Comptes rendus

Nicolas Piqué. L’histoire discrète. Époque, catastrophe, révolution, Paris, Hermann, coll. « Philosophie », 2019, 350 pages[Notice]

  • Geneviève Gendreau

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  • Geneviève Gendreau
    Université d’Ottawa

Nicolas Piqué entreprend dans cet ouvrage une « analyse généalogique » (p. 11) de l’avènement du régime historique de temporalité. Sa conception de l’histoire discontinue s’oppose, précise-t-il, au régime traditionnel de temporalité, lequel se caractérise par sa fidélité à une origine pensée comme garante d’unité. Une telle recherche d’unité se résout typiquement dans la subsomption de l’histoire sous un « principe anhistorique » (p. 9), seul à même de lui imprimer sens. Piqué s’intéresse pour sa part aux différentes sources de cet avènement du régime historique plutôt qu’il ne s’attache à l’exposer. Les auteurs étudiés sont donc encore, à des degrés divers, parties prenantes du schème traditionnel de compréhension de l’histoire. Le corpus de l’auteur permet, ce faisant, de comprendre à rebours des interprétations entendues de l’histoire de la philosophie qui participèrent à l’avènement du régime historique de temporalité en tant que tel. L’un des intérêts de l’ouvrage consiste à voir en action les brèches ouvertes au sein même du schème traditionnel de l’histoire. Piqué présente en filigrane une thèse forte : dès le xviie siècle et même avant, dans le cas spécifique de Khaldûn, on retrouve des critiques larvées, en philosophie et en science, du schème traditionnel. Son principal objet de pensée est la conceptualité de la discontinuité temporelle ; pas tant la constitution de celle-ci ni son progressif dévoilement que les différentes formes de sa reconnaissance, partielle ou plus consistante. Aussi les schèmes à l’étude (l’époque, la catastrophe et la révolution) sont-ils à penser comme trois façons, avec leurs particularités, leurs limites et leur heuristique propres, de penser la discontinuité. Il s’agit de cibler « une grammaire de la discontinuité » (p. 343). La première partie s’articule autour de trois expressions de la notion d’époque, chez Bossuet, Arnaud et Nicole, ainsi que chez Ibn Khaldûn. Bossuet, représentant éminent du régime traditionnel de temporalité, les Messieurs de Port-Royal et Khaldûn se situent bien « dans une pensée [ ] structurée par la religion » (p. 44). Ce choix révèle déjà le dispositif épistémologique soutenu par l’auteur : montrer la constitution de la différenciation des temps de l’intérieur du schème historique traditionnel. Sa méthode étant à l’opposé d’une lecture déterministe de l’histoire, il s’agit de recouvrer « le processus grâce auquel la réflexion se construit, en cernant sa complexité, en sondant éventuellement sa non-linéarité » (p. 47), en l’occurrence, de saisir chez chacun des auteurs associés à l’un des trois schèmes leur rapport à la discontinuité. L’époque s’avère un vecteur de différenciation du temps historique : le temps se présente comme bardé de temporalités distinctes, il n’est plus un flux continu. Cette reconnaissance d’une diversité, diachronique et synchronique, a pour effet de décentrer la perspective historique. Le présent, « norme évidente et naturelle » (p. 34), change de statut épistémique. La différenciation des époques historiques a des implications non négligeables sur le travail de l’historien : il s’agit dès lors d’éviter la projection anachronique de son époque sur les autres, ce qui implique un nécessaire « mode d’articulation » (p. 37) entre celles-ci. Si le régime historique était impossible sans cette constitution différenciatoire de la temporalité, cette dernière ne permet pas pour autant, démontre Piqué, la reconnaissance d’une histoire discontinue. La différence décelée grâce à la notion d’époque peut être remobilisée par le schème traditionnel, c’est-à-dire subsumée sous un principe normatif d’unité destiné à ordonner l’histoire. L’époque est donc marquée au sceau de cette ambiguïté. Piqué recense ainsi chez Bossuet une attention à l’époque et la présence de termes religieux utilisés de manière profane, ce qui a pour effet de l’acheminer vers …