ces deux possibilités s’articulent ou non d’un point de vue modal ?
Adorno affirme souvent que la satisfaction sociale des besoins est devenue une possibilité réelle saillante au moment de l’essor des forces productives[6], à tel point que sa non-effectuation peut désormais apparaître comme blocage : elle n’est en effet désormais plus entravée par l’incapacité technologique ou le manque de ressources, mais par une organisation sociale et politique qui bloque son advenue pour un ensemble de raisons sociales et politiques (p. 70 et suiv.). Cette possible satisfaction des besoins est en outre parfaitement représentable, et elle pourrait même donner lieu à une modélisation permettant d’organiser sa mise en oeuvre au sein du mode de production existant. Il est donc vrai que cette satisfaction des besoins constitue, dans la pensée adornienne, une possibilité bloquée par excellence, qui va même jusqu’à constituer, pour Adorno, le signe décisif du caractère contradictoire du mode de production capitaliste. Mais il est intéressant de constater, dans les écrits détaillant ce qui caractérise cette possibilité bloquée, qu’Adorno refuse pourtant de dire dans quel monde possible cette possibilité bloquée cesse de l’être et peut être réalisée effectivement. C’est-à-dire qu’il semble que cette possibilité bloquée doive être articulée à une possibilité utopique irreprésentable (celle du monde au sein duquel cette possibilité est réalisée effectivement) pour que l’on puisse concevoir jusqu’au bout sa réalisation effective.
Ce silence adornien au sujet du monde nouveau susceptible d’accueillir la possibilité libérée semble lié à une difficulté significative, qui se pose lorsque l’on veut saisir ce qui pourrait être, du point de vue de l’émancipation, différent : il faut non seulement saisir ce qui est possible, quoique bloqué, mais aussi le cadre effectif au sein duquel le blocage devient impossible. Si on ne distingue pas ces deux niveaux, on risque de se confronter à diverses apories. Comme l’a bien montré le chapitre 1, la possibilité réelle, que Hegel oppose à la possibilité formelle, est indissociable de son lien à l’effectivité. Si Adorno critique cette compréhension hégélienne de la possibilité réelle, quelle reconfiguration du rapport entre effectivité et possibilité propose-t-il ? Reprenons l’exemple de la satisfaction matérielle des besoins de toutes et tous. Le blocage de cette possibilité réelle est-il inséparable de l’effectivité du mode de production capitaliste ? Si tel n’est pas le cas, pourquoi désirer subjectivement, en même temps que la réalisation effective de cette possibilité réelle, le passage à un ordre social différent ? [7] Si, à l’inverse, le blocage de cette possibilité est inséparable du mode de production capitaliste effectif, au sein de quelle autre totalité sociale ce blocage deviendra-t-il impossible ? Il semble que si le blocage de la possibilité peut être effectivement levé, alors la possibilité bloquée qui se réalise effectivement n’est, d’un point de vue politique, pas révolutionnaire, et la différence qu’elle charrie n’est pas particulièrement significative. Mais si le blocage est impossible à lever dans la société capitaliste, quel sera le statut ontologique de la possibilité qui permettra de le débloquer ? Ce déblocage possible n’appartient-il pas déjà à une tout autre société, qui doit être effective pour que la possibilité soit réelle, mais qui n’est pourtant pas encore advenue ? La question qui se pose concerne donc la situation ontologique du possible déblocage, et la question de savoir où ce possible s’enracine : est-ce la subjectivité individuelle ou collective, ou bien les contradictions objectives de la structure dominante, qui annoncent une société émancipée qui réalise effectivement le possible ?
Les discussions des années quarante autour de la théorie des besoins, qu’étudie en détail Iain Macdonald dans le chapitre 3, traitent précisément de ces questions. Dans la discussion du 28 juillet 1942, Pollock formule explicitement le problème, à la suite d’un exposé sur le rapport entre besoin et culture chez Huxley. Il dit ainsi : « Ce qui m’a impressionné chez Huxley, c’est qu’il a posé le problème qui consiste en ce que le capitalisme serait en mesure de satisfaire tous les besoins élémentaires. Si le capitalisme peut abolir la misère, qu’est-ce qui doit alors séparer le socialisme du capitalisme ? Comment les critiques se représentent-ils alors le socialisme ? »[8] Le problème est bien celui de savoir si la possibilité bloquée de la satisfaction des besoins et articulée ou non à une possibilité irreprésentable, celle du monde susceptible de la réaliser effectivement. En termes concrets, il s’agit de savoir si le capitalisme peut satisfaire tous les besoins élémentaires, ou si cette satisfaction même présuppose une société totalement différente, la société socialiste.
Après des échanges entre Brecht et Eisler, Horkheimer affirme :
Le capitalisme est loin d’avoir toujours affirmé qu’il voulait satisfaire les besoins. On nous disait encore récemment à l’université que l’austérité ne pourrait jamais être surmontée. Il serait ridicule d’instaurer des utopies d’après lesquelles chaque enfant pourrait avoir une pint [of] milk. (…) Il n’est naturellement pas question pour l’instant d’une satisfaction des besoins matériels, mais le capitalisme ne peut-il pas justement rencontrer le socialisme à ce niveau ? Le capitalisme peut donner à la majorité une pint [of] milk, et il reste alors une minorité qui n’en a pas. Si les capitalistes trouvent un terrain d’entente avec le CIO et l’AF of L**, l’injustice va se perpétuer, même si beaucoup d’hommes voient leurs besoins satisfaits.[9].
Ces idées sont reprises dans les Thèses sur le besoin d’Adorno, notamment dans la thèse 8. En effet, Adorno affirme que « l’exigence d’une production qui se ferait uniquement en vue de la satisfaction des besoins appartient elle-même à la préhistoire, à un monde où l’on ne produit pas en vue des besoins, mais pour engranger du profit et instaurer la domination ; à un monde où, pour cette raison même, règne le manque. Une fois le manque disparu, la relation entre besoins et satisfaction va se transformer. »[10] Adorno pense le passage d’un monde où la possibilité de la satisfaction des besoins est bloquée à un monde où elle ne l’est plus, comme le passage de la préhistoire à l’histoire. En même temps, il signale que le monde où la possibilité réelle de la satisfaction de toutes et tous apparaît comme une exigence, un devoir-être à réaliser effectivement, est précisément le monde qui bloque l’advenue d’une telle possibilité. Ce passage théorise ainsi, à partir de la contradiction entre la possibilité réelle et la structure effective qui le rend possible en bloquant sa réalisation effective, une forme d’hétérogénéité et de transformation radicales.
À ce niveau, il semble donc nécessaire de mobiliser le concept de contradiction, susceptible de rendre compte de la possibilité que la société capitaliste laisse place à une autre forme d’organisation sociale, tout comme le concept de possibilité irreprésentable. La possibilité utopique annonçant quelque chose de différent, une autre société, émerge par la contradiction à l’oeuvre dans la société capitaliste, mais elle est, comme on l’a vu, partiellement irreprésentable, précisément parce qu’elle implique l’idée d’un changement si radical du Tout qu’elle ne peut être imaginée. Toutefois, Adorno signale un accès à cette possibilité utopique irreprésentable dans son échange de 1964 avec Bloch. Après avoir évoqué abstraitement ce que la satisfaction des besoins de tous exemplifie concrètement, à savoir « la contradiction des performances techniques et des innovations techniques singulières avec le Tout, à savoir le Tout social »[11], il affirme : « Ce qui est utopie, ce qui peut être représenté comme utopie, c’est la modification du Tout. »[12] La contradiction à l’échelle du Tout signale une représentation, celle de la modification du Tout, telle que quelque chose « pourrait être complètement différent »[13].
D’une certaine façon, on peut se demander si le concept de blocage de la possibilité réelle permet de résoudre à lui seul le problème de l’utopie adornienne, et s’il ne faut pas envisager qu’Adorno mobilise l’idée d’une possibilité irreprésentable à partir des contradictions du Tout social, pour répondre aux difficultés soulevées par le blocage de la possibilité réelle. En effet, avec l’idée de possibilité bloquée, n’assiste-t-on pas à un déplacement du problème, substituant à la modalité à l’oeuvre dans la possibilité utopique la modalité à l’oeuvre dans son blocage par une totalité sociale déterminée ? Mais, dans ce cas, il faut aller jusqu’à dire que la possibilité utopique bloquée est déjà présente, d’une certaine manière, dans l’effectivité, puisqu’elle est susceptible d’être bloquée. Or cette compatibilité de l’utopie et de l’effectivité revient à détruire la radicale nouveauté portée par l’utopie. En ce sens, la possibilité réelle héritée de Hegel, et liée à la problématique de l’effectivité, entre en conflit avec la nature irreprésentable de la possibilité émancipatrice.
Autrement dit, quelle modalité au juste permet de penser la possibilité de l’abolition du blocage ? Une manière de répondre à cette question pourrait être de développer un modèle parallèle de la possibilité, susceptible de dialoguer avec le modèle de la possibilité bloquée sans y être réduit. La possibilité irreprésentable pourrait à ce titre constituer le premier jalon d’un tel modèle. Cette mise en regard de deux modèles de la possibilité chez Adorno présenterait aussi l’avantage d’expliquer le fait qu’Adorno, comme le souligne Iain Macdonald, charge parfois ses réflexions d’un fardeau théorique assez sinueux pour expliquer le rapport du nouveau à l’archaïque, notamment dans l’exposé de 1932 sur l’idée d’une histoire-nature (p. 67). Le nouveau n’est-il pas justement pris dans cette problématique de la possibilité irreprésentable ?
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Un dernier aspect de ce problème du blocage des possibilités est celui de la conscience associée à un tel blocage. On vient de le voir, cette conscience est indirectement mobilisée aussi bien pour déterminer la possibilité à bloquer que pour construire les conditions de sa libération. Demeure une question : quand bien même le blocage de la possibilité serait rendu possible par une représentation au palier de la totalité sociale et non au palier individuel, reste à savoir comment, à partir de cette représentation, la possibilité est concrètement bloquée. C’est à partir de là qu’il serait possible de clarifier les modalités du passage à une autre société réalisant effectivement la possibilité bloquée. Dans le troisième chapitre de l’ouvrage, Iain Macdonald revient sur cette question par la dialectique entre nature et histoire. En revenant sur l’exemple paradigmatique de la possibilité bloquée qu’est la non-satisfaction historique du besoin, il peut aborder le problème de savoir ce qui bloque, pour ensuite esquisser les conditions du déblocage.
D’où vient le blocage de la possibilité réelle ? S’agit-il d’un effet de structure radicalement impersonnel, semblable à la nécessité naturelle aveugle, et dérivable de la totalité sociale ? Ou doit-on y voir l’intrication d’effets de structure et de fausse conscience, associés à des politiques concrètes supprimant activement et délibérément la possibilité en question ? La question avait déjà été évoquée dans l’ouvrage par l’étude de Lukács. En effet, Lukács permettait d’aborder le problème de la réification de la conscience et de son aveuglement par rapport aux possibilités réelles et à la nature des blocages existants (p. 7-14), tout en traitant du problème du retour du même et des nécessités immuables, indépendantes des sujets, devant la possibilité (p. 65-66). L’examen de cette question dans le chapitre 3 est désormais approfondi par une discussion de la notion adornienne de voile technologique (p. 80 et suiv.) qui rend compte de l’apparente impossibilité du possible utopique.
Iain Macdonald aborde la réponse à cette question par l’étude de l’apparente satisfaction impossible des besoins. Quelles mesures ou transformations seraient susceptibles de lever cette impossibilité ? En se concentrant sur l’exemple de Wallace, I. Macdonald souligne à juste titre qu’Adorno refuse que certaines mesures politiques isolées soient capables de compenser des entraves structurelles. Par analogie, on est alors conduit à supposer que le blocage des possibilités réelles émancipatrices, tout comme la levée de ces blocages, ne dépend pas de mesures locales. Pourtant, comme le précise I. Macdonald dans la suite du chapitre 3, consacré à ces questions, cette supposition est loin d’être toujours évidente. L’art est par exemple une pratique sociale déterminée marquée par l’esquisse d’une levée des blocages : en présentant un nouveau discontinu relativement à l’état de fait, l’art réalise dans son médium propre des possibilités réelles émancipatrices bloquées.
Le débat entre Adorno et Dahrendorf fournit également des ressources précieuses pour penser cette question. Lorsque Dahrendorf reproche à la sociologie d’Adorno de mépriser les améliorations locales concrètes, il se fonde sur certains présupposés significatifs. Parce qu’il suppose la nécessité indépassable du conflit social, Dahrendorf ne peut proposer d’autre issue, pour l’émancipation, que celle d’une régulation pragmatique du conflit. Ce qui révèle, a contrario, que la position d’Adorno, aussi structurelle et impersonnelle soit-elle, ménage plus de place à la possibilité réelle émancipatrice et à la transformation effective de la société, par-delà les antagonismes (p. 65).
Il semble que cette hésitation adornienne, oscillant entre la valorisation d’expériences de subjectivation libérant certaines possibilités réelles bloquées d’une part et la mise en relief d’effets de structure du tout social dans la question du blocage et de la libération des possibilités d’autre part, recoupe la duplicité de la possibilité utopique évoquée jusqu’à présent. La subjectivation, du côté du dépassement des blocages, ne peut devenir active et concrète que lorsque les effets de structure ont été précisément déterminés par le sociologue critique qui a identifié le rôle du voile technologique sur l’apparente impossibilité des possibles utopiques (p. 78-84). Toutefois, Adorno ne prétend pas que le sociologue critique soit à même de présenter une société radicalement autre, susceptible d’être l’horizon effectif de ces pratiques utopiques accomplies par le sujet qui a pu lever le voile technologique. L’enjeu serait donc d’élucider le rapport entre les subjectivations locales levant certains blocages des possibilités réelles et le passage à une société qui ne serait pas simplement, mais tout autrement différente.
Il semble qu’Adorno ne réponde qu’indirectement à ce problème. Si le lien entre subjectivation utopique locale et changement radical de la structure globale, donnant lieu à l’émergence d’une possibilité jusqu’à présent impensable, n’est jamais totalement éclairci, c’est peut-être aussi parce qu’un troisième terme est requis : la possibilité réelle bloquée en tant qu’elle est déterminée et représentable. Adorno affirme en effet, dans son échange avec Bloch de 1964, « De plus — et cela est probablement encore plus angoissant —, cette interdiction d’un énoncé concret sur l’utopie a une tendance nette à diffamer la conscience utopique et à engloutir ce qui compte réellement, à savoir la volonté que ce soit autrement. »[14]
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Constituer cette triangulation entre possibilité réelle bloquée, possibilité irreprésentable et conscience utopique serait ainsi décisif pour comprendre la dimension utopique de la pensée émancipatrice d’Adorno, et c’est notamment à ce titre que l’ouvrage d’Iain Macdonald fournit une contribution majeure dans le champ des études adorniennes.
Parties annexes
Notes
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[1]
Nous traduisons.
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[2]
Nous traduisons.
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[3]
Bloch, Ernst, Du rêve à l’utopie. Entretiens philosophiques, textes choisis et préfacés par A. Münster, Paris, Hermann, 2016.
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[4]
Bloch, Du rêve à l’utopie. Entretiens philosophiques, p. 40.
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[5]
On peut trouver des évocations de ce motif tout au long de l’ouvrage, par exemple p. 2-3, ou p. 20. On rencontre notamment de nombreuses analyses de ce que Iain Macdonald nomme des images statiques de la rédemption.
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[6]
Comme le rappelle à juste titre Iain Macdonald (p. 43-44), Adorno soutient que cette possibilité réelle existe déjà à des époques où les forces productives ne sont pas aussi développées, et où cette possibilité réelle est beaucoup moins saillante et concrète.
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[7]
C’est un des enjeux principaux des protocoles de discussion de 1942, qu’Iain Macdonald analyse à partir de la page 69 en détaillant la position d’Henry A. Wallace.
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[8]
Nous traduisons. Voir Horkheimer, M., Gesammelte Schriften, Band 12, Nachgelassene Schriften 1931-1949, Francfort-sur-le-Main, p. 574.
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[9]
Horkheimer M., Gesammelte Schriften, p. 574.
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[10]
Adorno Theodor W., « Thèses sur le besoin », dans Société : intégration, désintégration, trad. P. Arnoux, J. Christ, et coll., Paris, Payot, 2011, p. 128-129.
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[11]
Bloch, Du rêve à l’utopie. Entretiens philosophiques, p. 26.
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[12]
Ibid., p. 26-27.
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[13]
Ibid., p. 27.
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[14]
Bloch, Du rêve à l’utopie. Entretiens philosophiques, p. 44.