Comptes rendus

Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020, 246 pages[Notice]

  • Thibault Tranchant

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  • Thibault Tranchant
    Cégep Édouard-Montpetit

La Grand Theory sociologique et la philosophie de l’histoire ont été marquées dans les années 1980 et 1990 par l’emprunt du concept architectural de « postmodernité ». En réaction au formalisme et au rationalisme modernistes, des architectes tels que Robert Venturi ou Michael Graves voulurent dans les années 1960 réhabiliter l’histoire et la culture vernaculaire dans l’ordre architectural. Il en résulta une certaine forme d’hybridation et d’éclectisme esthétiques, voire une « vitalité bordélique » (messy vitality), neutralisant les référentiels progressistes du modernisme. Des sociologues et des philosophes comme Fredric Jameson, Jean-François Lyotard ou Michel Freitag s’inspirèrent des théories architecturales postmodernistes afin de forger un concept du temps présent. Il fut l’objet de définitions diverses, voire contradictoires. On proposa même de voir dans la « postmodernité » une « hypermodernité », c’est-à-dire non pas une sortie de la modernité, mais l’accentuation de ses tendances internes (Charles et Lipovetsky). Le dernier essai d’Achille Mbembe, Brutalisme, réitère cet emprunt conceptuel à l’architecture. « J’emprunte le concept de brutalisme à la pensée architecturale », écrit l’auteur dès la première ligne de son essai (p. 7). Mais, cette fois-ci, il ne s’agit plus de s’interroger sur la nature d’un processus transitoire, mais bien de décrire les résultats d’un accomplissement. Le brutalisme ayant été un mouvement architectural moderniste, cet emprunt suggère que la « brutalité » est moins le terme d’une éventuelle postmodernité que celui, pathologique, de la modernité elle-même ; elle est en ce sens un hypermodernisme. La Cité radieuse de Le Corbusier est parfois citée comme un exemple d’architecture brutaliste : béton apparent, répétition d’éléments simples tels que des fenêtres et des pilotis, gigantisme et utopisme. Le brutalisme architectural agence des matériaux bruts, en particulier le béton, le verre et le fer, dans une forme esthétique fonctionnaliste et rationaliste. Pour Mbembe, notre époque est « brutale » ; elle est à l’image de ces bâtiments qui, tel le Boston City Hall, bouleversent les territoires et paraissent écraser l’imagination sous des tonnes de béton. Le « brutalisme » est une « domination universelle » rendue possible par « l’étroite imbrication de plusieurs figures de la raison : la raison économique et instrumentale, la raison électronique et digitale et la raison neurologique et biologique » (p. 23). Il repose sur la digitalisation des rapports sociaux et sur leur croissante prise en charge computationnelle, inséparables du développement du capitalisme (p. 64-66). La numérisation est le fondement technique de la brutalisation, elle est « la mâchoire transcendantale qui dessine désormais la carte de notre monde » (p. 65). Mbembe confère une signification ontologique à la « brutalité » : elle fracture les formes et les recompose artificiellement. Comme l’architecte brutaliste qui extrait des entrailles de la Terre la matière brute pour la réagencer, la raison brutale est engagée dans « une vaste entreprise d’occupation de territoires, d’emprise sur les corps et les imaginaires, de désassemblage, de déliaison et de démolition » (p. 14). Il en résulte un anéantissement des dichotomies classiques par lesquelles nous avons appréhendé l’être jusqu’à maintenant : « forme/matière, matière/matériau, matériel/immatériel, naturel/artificiel et fin/moyen » sont pulvérisés par la raison brutale, occupée à reconfigurer l’expérience selon ses propres critères d’efficacité. Aussi le fait majeur de notre temps serait-il l’indistinction du naturel et de l’artificiel moyennant l’arraisonnement technique de la nature, voire sa production ontologique par les techniques : « Le xxie siècle [est] la route vers ce monde de la nature fabriquée et de l’être fabricable […]. La technologie est finalement parvenue à s’ériger en destinée ontologique de l’ensemble du vivant » (p. 36). Dans ce bouleversement, la société est …

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