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Qui sont les sujets de droit ?Rawls, Nussbaum et le « problème irrésolu » du handicap[Notice]

  • Clotilde Nouët

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  • Clotilde Nouët
    Université Mohammed VI Polytechnique (Rabat)
    Chercheuse à l’AIRESS (Rabat) et à l’IRPhiL (Université Lyon 3)

Confronter la théorie de la justice rawlsienne à la question du handicap implique de se situer dans le prolongement des mises à l’épreuve successives — issues notamment de la critique féministe et des théories critiques de la race — dont Rawls a fait l’objet ces dernières années. On doit beaucoup, à cet égard, à la saillante contribution de Martha C. Nussbaum, qui, dans son ouvrage Frontiers of Justice, a reproché à la théorie de la justice comme équité de buter sur le handicap comme sur un « problème irrésolu ». Le cadre théorique rawlsien ne parviendrait pas à inclure les personnes handicapées à la communauté politique, et ce, pour deux raisons, que Nussbaum identifie au double héritage contractualiste et kantien qui est celui de Rawls. En suspendant la coopération sociale à la perspective de l’avantage mutuel, Rawls échoue à penser l’application de la justice politique aux individus qui ne sont pas pleinement productifs ; et parce qu’il appréhende la personne sur la base de postulats rationalistes, il ne peut qu’exclure de la communauté des citoyens les individus atteints de troubles cognitifs ou dont les facultés intellectuelles sont altérées. C’est la vertu de compassion, non celle de justice, qui nous permettrait de déterminer les obligations de certains à l’égard des personnes qui ne sont pas en mesure de participer à la coopération sociale. Le propos qui va suivre vise à évaluer si la critique de Nussbaum est fondée : qu’est-ce qui, au juste, fait difficulté dans le cadre théorique rawlsien au regard du problème qui nous occupe ? La critique adressée par Nussbaum s’inscrit dans un vaste chantier de contributions à la question de savoir si une théorie de la justice comme équité peut être étendue aux personnes handicapées, et dans une certaine mesure, notre propos participe à un tel débat. Mais cette mise à l’épreuve cherche également à s’articuler autour des questionnements qui sont à l’oeuvre sur des terrains moins académiques : en 2006, l’année où paraît l’ouvrage de Nussbaum, la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées (CIDPH) voit le jour. Premier élément remarquable, ce texte situe explicitement le handicap dans la continuité historique des mouvements d’émancipation, notamment ceux des femmes et des minorités ethniques, et assume la perspective d’une lutte anti-discriminatoire fondée sur l’inclusion participante et les droits. À la lumière de cette déclaration, on mesure tout ce qui sépare Rawls et Nussbaum : dans le discours de cette dernière, le handicap se présente comme un problème homogène précisément parce qu’il est devenu l’objet d’une lutte socio-politique. Rawls, en revanche, ne distingue pas entre l’infirmité, considérée comme l’altération d’une norme biologique, et le handicap, appréhendé comme une construction sociale ; le handicap lui apparaît comme une contingence malheureuse susceptible d’affecter tout individu au cours de sa vie. Mais un autre point doit être souligné — et là est pour ce qui nous concerne l’aspect décisif : la Convention semble vouloir dissoudre l’identité du sujet de droit et du sujet rationnel, en affirmant l’identité du sujet de droit et de la personne, et en refusant de lier la reconnaissance de l’individu comme détenteur de la capacité juridique, c’est-à-dire comme sujet de droit, à une présomption de capacité mentale qui est susceptible d’être défaite lorsque les facultés nécessaires à sa mise en oeuvre viennent à faire défaut. La Convention s’est ainsi distinguée en réclamant l’abolition des dispositifs de décision substitutifs tels que la tutelle et nous conduit aujourd’hui à nous interroger sur la figure du sujet de droit construite par une théorie de la justice telle que celle de Rawls. Mon objectif est ici d’abord de …

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