L’ontologie de Ferraris ne prétend pas dire à la réalité ce qu’elle devrait être ni l’aligner sur les règles de l’esprit, comme l’ont fait à tort tous les idéalistes, du kantisme à l’irréalisme goodmanien ou au postmodernisme derridien. L’ontologique précède l’épistémologique, et la réalité sa science. Ces rappels permettent à Ferraris de revaloriser un certain « bon sens » contre les projets métaphysiques les plus excessifs et éloignés du réel. Le philosophe, loin d’étudier d’abord le sujet pour trouver en lui les catégories qui dicteront au réel ses normes, se contentera, en bibliothécaire de l’infinité du réel, de former un cataloguedescriptif — et non constructif ou prescriptif, c’est-à-dire révisionniste — des objets. Partant d’observations quotidiennes sans y mettre de soi, comme un ethnologue en retrait, il ne dit plus rien en son nom mais doit laisser la parole au monde. Humilité extrême, ou prétention insensée à parler au nom du réel lui-même ? C’est en tout cas littéralement que le monde prend la parole pour se dire, dans l’ontologie de Ferraris. En effet, comme on le lisait déjà dans Émergence, le monde est à la fois en train d’exister, et en permanence aussi en train de s’enregistrer : c’est le réel qui fournit sa documentation à l’ontologue. Ce dernier n’a qu’à lire un livre du monde qui n’a certes été écrit par personne, le monde n’ayant ni Dieu ni maître, mais s’est autoconstitué en inscriptions de lui-même. Cette position, qui paraît d’abord cohérente avec son réalisme, a l’avantage d’amener Ferraris à proposer une théorie continuiste des objets naturels et sociaux qui les tienne tous pour réels, mais qui fasse droit à la spécificité des seconds cependant. Ils existeraient en somme dans la continuité des premiers, mais nécessiteraient d’être lus comme des documents par les humains, et enrichis par leurs écritures et enregistrements propres. Les thèses de l’ouvrage ne sont en revanche pas sans poser problème. D’après Maurizio Ferraris, ces objets sociaux se distinguent en effet des objets naturels par leur dépendance au sujet ; si l’humain disparaissait de cette planète, les rites, institutions et conventions disparaîtraient avec lui. Mais dans le même temps, ces objets sociaux ne doivent pas être le fruit d’une simple construction par le sujet, sans quoi leur objectivité ne tiendrait pas : il faut au contraire faire valoir la construction ou plutôt la sédimentation spontanée des objets sociaux et des esprits des sujets dans un même mouvement d’accumulation de signes (gestes, pratiques, rites, souvenirs, inscriptions iconiques, verbales, écrites) dans le réel, qui sont autant d’enregistrements d’abord insignifiants mais qui gagneraient leur signification d’eux-mêmes, c’est-à-dire par leur capacité à s’accumuler et à prendre sens du fait de leur nombre. C’est donc placer le sens des objets et des jugements que nous émettons sur eux dans le réel lui-même plutôt que dans nos actes de donation de sens. Or il s’agit d’une confusion de l’ontologique et du sémantique qui s’avère peut-être regrettable pour le projet réaliste. Mais ces listes ne vont pas sans un ordre. C’est à ce titre que le catalogue est aussi classement. L’ontologue qui veut trouver l’ordre du monde ne devra pas en chercher la source par le haut, en Dieu ou l’Esprit. L’ontologie est en effet distincte de l’épistémologie, contrairement à ce que nous a fait croire le logocentrisme du « sophisme transcendantal » que Ferraris attribue à Kant, à savoir la croyance dans le pouvoir de construction du monde du sujet, dont les sciences ont produit des lois que le philosophe croit pouvoir retrouver dans l’expérience perceptive et de là dans le réel. Or …
Le réel fait-il un sens ?Étude critique de Documentalité de Maurizio Ferraris[Notice]
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Jim Gabaret
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne