Comptes rendus

Céline Spector, Éloges de l’injustice. Philosophie face à la déraison, Paris, Seuil, 2016, 240 pages[Notice]

  • Ludmilla Lorrain

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  • Ludmilla Lorrain
    Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne

« Avions-nous oublié le mal ? » : cette question — reprise du titre de l’ouvrage de Jean-Pierre Dupuy — est au coeur du livre de Céline Spector, Éloges de l’injustice, la philosophie face à la déraison. Ainsi, si le livre de Jean-Pierre Dupuy, paru en septembre 2002, interrogeait l’incapacité de la philosophie politique contemporaine à comprendre les attentats du 11 septembre 2001, l’ouvrage de C. Spector s’ouvre — et se clôt — sur la difficulté du discours philosophique à produire une analyse convaincante des attentats qui, particulièrement depuis 2015, ont touché la France. On pourrait croire de la sorte que l’ouvrage répond à l’urgence de l’événement — avec les risques que comporte cette forme d’écriture. Mais il n’en est rien. En effet, le constat d’un échec du discours philosophique à l’endroit du terrorisme ne donne lieu qu’à une analyse très brève de ces événements — qui n’est pas, selon nous, la partie la plus importante de l’ouvrage. En vérité, ce constat engage un travail d’histoire de la philosophie qui entend comprendre ce qu’a perdu la pensée politique contemporaine, qui la rend incapable de saisir le réel qu’elle se propose pourtant d’éclairer. Ainsi le véritable objet du livre est-il l’étude des éloges de l’injustice qu’ont produit les philosophes eux-mêmes. C. Spector se propose ainsi de suivre ces « personnages conceptuels » qui, comme le soulignait Deleuze et Guattari — auxquels elle emprunte l’expression —, ne sont pas des « personnification[s] abstraite[s] », mais des « êtres fictifs figurés en chair en os ». L’ouvrage s’organise donc autour de ces figures, les cinq premiers chapitres étudiant leurs incarnations dans la pensée classique — les sophistes Calliclès et Thrasymaque de Platon au chapitre I, le « foole » de Hobbes au second chapitre, le « raisonneur violent » de Diderot au chapitre III, « l’homme indépendant » de Rousseau, et le « fripon intelligent » de Hume au chapitre IV ; enfin, le libertin de Sade au chapitre V. Le dernier chapitre, quant à lui, s’attache à montrer, fort des analyses des chapitres précédents, la manière dont la philosophie politique contemporaine de tradition anglo-saxonne — telle qu’elle s’est développée dans le sillage de Rawls et de sa Théorie de la justice — a « tourné le dos à l’histoire », oubliant du même coup la figure de l’Insensé. Or cet oubli est dramatique, car l’Insensé pose une difficulté de taille à l’entreprise philosophique : comment convaincre celui qui sacrifie la raison au désir égoïste de la supériorité du juste ? Deux projets se croisent donc dans cet ouvrage. Le premier, qui s’occupe essentiellement d’histoire de la philosophie, explique son parcours : une galerie des figures de l’injustice, de Platon à Sade. Le second, plus souterrain, mais aussi plus polémique, lui donne son but — et probablement son énergie : expliquer la cécité du discours philosophique dominant. Ces deux projets sont solidaires : comprendre l’échec de la philosophie politique contemporaine implique de saisir ce que les anciens savaient que nous aurions perdu. La philosophie politique a-t-elle donc oublié le mal ? C’est ce que lui reproche C. Spector. Comme le souligne le chapitre VI, si celle-ci convoque bien une figure de l’injuste, c’est sous une forme profondément transformée, celle du « resquilleur ». Figure médiocre du profiteur, le resquilleur est celui qui veut bénéficier des biens produits par l’action collective sans fournir sa part à l’effort commun. Or, si le free rider n’est qu’un « égoïste borné qui n’entend pas se soumettre aux termes de la coopération s’il n’y voit pas son avantage immédiat », il est toujours possible …

Parties annexes