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Pouvons-nous dialoguer avec les philosophes du passé ? Pouvons-nous leur poser des questions suscitées par nos propres préoccupations philosophiques et obtenir d’eux des réponses intéressantes, même quand ils ne s’étaient pas interrogés eux-mêmes sur ces questions-là ? C’est ce que j’avais fait dans un autre ouvrage il y a plus de vingt-cinq ans, Les mots, les concepts et les choses[2], où je mettais en discussion un franciscain anglais du quatorzième siècle, Guillaume d’Ockham[3], avec des philosophes analytiques récents, Jerry Fodor, Donald Davidson et Nelson Goodman en l’occurrence. Quelques collègues, médiévistes surtout, s’en étaient inquiétés : ne tombe-t-on pas ainsi dans l’anachronisme ? Les penseurs du Moyen Âge travaillaient dans un contexte intellectuel très différent du nôtre, les questions qu’ils se posaient ne sont plus celles d’aujourd’hui, leurs appareils conceptuels ne sont pas les nôtres ; comment peut-on les traiter comme des contemporains, comme des collègues ? La même difficulté, bien entendu, peut être soulevée à propos des Grecs ou des philosophes du dix-septième ou du dix-huitième siècle.
Cela m’a amené à pousser plus loin ma réflexion sur mon propre travail et, de façon générale, sur l’usage philosophique des auteurs du passé. Je l’ai fait en dialogue, notamment, avec le médiéviste français Alain de Libera et nous avons, chacun de son côté, régulièrement écrit sur ces questions de méthodologie depuis les années 1990[4]. Dans son grand livre sur la querelle des universaux, par exemple, de Libera abordait directement l’un des thèmes qui m’intéresse le plus en philosophie, et s’employait à montrer que le problème des universaux chez les Grecs et les médiévaux n’était pas le même problème que celui que discutent aujourd’hui les philosophes analytiques sous la même appellation[5]. De Libera a ainsi mis au point, peu à peu, une méthode qu’il qualifie d’ « archéologique » en référence à Michel Foucault, lequel, comme on le sait, a beaucoup insisté sur les discontinuités et les ruptures dans l’histoire de la pensée.
Cet accent sur la discontinuité rejoint aussi les réflexions du philosophe anglais R. G. Collingwood sur l’histoire de la philosophie[6] ou celles de Thomas Kuhn sur l’histoire des sciences. Collingwood, Kuhn, Foucault, de Libera réagissent à bon escient contre une vision simpliste de l’histoire de la philosophie, des idées ou des sciences, selon laquelle il y aurait un petit nombre de problèmes, toujours les mêmes, à propos desquels différents auteurs auraient pris position à travers les siècles, de telle façon qu’on puisse directement confronter les unes aux autres les idées de Platon, de Guillaume d’Ockham, de Spinoza, ou de Hegel avec celles de Russell, de Husserl ou de Quine. Il s’est ainsi développé depuis un demi-siècle surtout une approche contextualiste en histoire de la philosophie qui tient que les questions mêmes diffèrent d’une époque à l’autre et que l’on ne peut que difficilement arracher une doctrine à son contexte d’émergence pour la transplanter dans un autre.
Mon propre point de départ, cependant, est que la discipline Philosophie, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans les universités, dans les revues spécialisées, dans les congrès ou dans les colloques, entretient avec son histoire un rapport bien spécial. Beaucoup plus que dans les autres disciplines, les philosophes ressentent à tout moment le besoin de discuter leurs lointains prédécesseurs, les Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Descartes, Hume, Kant, Hegel, etc., et de se situer par rapport à eux sur le plan philosophique même. Mon propos dans ce livre est d’élucider les conditions de possibilité d’un tel dialogue avec les philosophes du passé par delà les différences de contexte, de questionnements, de présuppositions et d’appareils conceptuels.
L’ouvrage compte cinq chapitres. Je m’interroge au premier sur les objets auxquels réfèrent les historiens et les historiennes de la philosophie. De quoi parle-t-on quand on fait de l’histoire de la philosophie ? On dit souvent que c’est d’idées, de doctrines, de théories, de pensées… Mais de quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que cela, des doctrines, des idées, des théories ? Ma perspective à ce propos est nominaliste : les objets auxquels renvoient ultimement les historiens de la philosophie — qu’ils ou elles le reconnaissent ou non d’ailleurs — sont des entités singulières spatio-temporellement localisées, des événements d’énonciation en l’occurrence, des actes discursifs concrets par lesquels des êtres humains singuliers ont produit des séquences de mots oraux ou écrits. Cette approche nominaliste — ou singulariste, si l’on préfère — permet de ramener sur terre en quelque sorte le discours de l’historien de la philosophie et de comprendre qu’il ou elle n’a pas affaire, ultimement, à des entités abstraites qui flotteraient dans un espace anhistorique désincarné, mais à des tokens linguistiques, comme disent les philosophes du langage, des occurrences discursives singulières localisées dans l’espace et dans le temps.
Le chapitre II passe en revue les principales opérations auxquelles se livrent, professionnellement, les historiens de la philosophie en rapport avec ces événements discursifs du passé : la lecture au premier chef, le recueil d’informations, l’édition de texte, la traduction. Et surtout, historiens et historiennes de la philosophie produisent fréquemment des textes nouveaux, des commentaires, des analyses ou des mises en contexte. Les travaux de cette dernière catégorie sont rédigés par l’historienne elle-même dans sa propre langue et pour ses propres lecteurs. Il s’y trouve toujours (ou presque) deux types de choses : des récits historiques d’une part, qui replacent les « doctrines » dans une histoire, et des reconstructions doctrinales d’autre part, dans lesquelles l’historienne, si « contextualiste » soit-elle, reformule et réorganise les « idées » qu’elle étudie, en faisant des choix et en effectuant à tout moment des transpositions de vocabulaire et des transferts conceptuels.
Qu’il s’agisse d’édition de texte ou de traduction, de récit historique ou de reconstruction doctrinale, ces opérations sont toujours soumises à deux sortes d’exigences : une contrainte de fidélité à ce qui s’est effectivement passé, à ce que les auteurs originaux ont effectivement dit ou écrit ; et une contrainte de pertinence par rapport au projet de l’historien lui-même. Ces projets, dans les faits, peuvent être extrêmement variables, et chaque projet détermine non seulement le choix du matériel à étudier, mais aussi la façon dont on l’examine et on le traite. Quel que soit le projet, donc, la contrainte de pertinence, prise en ce sens, a priorité sur la contrainte de fidélité : l’exigence de pertinence eu égard à un projet donné détermine le type et le degré de fidélité qui sera approprié dans le travail même de l’historien de la philosophie et dans les textes qu’il produit.
Cela m’amène à aborder de front au chapitre III la question de la continuité en histoire de la philosophie. L’idée ici est que le travail de tout historien de la philosophie présuppose la continuité du monde dans lequel nous vivons. J’insiste en particulier sur ce que j’appelle la continuité sémantique : une condition nécessaire à la pratique de l’histoire de la philosophie est que certaines phrases proférées aujourd’hui soient sémantiquement équivalentes à certaines phrases produites autrefois et qu’il nous soit possible dans de nombreux cas de faire référence aux mêmes objets que les auteurs du passé.
Il faut distinguer en outre entre les questions qu’un philosophe soulève explicitement et les phénomènes dont son entreprise théorique doit rendre compte. Les premières sont des actes de langage, formulés dans une terminologie contextuellement déterminée, mais, étant donné la continuité du monde, les seconds sont des phénomènes transtemporels, indépendants en eux-mêmes des théories. Je suggère qu’il s’agit le plus souvent, en philosophie, de phénomènes d’ordre logico-linguistique tels que la vérité, la prédication, l’évaluation, l’équivocité, la sui-référence, les modalités, l’attribution d’attitudes propositionnelles et ainsi de suite. Non que la philosophie se réduise à l’analyse linguistique. Rien n’empêche que l’élucidation d’une énigme logico-linguistique comme celle de la prédication ne requière de recourir à des considérations largement métaphysiques. Et il y a, bien entendu, d’autres sortes de phénomènes transtemporels, physiques, biologiques, psychologiques, etc., mais ceux-là relèvent en général de théories scientifiques plutôt que philosophiques.
Ce qu’il faut, donc, pour que les textes philosophiques du passé soient pertinents à nos propres discussions, c’est qu’ils puissent être rapportés, ne serait-ce que partiellement, à des phénomènes auxquels la philosophie s’intéresse encore — ou devrait encore s’intéresser —, et que ces écrits anciens puissent être adéquatement expliqués à des lecteurs d’aujourd’hui. Trois conditions pour cela sont requises : 1) l’historienne doit avoir acquis une bonne compréhension des textes qu’elle veut expliquer ; cela veut dire dans la plupart des cas qu’elle doit en avoir étudié le contexte, les sources, la terminologie et ainsi de suite (même si elle n’est pas toujours tenue de fournir toutes ces informations à son propre lecteur) ; 2) elle doit être en mesure de relier les textes qu’elle veut expliquer à ces phénomènes transtemporels, logico-linguistiques surtout, dont la philosophie devrait encore rendre compte ; 3) une reconstruction doctrinale adéquate est exigée dans tous les cas ; à cause justement de ces particularités terminologiques sur lesquelles les discontinuistes attirent l’attention, il ne peut suffire en effet de citer les textes originaux. J’essaie de montrer à la fin du chapitre que l’incommensurabilité au sens de Thomas Kuhn n’est pas un obstacle insurmontable à la satisfaction de ces conditions.
La façon dont l’histoire de la philosophie peut être pertinente pour les discussions d’aujourd’hui apparaît encore mieux à l’examen des deux principales opérations qu’accomplissent habituellement les historiens de la philosophie, la narration historique et la reconstruction doctrinale. C’est à cela que sont consacrés les deux derniers chapitres. Les récits historiques, discutés au chapitre IV, peuvent être de diverses sortes et leur intérêt philosophique varie en conséquence. J’essaie de systématiser cette diversité en identifiant quatre types de récits, que j’étudie séparément. Il y a d’abord les explications contextuelles, qui visent, tout simplement, à une meilleure compréhension des textes philosophiques du passé. Un deuxième type de récit en histoire de la philosophie entend faire voir comment une doctrine donnée s’est développée dans le temps chez un ou plusieurs auteurs, les énigmes qu’elle a suscitées, les discussions qu’elle a provoquées, les modifications qu’elle a subies, les liens qu’elle a eus avec d’autres approches et les raisons de son abandon s’il y a lieu. C’est ce que j’appelle l’histoire doctrinale. Une troisième approche est celle de l’enquête thématique. Le corpus dans ce cas est unifié soit par la référence à des objets communs, soit par le recours au moins partiel à une même terminologie. Les approches généalogiques, enfin, visent à montrer comment nous en sommes venus là où nous sommes aujourd’hui en philosophie. Elles peuvent être menées dans une intention critique, dans l’optique d’une légitimation au contraire, ou seulement pour mieux comprendre ce que font les philosophes d’aujourd’hui. Elles peuvent concerner l’état de la philosophie comme discipline, l’état actuel d’un ensemble particulier de problèmes ou de discussions philosophiques ou la tradition intellectuelle plus générale à laquelle on appartient, avec ses présuppositions, ses tâches, ses risques et ses lacunes. Je discute dans chaque cas la façon de comprendre au juste ce qui se joue dans le travail de l’historien et j’essaie de dégager les exigences propres à chaque approche en même temps que celles qui sont communes aux quatre. Il ressort entre autres qu’elles supposent toutes quelque reconstruction doctrinale, fût-elle minimale. Cela nous amène au dernier chapitre.
Les reconstructions doctrinales, elles aussi, peuvent être de diverses sortes. Tous les historiens de la philosophie, quand ils produisent des textes de leur cru, restructurent les discours anciens auxquels ils se rapportent, mais certains restent plus proches du vocabulaire et des formulations originales tandis que d’autres s’en éloignent davantage pour mieux mettre en évidence l’intérêt philosophique des textes étudiés et les faire participer aux débats actuels. Une des thèses du livre est que cette diversité est légitime et qu’il y a en principe selon les projets plusieurs façons acceptables de présenter les idées du passé. Cela tient à ce que le mode privilégié de la reconstruction doctrinale, quelle qu’en soit la visée, est le discours indirect : Aristote, Ockham, Descartes disaient que…, pensaient que…, soutenaient que…, etc. Une théorie du discours indirect en général se révèle ainsi indispensable à la compréhension de ce qui se passe dans les reconstructions en histoire de la philosophie, et c’est sur cette voie que s’engage le chapitre V en proposant l’esquisse d’une approche nominaliste au discours indirect, basée sur l’idée d’équivalence sémantique. Je montre à partir de là comment se déploie l’éventail des multiples façons admissibles de rapporter le discours d’autrui, et comment fonctionnent en principe l’attribution des thèses et la reconstitution des arguments en histoire de la philosophie. Des conditions fortes s’imposent, en particulier, quand le commentateur veut faire apparaître la portée philosophique des textes qu’il étudie, ainsi qu’on le fait très souvent dans l’enseignement, dans les colloques ou dans les publications : il faut pouvoir faire référence à certaines au moins des réalités auxquelles renvoyaient eux-mêmes les auteurs du passé, il faut pouvoir détacher certaines thèses ou certains arguments de leurs corpus d’émergence et situer par rapport aux préoccupations d’aujourd’hui les positions ainsi circonscrites, quitte à en transposer le vocabulaire dans une large mesure, et en tirer des conséquences que les auteurs originaux n’avaient pas toujours aperçues.
Parties annexes
Notes
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[1]
Claude Panaccio, Récit et reconstruction. Les fondements de la méthode en histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 2019, 230 p.
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[2]
Claude Panaccio, Les mots, les concepts et les choses. La sémantique de Guillaume d’Occam et le nominalisme d’aujourd’hui, Montréal/Paris, Bellarmin/Vrin, 1992.
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[3]
J’ai adopté depuis, avec la majorité des médiévistes francophones d’aujourd’hui, la graphie « Ockham » au lieu d’ « Occam » pour le nom de l’auteur discuté dans ce livre.
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[4]
Voir en particulier : Alain de Libera, « Retour de la philosophie médiévale ? », Le Débat, 72, 1992, p. 155-169 ; « Le relativisme historique : théorie des “complexes questions-réponses” et “traçabilité” », Les Études philosophiques, 1999, p. 479-494 ; « Archéologie et reconstruction. Sur la méthode en histoire de la philosophie médiévale », dans K. O. Apel et al., Un siècle de philosophie 1900-2000, Paris, Gallimard, 2000, p. 552-587 ; ainsi que l’ouvrage L’archéologie philosophique, Paris, Vrin, 2016 : et Claude Panaccio, « De la reconstruction en histoire de la philosophie », dans G. Boss (dir.), La philosophie et son histoire, Zurich, Éditions du Grand Midi, 1994, p. 173-195 ; « Philosophie analytique et histoire de la philosophie », dans P. Engel (dir.), Précis de philosophie analytique, Paris, P.U.F., 2000, p. 325-344 ; « Grasping the Philosophical Relevance of Past Philosophies », dans J. Pelletier et M. Roques (dir.), The Language of Thought in Late Medieval Philosophy, Dordrecht, Springer, 2017, p. 439-451.
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[5]
Alain de Libera, La querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Éditions du Seuil, 1996.
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[6]
Voir en particulier R. G. Collingwood, Toute histoire est histoire d’une pensée. Autobiographie d’un philosophe archéologue, trad. fr. par G. LeGaufey, Paris, Epel, 2010.