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Fellow Creatures : Our Obligations to the Other Animals est le premier livre de Christine Korsgaard consacré aux problèmes éthiques liés à notre traitement des animaux non humains. Après avoir écrit quelques articles au sujet des récupérations de Kant en éthique animale, Korsgaard propose ici un premier ouvrage d’envergure dans lequel elle expose longuement son propre argument kantien en faveur des droits des animaux ; un ouvrage qui, bien que philosophiquement exigeant, demeure accessible à quiconque s’intéresse aux réflexions de nature morale qui entourent nos relations avec les animaux.
Dans la seconde moitié du xxe siècle, et en particulier depuis la publication de La libération animale de Peter Singer en 1975, des enjeux tels que l’élevage industriel et l’expérimentation animale ont fait l’objet de vives critiques de la part des philosophes oeuvrant au sein de l’éthique animale. Cependant, si Korsgaard affirme, tout comme Singer, que la manière dont nous traitons les animaux relève de « l’atrocité morale », elle rejette l’utilitarisme de Singer, selon lequel nous pouvons juger de la nature morale d’une action par sa tendance à augmenter ou diminuer le plaisir de tous les êtres sensibles concernés. Contre l’utilitarisme, Korsgaard propose un argument de type déontologiste, lequel se développe en trois temps.
Le bien et le mal comme valeurs morales « liées »
Dans la première partie de Fellow Creatures, Korsgaard offre une critique de la position utilitariste, pour qui le plaisir et la douleur sont considérés comme moralement bon ou mauvais de manière absolue, et pas seulement pour l’être sensible qui en fait l’expérience. Pour Singer, le plaisir et la douleur sont pris en considération dans le calcul d’utilité en tant qu’expériences impersonnelles. C’est ce qui amène notamment Peter Singer à affirmer, dans La libération animale, que le fait d’élever et d’abattre sans douleur des animaux non humains, tout en les remplaçant perpétuellement par d’autres dont les expériences sont tout aussi plaisantes, ne pourrait être mal[1]. La somme totale du plaisir ne se trouve pas affectée et, par conséquent, l’action commise ne saurait être qualifiée de répréhensible moralement.
À l’inverse, Korsgaard refuse d’ériger une théorie morale sur la base de valeurs absolues ou impersonnelles. Toute valeur est « liée » (tethered), c’est-à-dire que le plaisir et la douleur sont bons ou mauvais pour l’être sensible qui en fait l’expérience (good-for)[2].
Il en va de même pour la valeur de la vie, qui est toujours « bonne-pour » et valorisée par l’individu auquel cette vie appartient[3]. Malgré les différences cognitives notables entre les êtres humains et le reste du règne animal, on ne saurait déduire de ces spécificités une supériorité ontologique de l’être humain, dont l’existence serait plus importante. Même si la plupart des animaux ne possèdent pas le même sens du futur qu’un être humain et, par conséquent, la même conception de la vie comme un « tout » qui s’échelonne dans le temps, un tel fait ne saurait prouver que les expériences d’un être humain revêtent une plus grande importance que celles d’un autre animal. Comme le note Korsgaard,
Je pense que l’affirmation selon laquelle nous, êtres humains, valorisons notre existence d’une manière qui est différente de celle des autres animaux, est vraie. […] Mais cela n’implique pas que ce qui nous arrive importe plus que ce qui arrive aux autres animaux. En fait, même si l’importance et la valeur sont toujours liées aux individus, et même s’il est logique de dire que nous importons plus pour nous-mêmes que les autres animaux importent pour eux, cela ne veut pas dire que nous importons davantage [objectivement][4] (traduction libre).
Ainsi, pour Korsgaard, la vie est un bien pour tous les animaux qui sont dans un assez bon état physique pour jouir de leur existence. Certes, les êtres humains, avec leur mémoire à long terme et leur sens du futur hautement développé, font preuve d’un degré plus élevé de conscience de soi que le reste du règne animal. Néanmoins, les animaux non humains, qui possèdent également la capacité d’apprendre et de se souvenir, ont ce que Korsgaard appelle « des vies conscientes étendues à travers le temps », qui ne sont pas simplement composées de moments spontanés[5]. Les expériences des animaux modifient leur personnalité et leur point de vue sur le monde, formant ainsi à travers le temps un « soi unifié » (unified self)[6]. Nous pouvons, par exemple, songer à certaines expériences traumatiques (cruauté, privation de nourriture, etc.) qui peuvent venir affecter la personnalité d’un animal. Pour Korsgaard, la plupart des animaux vivent donc des vies bonnes ou mauvaises, et pas seulement des expériences momentanées qui ne seraient pas constitutives d’un soi.
Toutefois, selon l’autrice, une différence majeure entre les êtres humains et le reste du règne animal demeure : la rationalité, que Korsgaard définit à la fois comme la conscience des fondements de nos croyances et de nos actions et comme la capacité d’agir en conformité avec ces fondements[7]. Contrairement aux animaux non humains, dont l’existence serait « instinctive », nous n’agissons pas uniquement sur la base de perceptions présentes. Le raisonnement moral, qui est cette capacité d’examiner les motifs et conséquences de nos actions, constituerait ainsi la base de la responsabilité morale et de la conception normative que nous pouvons avoir de notre propre identité[8].
Simplement, selon Korsgaard, les capacités cognitives élevées des êtres humains ne rendent pas les vies humaines plus précieuses. Bien que les différents êtres sensibles possèdent des aptitudes différentes, la vie est ce qui revêt la valeur la plus élevée (everything of value) pour tout être sensible qui en fait l’expérience en première personne[9].
Les animaux non humains comme fins en soi
Après avoir établi dans la première partie de son ouvrage qu’une chose ne pouvait être bonne ou mauvaise que par rapport aux individus, Christine Korgsaard s’emploie à établir le fondement objectif de nos obligations morales à l’endroit des animaux. Si, à la fin de la première partie de Fellow Creatures, il demeure une confusion quant à la possibilité d’établir une assise objective de la moralité, c’est dans la seconde partie que Korsgaard fait intervenir les écrits de Kant pour lever cette ambiguïté.
Comme le note l’autrice, Kant soutient que la valeur que nous accordons à nos propres fins, en tant qu’êtres rationnels, ne peut être érigée en valeur absolue, c’est-à-dire en fin qui vaille pour tous les êtres rationnels. Chez Kant, la condition de la moralité serait plutôt à trouver dans la capacité à approuver nos actions d’un point de vue extérieur ou universel :
En d’autres termes, une maxime est valable si, et seulement si, vous pouvez vouloir que tous ceux qui se trouvent dans les mêmes circonstances que vous agissent également en étant guidés par elle. Si vous pouvez faire de votre maxime une loi universelle, l’action qu’elle décrit est permise […][10].
C’est pourquoi Kant, dans sa Métaphysique des moeurs, en vient à proposer deux formulations célèbres de l’impératif catégorique, lequel agit comme fondement de la moralité : 1) « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle[11] » ; et 2) « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen[12]. » Autrement dit, nous devons concevoir les êtres rationnels comme des fins en soi, dont les buts seraient bons de manière objective, et pas seulement subjective. Chaque être rationnel devrait donc chercher à atteindre ses objectifs personnels dans le respect des fins d’autrui.
Or, chez Kant, ces deux formulations de l’impératif catégorique ne concernent que les êtres humains, car ces derniers sont les seuls « sujet[s] d’une raison moralement pratique[13] ». À l’inverse, les autres animaux se trouvent écartés de la communauté morale, car non rationnels. Comme le souligne Kant dans ses Leçons d’éthique, nous n’avons que des devoirs « indirects » à leur endroit : nous devons éviter de nous montrer cruels envers les animaux pour éviter que cette violence ne se répande parmi les êtres humains, qui sont les seuls êtres dignes de considération morale[14].
Se montrant critique de Kant, Korsgaard soutient que nous devons considérer les animaux comme des fins en soi. Pour ce faire, l’autrice distingue deux manières dont les individus peuvent participer à la communauté morale : 1) de manière active, et 2) de manière passive. Selon la première acception, un individu est un membre actif de la communauté morale lorsqu’il fait partie du « règne des fins » dont la tâche est de formuler et d’obéir à la loi morale[15]. En contrepartie, les membres passifs sont des individus envers lesquels les êtres rationnels doivent remplir certains devoirs moraux[16].
Contrairement à Kant, Korsgaard affirme que ces deux définitions de la communauté morale ne coïncident pas. En d’autres mots, les êtres humains ne sauraient être les seuls membres, actifs ou passifs, de la communauté morale, et l’autrice s’emploie à défendre l’inclusion des animaux non humains au sein de la communauté morale au sens passif[17]. Les êtres humains peuvent ainsi se doter de lois morales qui concernent également les êtres non rationnels et qui les obligent à traiter les autres animaux comme des fins en soi. Comme le résume Korsgaard, « il n’y a aucune raison de penser que, parce que nous sommes des êtres autonomes et rationnels qui font la présupposition normative que nous sommes des fins en soi, que cette présupposition concerne uniquement les êtres autonomes et rationnels[18] ».
Les conséquences pratiques d’une théorie kantienne en faveur des droits des animaux
Enfin, Korsgaard conclut Fellow Creatures en offrant un bref aperçu des conséquences possibles de sa théorie morale. Dans la troisième partie de son ouvrage, l’autrice propose également plusieurs pistes de solution à certains enjeux moraux récemment débattus en éthique animale. Ici, trois problèmes abordés par Korsgaard retiendront plus particulièrement notre attention : la prédation, la valeur des espèces, et les animaux de compagnie.
Tout d’abord, plusieurs auteurs importants de l’éthique animale soutiennent que les êtres humains devraient éliminer la prédation en portant les espèces prédatrices à l’extinction. Selon Korsgaard, les êtres humains ne se trouvent pas dans l’obligation de prendre la position d’un « Créateur » sur la base que certains animaux seraient plus heureux si leurs prédateurs n’existaient plus[19].
De même, Korsgaard se montre critique de la grande valeur souvent accordée aux espèces. Sur la base des « valeurs liées » (tethered values) précédemment proposées, l’autrice argumente que les espèces ne possèdent pas de soi unifié, ou encore de point de vue sur le monde, et que, par conséquent, la survie des espèces ne revêt aucune valeur morale en elle-même. L’espèce peut uniquement revêtir une valeur pour les individus qui en sont membres, et c’est en ce sens qu’elle indique que « l’extinction d’une espèce importe moralement lorsqu’elle menace la biodiversité et, partant, la santé de l’écosystème dont le bien-être de ses membres découle[20] ».
Finalement, Korsgaard clôt son ouvrage en se penchant sur les enjeux moraux que pose la possession d’animaux de compagnie. Abolitionniste, elle soutient que l’industrie des animaux de compagnie s’avère moralement problématique pour plusieurs raisons (on peut penser, par exemple, aux usines à chiots) et que nous ne devrions pas tuer ou exploiter les animaux pour nos besoins personnels. Toutefois, elle s’oppose à la thèse défendue par certains auteurs, comme Gary Francione, selon laquelle nous devrions cesser de domestiquer les animaux pour amener graduellement ces derniers à l’extinction. À l’inverse, Korsgaard affirme « sans savoir comment argumenter à ce sujet », que les êtres humains ont besoin de la compagnie des animaux. Les animaux, note l’autrice, nous aiment sans juger, et nous délivrent momentanément de la conception normative que nous pouvons avoir de notre propre identité[21].
De plus, pour Korsgaard, entretenir des relations avec les animaux serait constitutif de la conception du bien propre aux êtres humains. La compagnie des animaux, note l’autrice, est « bien-pour nous » (good-for us). Les simples instants de joie partagés avec les animaux — « une friandise […], un rayon de soleil[22] » — nous rappellent l’importance de certaines choses que nous possédons en commun : « la joie pure et la terreur de l’existence consciente[23] ».
Somme toute, Fellow Creatures se révèle une contribution importante à l’éthique animale, et constitue une excellente synthèse de la pensée d’Emmanuel Kant sur nos devoirs à l’endroit des animaux. Malgré sa complexité conceptuelle, l’ouvrage de Christine Korsgaard a le mérite d’être écrit dans un style clair et accessible, en plus d’être appuyé par de nombreux exemples. Il s’agit incontestablement d’un ouvrage majeur qui trouvera aisément sa place dans la bibliothèque de tout lecteur intéressé par la question animale.
Néanmoins, bien que Korsgaard se penche sur l’apport d’auteurs majeurs comme Peter Singer et Emmanuel Kant à l’éthique animale contemporaine, l’absence d’autres chercheurs est patente, notamment en ce qui a trait aux comportements moraux observés au sein du règne animal. On peut notamment reprocher à Korsgaard de ne pas tenir compte des récents travaux en éthologie, par exemple ceux de Bekoff et de Waal, eu égard aux attitudes et sentiments moraux chez les animaux. En concevant les animaux comme des êtres « instinctifs » et en évacuant toute possibilité de reconnaître certains comportements d’entraide, d’empathie et de maîtrise de soi chez les animaux comme moraux ou proto-moraux, Korsgaard se situe dans une conception strictement rationaliste de l’agir moral, qui serait avant tout fondé sur le raisonnement. De même, malgré la justesse de ses critiques à l’endroit de Kant, Korsgaard fait fi de récents développements en éthique animale qui tentent de fonder nos obligations envers les animaux non pas sur le principe d’utilité ou encore l’impératif catégorique kantien, mais davantage sur le care ou sur une plus grande prise en considération de l’autonomie des animaux.
Parties annexes
Notes
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[1]
Peter Singer, La libération animale (traduit de l’anglais par Louise Rousselle), Paris, France, Éditions Payot & Rivages, 2012, p. 401.
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[2]
Christine Korsgaard, Fellow Creatures : Our Obligations to the Other Animals, Oxford, Oxford University Press, 2019, p. 9.
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[3]
Ibid., p. 12.
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[4]
Ibid., p. 14.
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[5]
Ibid., p. 31.
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[6]
Ibid., p. 33.
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[7]
Ibid., p. 48.
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[8]
Ibid.
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[9]
Ibid., p. 14.
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[10]
Ibid., p. 120.
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[11]
Emmanuel Kant, Métaphysique des moeurs. Fondation et introduction, Paris, GF Flammarion, 1994 (1797), IIe section, IV, 421.
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[12]
Ibid., IIe section, IV, 429.
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[13]
Ibid., IIe section, IV, 428.
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[14]
Emmanuel Kant, « Des devoirs envers les animaux et envers les esprits », Leçons d’éthique, 1997 (1775-1780), trad. de Luc Langlois, Paris, Le Livre de poche, p. 392.
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[15]
Christine Korsgaard, op. cit., p. 141.
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[16]
Ibid.
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[17]
Ibid.
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[18]
Ibid., p. 144.
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[19]
. Ibid., p. 173-174.
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[20]
. Ibid., p. 194.
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[21]
Ibid., p. 235.
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[22]
Ibid., p. 236.
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[23]
Ibid.