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Language Ethics est un ouvrage édité par Yael Peled et Daniel M. Weinstock regroupant les contributions de sept chercheurs qui se sont réunis dans le cadre d’un colloque en 2011. L’objectif de ce colloque, et de l’ouvrage collectif qui nous parvient, était de proposer un nouvel angle de réflexion philosophique autour des questions linguistiques. Une perspective qui serait plus à même de rassembler les différents travaux sur les langues et le langage que l’on retrouve dans les différents champs du savoir. Cette perspective serait celle de l’éthique du langage.
Dans son introduction à l’ouvrage, Peled explique le choix de ce terme notamment dans le but de se distancier de la notion de justice linguistique. Bien qu’important, le concept de justice ne permettrait pas de rendre compte de l’ensemble des enjeux qui sont soulevés par les questions linguistiques. Par exemple, il ne nous permet pas de répondre aux situations trop particulières pour les grandes théories de la justice linguistique (p. 10). À une échelle individuelle, que devraient faire les locuteurs de deux langues différentes qui se rencontreraient ? Quels éléments contextuels devraient influencer leur décision ? Bien entendu, il ne s’agit pas de laisser totalement de côté les questions liées à la justice, mais plutôt de considérer celles-ci comme un enjeu parmi d’autres d’une réflexion éthique plus large en matière de langue. Peled et ses collaborateurs ont aussi pour ambition de rompre avec une compréhension idéalisée et platonicienne des langues au profit d’une conception plus nuancée et plus socialement ancrée de celles-ci. Une telle conception devrait, selon eux, ouvrir la porte à une réflexion sur les enjeux linguistiques qui laissent une plus grande place à l’éthique appliquée. On peut dire que le livre accomplit sans difficulté cet objectif.
L’ouvrage est construit autour des contributions des sept chercheurs. Sans tous être des travaux originaux, certains auteurs reprenant en partie ou complètement des articles écrits ailleurs, les contributions réunies ont le mérite d’offrir un tour d’horizon complet de ce que pourrait nous offrir une éthique du langage en abordant des aspects forts différents des enjeux linguistiques existants. La première contribution est celle de Dan Avnon, What Is (or “Are”) Language Ethics, et est construite autour de différentes expériences éducatives plurilingues conduites en Israël afin de rapprocher les communautés arabes et juives. Avnon se sert de ces expériences concrètes pour illustrer les limites des catégories d’analyses classiques que l’on retrouve au sein de la littérature en matière de justice linguistique. Avnon soulève au moins deux problèmes qui ont surgi lors de ce projet. Comment déterminer la langue d’enseignement d’un cours cherchant à construire une identité civique commune dans un contexte plurilingue ? Comment s’assurer que des bagages linguistiques et culturels différents ne conduisent pas à des interprétations conflictuelles d’un même événement ? Avnon pense qu’une éthique du langage aurait pu aider les intervenants à anticiper ces questions et donc éviter les situations problématiques qui s’en sont suivies. Sans nécessairement nous offrir des réponses définitives, Avnon ne nous expliquant pas concrètement quelles autres solutions auraient pu être proposées par une éthique du langage, la contribution d’Avnon a le mérite d’exposer clairement les problèmes éthiques qui peuvent surgir dans un contexte multilingue.
La seconde contribution au sein de l’ouvrage est celle de John Edwards, Language : Rights and Claims. Cette contribution aborde un enjeu totalement différent de celui développé par Dan Avnon : celui des droits linguistiques à l’échelle internationale. La thèse principale d’Edwards est que les théoriciens et militants des droits linguistiques ont tendance à confondre l’existence de demandes linguistiques moralement fondées et l’existence de droits linguistiques équivalents aux autres droits de l’homme. Il montre que les droits linguistiques ne sont que très peu reconnus à l’international et lorsqu’ils le sont, c’est presque toujours dans le cadre de déclarations non officielles et non contraignantes. Il soutient ensuite que le paradigme le plus fertile pour la défense de la diversité linguistique, le paradigme écologique des langues, ne permet pas de fonder des droits, mais tout au plus de justifier des demandes de justice. Ce n’est pas nécessairement un problème aux yeux d’Edwards, mais cela nous demande néanmoins de reconnaître que la discussion en matière éthique au sujet des langues se situe à un autre niveau que celui des droits et nous force à accepter plus honnêtement son caractère prescriptif. La force de la contribution d’Edwards est son argumentaire déflationniste à l’endroit du langage des droits linguistiques en nous rappelant les dangers et les problèmes liés à la volonté de réunir tous les problèmes de justice dans la grande catégorie des droits humains.
Vient ensuite la contribution de David Robichaud, Language Ethics : Keeping Linguistic Freedom from Becoming Linguistic Free Riding, qui se demande s’il peut être moralement incorrect d’utiliser une langue dans certains contextes hors des institutions politiques. Par exemple, un francophone montréalais est-il moralement justifié de refuser de parler en anglais à un anglophone montréalais à Montréal ? En partant de cette question, Robichaud veut montrer que nous avons des devoirs linguistiques particuliers à certaines situations. Par exemple, celui de parler la langue commune de l’espace dans lequel nous nous trouvons. Pour justifier cette position, Robichaud avance qu’un anglophone qui utilise les compétences bilingues d’un locuteur francophone afin de lui parler dans une autre langue que le français s’apparente à un passager clandestin. Il profite des efforts d’autrui sans pour autant avoir participé au coût de ces efforts. Outre le fait que Robichaud offre un argument convaincant, sa réflexion nous permet, tout comme le texte d’Avnon, de mieux comprendre les problèmes plus spécifiques sur lesquels une éthique du langage peut s’attarder. La question de la moralité de nos rapports linguistiques à une échelle individuelle nous force à comprendre ces enjeux sous un autre angle que celui des théories de la justice — ces dernières opérant généralement à un niveau d’abstraction où ces problèmes sont rendus invisibles.
Le chapitre de François Grin, Operationalizing “Diversity” for Language Policy : Meeting Sociolinguistic and Ethical Challenges, se veut autant un projet de clarification que d’opérationnalisation du concept de diversité. L’une des particularités de la réflexion de Grin est qu’il propose d’adopter une perspective téléologique sur les questions linguistiques et laisse donc de côté les approches déontologiques. L’idée de Grin est que nous devrions moins nous attarder aux différents droits linguistiques que l’on peut accorder à différents groupes et plutôt nous intéresser aux différentes possibilités que l’on pourrait produire au travers de politiques linguistiques précises. Ce passage d’une perspective déontologique à une perspective téléologique de la diversité linguistique permet de réorienter notre réflexion autour des politiques linguistiques qui produisent la diversité la plus optimale en termes de conséquences. En procédant ainsi, nous aurions des incitatifs à chercher des solutions qui minimisent les coûts engendrés par la diversité et qui maximisent les bénéfices produits par cette même diversité linguistique. Outre son argumentaire intéressant, la contribution de Grin a le mérite d’explorer plus en avant la façon dont on peut comprendre les coûts et les bénéfices de la diversité linguistique et le jeu d’équilibriste auquel les décideurs devraient se soumettre.
À la suite du texte de Grin, on retrouve la contribution d’Helder de Schutter, Intralinguistic Justice. Ce texte se démarque par son originalité en abordant une question trop peu souvent abordée : celle des problèmes de justice intralinguistique. La thèse de De Schutter est qu’il existe un espace de justice linguistique au sein même des langues. L’auteur fait la distinction entre la forme standard des langues, soit celle qui est utilisée dans les espaces et les institutions publics, et leurs formes dialectales, soit leur pratique locale ou communautaire. Schutter avance que l’on ne peut pas se prononcer sur les problèmes de justice entre plusieurs langues standards si on ne s’est pas d’abord penché sur les justifications internes à une communauté linguistique en faveur de l’utilisation d’un dialecte plutôt qu’un autre comme forme standard. Pour ce faire, Schutter structure sa réflexion autour de deux questions : devrions-nous standardiser les langues et, si oui, quelle est la méthode légitime pour le faire ? Une fois standardisée, quelle forme de reconnaissance étatique devrait être accordée aux dialectes ? Pour répondre à ces deux questions, Schutter reprend de manière systématique les arguments instrumentaux et identitaires les plus communs en matière de droits linguistiques et les applique à la situation des dialectes. Il arrive à la conclusion que les arguments instrumentaux ne permettent pas de justifier une défense systématique des dialectes face à la forme standard. Cette dernière devrait plutôt être favorisée pour des raisons d’efficacité, de démocratie ou d’égalité des chances. Les raisons identitaires ne nous sont pas d’un plus grand secours pour sauver les dialectes puisque le lien entre identité et dialecte est au mieux très ténu. Schutter en arrive donc à la conclusion que, tout en accommodant les différents dialectes, il faut ultimement favoriser l’adoption d’une forme standard. Sans nécessairement arriver à une conclusion surprenante, l’intérêt de la contribution de Schutter est de nous rappeler qu’il existe des rapports de force et des injustices au sein même d’une communauté linguistique. Les différentes prononciations, structures de phrases ou accents sont autant d’éléments qui peuvent créer des situations d’injustice linguistique même entre deux locuteurs d’une même langue.
La contribution de Daniel M. Weinstock, Liberalism and Language Policy in “Mere Number Cases”, nous ramène quant à elle sur des terrains plus connus. Weinstock se demande si l’on peut introduire des politiques linguistiques dans des situations où aucune injustice flagrante n’est présente et où la langue n’est menacée que par le jeu du nombre. Pour répondre à cette question, Weinstock concède dans un premier temps qu’une approche libérale classique devrait nous pousser, dans de telles situations, à refuser d’adopter des politiques linguistiques. La disparition du langage minoritaire n’étant que le résultat de la somme de choix individuels libres et rationnels, le libéralisme n’aurait aucune raison d’intervenir pour limiter ou orienter ces choix. Weinstock pense malgré tout qu’un argument libéral en faveur d’une intervention est possible. Il décide donc de passer en revue trois perspectives libérales qui pourraient offrir de tels arguments. Il considère ainsi tour à tour les arguments de l’égalitarisme des chances et deux versions d’une forme de paternalisme libéral. C’est l’adoption de l’une de ces deux formes qui permet à Weinstock de proposer un argument en faveur d’une intervention de l’État pour protéger une langue minoritaire menacée par le poids du nombre. Il propose de lire cette situation comme un problème d’action collective : c’est-à-dire que chacun veut conserver le bien collectif, mais personne ne veut être seul à en payer le coût. Ne sachant si les autres vont faire le même sacrifice, chacun agira en maximisant ses gains à court terme au détriment du bien collectif. Les politiques linguistiques permettraient de résoudre ce problème d’action collective tout en respectant les règles du libéralisme. Ces politiques linguistiques assureraient aux individus la collaboration des autres membres du groupe. Ils réaliseraient ainsi leur choix en faveur d’une langue commune particulière sans pour autant s’exposer à être les seuls à en subir le coût collectif. À l’inverse, en l’absence de telles politiques, les individus seraient contraints de choisir une option ayant des conséquences non désirées. Tout en étant plus classique, la contribution de Weinstock offre un argumentaire en faveur des politiques linguistiques qui rompt avec des argumentaires libéraux plus classiques. Elle illustre aussi autrement que le fait Robichaud l’enjeu à la fois individuel et collectif des enjeux linguistiques.
Finalement, c’est le texte de Thomas Ricento, Language Policy, Political Theory, and English as “Global” Language, qui clôt ce collectif. L’auteur cherche à montrer qu’il existe une confusion sur le plan de la terminologie employée lorsqu’il est question des enjeux linguistiques. À cette confusion, s’ajoute une sous-utilisation des données empiriques pour réfléchir à ces enjeux. Ces deux lacunes mises ensemble conduisent à la production de mauvaises analyses en matière de politiques linguistiques. Afin d’exposer cette thèse, Ricenton prend comme point de départ les discussions entourant l’usage de l’anglais comme lingua franca. Trois positions sont ainsi analysées. Celle qui pense que l’usage international de l’anglais est une forme nouvelle d’impérialisme. Une autre qui pense à l’inverse que l’anglais est un véhicule de mobilité sociale et économique. Et finalement, celle associée à Van Parijs qui pense qu’une langue globale comme l’anglais est nécessaire pour l’établissement d’un demos global et d’une justice globale. Aux yeux de Ricento, chacune de ces positions est problématique pour au moins l’une des trois raisons suivantes : 1) ce sont des positions non falsifiables ; 2) elles ont recours à des constructions théoriques mal définies, 3) elles acceptent une doxa sans adopter une perspective critique sur celle-ci. Ricento montre ensuite que l’adoption d’une perspective plus sensible aux données empiriques et évitant les concepts mal définis nous permet d’arriver à une meilleure évaluation de l’impact international de l’anglais. Ni ange ni démon, les impacts positifs et négatifs de l’anglais comme langue internationale sont plus localisés que ce que les grandes envolées théoriques nous le laissent penser.
Malgré un long moment d’incubation, cet ouvrage collectif livre sept contributions stimulantes et qui, sans se répondre toujours directement les uns aux autres, nous offrent un bon tour d’horizon des différents enjeux liés aux questions linguistiques. L’ouvrage intéressera les chercheurs se spécialisant en philosophie politique et en éthique qui s’intéressent aux enjeux linguistiques. Il est aussi un bon point d’entrée pour un étudiant qui serait soucieux de se familiariser avec les enjeux éthiques autour des langues, bien qu’une connaissance préalable de certains ouvrages phares, notamment Linguistic Justice de Philippe Van Parijs, permettra une meilleure compréhension de certaines contributions.