Disputatio

Réalisme, esprit réaliste, antiréalisme[Notice]

  • Mathieu Marion

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  • Mathieu Marion
    Département de philosophie, Université du Québec à Montréal

Dans L’adresse du réel, Jocelyn Benoist poursuit sa réflexion sur la phénoménologie, amorcée dans Les limites de l’intentionnalité et continuée entre autres dans Éléments de philosophie réaliste et Concepts, réflexion dont un des thèmes centraux est le « problème du réalisme ». On pourrait même parler de l’élaboration d’une « phénoménologie réaliste », en se gardant bien de comprendre cette expression dans le sens où l’entendait, par exemple, Roman Ingarden, et ce pour des raisons que j’aimerais tirer au clair dans ce bref commentaire. Cette tâche est quelque peu compliquée par le fait que Jocelyn Benoist développe ses idées en critiquant du même souffle des conceptions rivales ; je pense entre autres à sa critique de John McDowell dans Concepts ou encore, ici même, à sa critique du « nouveau réalisme » promu par Markus Anders et Maurizio Ferraris. Mon intention n’est cependant pas de juger la pertinence de ses critiques. Benoist jongle dans les premières pages de L’adresse du réel avec des thèmes chers à ces derniers, tels que celui d’un « retour de la métaphysique » ou encore le grand récit d’une « philosophie européenne » renaissant à la faveur de la disparition des philosophies « analytique » et « continentale », qui laisserait littéralement entrevoir une « clôture de ce qui aura été la parenthèse kantienne dans l’histoire de la philosophie ». Ce récit impliquerait donc la disparition de la philosophie « analytique » — du moins en tant que Kampfbegriff dans le contexte français —, mais cela n’empêche nullement Jocelyn Benoist de faire un usage essentiel de travaux de philosophes réputés « analytiques ». En grossissant le trait, on pourrait justement décrire son projet comme une tentative de repenser la phénoménologie en accord avec le « contextualisme » de Charles Travis en philosophie du langage. Ce qui passe à la trappe, pour ainsi dire, dans cette présumée « clôture de la parenthèse kantienne », ce serait plutôt les approches rivales, que sont les sémantiques représentationnelles ou cognitives, tandis que « l’antiréalisme » basé sur la sémantique des preuves est évacué comme n’étant qu’une mauvaise solution de rechange à ces dernières. Selon moi, c’est aller trop vite, et c’est sur ce terrain que je voudrais engager la discussion. Mon intention n’est pas de défendre les sémantiques représentationnelles ou cognitives, mais de montrer que la position que développe Benoist dans son livre est plus proche de l’antiréalisme qu’il ne veut bien l’admettre. Selon la définition courante en philosophie analytique, être « réaliste » à propos d’un domaine quelconque ou, dans une version plus « linguistique », une classe de phrases comme, par exemple, celles portant sur le passé ou sur ce que Benoist appelle au chapitre V les « impossibilia », revient à soutenir conjointement deux thèses, soit : a) qu’il existe des faits ou entités spécifiques à ce domaine, et b) que leur existence soit objective et indépendante de notre esprit. Benoist souscrit pleinement à ces deux thèses. Ces deux passages suffisent à démontrer le soutien de Benoist à la thèse (a), si par « transcendance » on reconnaît l’existence de faits ou entités spécifiques : Par ailleurs, Benoist reprend à son compte dans ce même passage le concept « d’objectivité » mis de l’avant par Frege, avec son exemple bien connu de la superficie de la mer du Nord, au § 26 de Fondements de l’arithmétique ; il soutient donc aussi la thèse (b). Pourtant, Benoist qualifie la tradition de la sémantique référentielle, appelée ici « période sémantique », d’antiréaliste : Cette caractérisation de la sémantique référentielle me semble fautive, la référence n’impliquant dans …

Parties annexes