Étude critique

Penser une ontologie politique noire : race, racisme et violence d’État. À propos de La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race de Norman Ajari[Notice]

  • Pauline Vermeren

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  • Pauline Vermeren
    Université Paris 8 Saint-Denis
    Université Paris 7 Diderot

Dans La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, Norman Ajari propose un travail conséquent que tout philosophe qui s’intéresse aux études coloniales et postcoloniales aujourd’hui aurait voulu pouvoir lire au cours de ses années de formation. Il livre en partage une épreuve de la pensée que nombre de chercheurs et chercheuses sont contraints de produire en permanence face à la lecture des philosophes occidentaux classiques, modernes et contemporains. Cet exercice concerne la fabrication du lien entre des concepts (qui se disent universels mais qui paradoxalement ne tiennent pas compte d’une partie de l’humanité) et une histoire dont la centralité n’est pas toujours assez reconnue : celle de la traite, de l’esclavage, de la colonisation, de la ségrégation, de la discrimination et du racisme. La prise en considération de cette « historicité profonde » témoigne d’une histoire politique de la race et spécifiquement d’une condition noire, en faisant état de ce que le pouvoir fait au savoir. Et donc de ce que le pouvoir fait à la transmission du récit de l’humanité. Avec cet ouvrage, Norman Ajari s’inscrit dans un projet de décolonisation de la philosophie, comme l’ont initié certains philosophes africains, anglo-saxons et latino-américains au xxe siècle, et plus récemment une partie minoritaire des philosophes français et francophones. Il participe d’une nouvelle approche qui apporte une autre lecture de l’histoire de la philosophie dans laquelle « la philosophie a parfois produit ses propres déraillements », « en excluant le reste du monde de l’histoire de la raison », selon Nadia Yala Kisukidi. Ou encore, comme le dit Lewis Gordon, une histoire dans laquelle « la raison occidentale trouvait moyen de devenir déraisonnable quand les Noirs entraient en scène ». Pour Nadia Yala Kisukidi, « décoloniser la philosophie », c’est la possibilité de faire « éclater les hiérarchies du savoir qui placent l’Europe au centre et décrètent l’inconsistance historique, culturelle et scientifique du reste du monde ». Un projet qui invite « à redessiner les cartographies de la vie intellectuelle à l’échelle globale ». L’enjeu est donc de taille, mais le résultat inévitable puisque l’humanité est commune. Norman Ajari plonge le lecteur dans une recherche déconstructive et engagée du sens théorique et pragmatique de la race et du racisme. Il invite à une lecture critique non seulement de la tradition philosophique européenne, mais aussi du regard que la philosophie porte sur ses propres objets de recherche. En réinterrogeant des grands concepts philosophiques, tels que la dignité, il se situe dans une lignée de penseurs qui se ressaisissent de l’objet philosophique à partir des conditions d’existence marginalisées et déniées, en l’occurrence des Noirs, pourtant centrales dans la construction du savoir. Si cette théorie doit être « dure et acérée », c’est parce qu’elle est avant tout le fruit d’une expérience vécue comme indigne : celle de la condition noire. En écho au mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, à l’antiracisme politique décolonial radical en France et à la situation mondiale des exilés du Sud vers le Nord global, Norman Ajari, sous l’égide constante de Frantz Fanon, témoigne avec force et témérité de l’urgence de repenser les conditions de l’indignité. Ce n’est plus la désuète « question noire », selon sa formule, dont il faut parler, mais plus justement d’une critique épistémologique des discours théoriques sur le racisme, les Noirs et la situation postcoloniale. Si sa critique porte sur la violence de l’État et l’inégalité internationale structurelle qui cause la déshumanisation et la mort réelle et sociale des Noirs, Norman Ajari prend une certaine distance avec les interminables précautions des chercheurs et des activistes qu’il considère être …

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