Étude critique

De quoi le zoocentrisme est-il le symptôme ?Étude critique de l’ouvrage d’Étienne Bimbenet, Le complexe des trois singes. Essai sur l’animalité humaine[Notice]

  • Pierre-Jean Renaudie

…plus d’informations

  • Pierre-Jean Renaudie
    Université Lyon 3

Nous sommes tous darwiniens : que nous le voulions ou non, les travaux de Darwin sur l’évolution ont reconfiguré le cadre à l’intérieur duquel nous pouvons comprendre la place de l’homme dans le monde, oeuvrant à substituer à une pensée métaphysique de la spécificité humaine une forme de continuisme qui nous a appris à repenser la différence entre l’homme et l’animal comme une différence de degré plutôt que de nature. Ce constat constitue le point de départ du dernier ouvrage d’Étienne Bimbenet (Le complexe des trois singes, Paris, Seuil, 2017) : un peu moins de cent cinquante ans après la publication de The Descent of Man (La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, publié par Darwin en 1871), c’est maintenant une cause entendue, nous sommes essentiellement des animaux, et seulement secondairement humains. Nous avons appris à reléguer notre humanité au second plan en la traitant comme un caractère seulement secondaire de l’espèce animale à laquelle nous prétendons désormais appartenir. Les thèses évolutionnistes de Darwin ont exercé une influence si profonde sur les cadres de pensée de l’anthropologie qu’elles ont contribué à définir la « nouvelle figure de notre humanité » qui est aujourd’hui la nôtre, enregistrant à ce titre une avancée (et dans une certaine mesure un progrès) sur lequel il ne peut plus être question de revenir. Nous sommes passés aujourd’hui d’un anthropocentrisme à un zoocentrisme, qui relativise la spécificité de l’humain en n’y voyant qu’une forme d’animalité particulière, et ce faisant nous avons changé de référent pour comprendre notre propre finitude : celle-ci ne nous est plus indiquée par l’infinité de Dieu à laquelle elle s’oppose, mais par notre proximité avec l’animal auquel l’homme s’identifie aujourd’hui pleinement. Ce constat de Bimbenet appelle d’abord un diagnostic précis, dont l’objectif consiste moins à remettre en cause le contenu de la thèse qui sous-tend ce zoocentrisme, qu’à en interroger la signification sur un mode permettant d’en déplier les enjeux théoriques. Le problème, en d’autres termes, est moins ce que le discours zoocentrisme affirme que ce qu’il cache et retire à la prise de tout jugement critique. D’un point de vue philosophique, l’évidence dont se pare le zoocentrisme est d’autant plus suspecte qu’elle est moins sujette à caution, se posant comme un acquis du progrès scientifique et culturel des 150 dernières années qu’il ne saurait plus être question de soumettre à la discussion. Mais en devenant le présupposé obligé, inquestionnable et inquestionné, de notre compréhension de nous-mêmes, le zoocentrisme nous retire notre capacité à réfléchir sur nous-mêmes, et à ce titre il fournit les coordonnées d’une nouvelle forme d’obscurantisme constituant, sous couvert de scientificité et d’une morale qu’il ne peut de toute façon plus être aujourd’hui question de refuser, un obstacle qui frappe d’interdiction plus qu’il ne libère la pensée des rapports entre l’homme et l’animal. Aussi le changement de paradigme que le zoocentrisme accomplit repose-t-il, aux yeux de l’auteur, sur un coup de force théorique excluant a priori toute forme de réflexion critique sur ses enjeux philosophiques. C’est à l’analyse de ce coup de force qu’est consacré le Complexe des trois singes, qui nous invite à reconnaître dans le changement de paradigme auquel le zoocentrisme a donné lieu une mutation de la doxa reconduisant inévitablement le dogmatisme propre à la métaphysique qu’il prétend paradoxalement dépasser. Élargissant le cadre de la réflexion philosophique qu’il a consacrée à la question de la différence anthropologique depuis la publication en 2004 de son ouvrage sur l’oeuvre de Merleau-Ponty, Étienne Bimbenet s’attache dans ce nouvel ouvrage à mettre en évidence les enjeux contemporains de ce questionnement et à …

Parties annexes