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I.

À l’occasion de la décade Les fins de l’homme tenue en sa présence à Cerisy-la-Salle en 1980, Jacques Derrida a prononcé une conférence sur le thème « D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie[1] ». Cette conférence, dont Derrida a voulu quelques années plus tard qu’elle paraisse tirée à part sous un titre éponyme[2], pose de singuliers problèmes à l’interprétation tant les fils multiples qu’elle tisse semblent s’enchevêtrer en un motif énigmatique. Alors qu’il est tour à tour ou simultanément question de l’histoire de la philosophie et de sa mort potentielle, du ton et de la voix, de l’apocalypse et de l’apocalyptique, de Kant et des mystagogues, des limites de la démystification et du projet de l’Aufklärung, ainsi que, de façon plus souterraine, des critiques et des accusations reçues[3], il semble difficile d’isoler un fil conducteur permettant de cheminer dans D’un ton apocalyptique… sans s’y perdre et ultimement d’en proposer une interprétation d’ensemble cohérente.

On peut dire que cette superposition des thèmes avait été annoncée par Glas et qu’elle a, depuis, largement marqué l’oeuvre derridienne, que l’on pense par exemple à La carte postale, à Parages ou encore à Donner le temps. À l’époque de D’un ton apocalyptique… néanmoins, le motif de cette complication n’était peut-être pas encore apparu dans toute sa nécessité, comme en témoigne le fait que les critiques opposées à Derrida semblent le plus souvent lui reprocher un égarement loin des réquisits de la philosophie et son enfoncement dans des effets de « style » ou de « ton » qui ne lui conviennent pas, et desquels on entend la protéger. On ne peut pourtant pas reprocher à Derrida de ne pas maîtriser les codes philosophiques[4] ; ses premiers travaux, et notamment son Introduction à L’origine de la géométrie de Husserl[5] (pour laquelle il recevra le prix d’épistémologie Jean-Cavaillès), témoignent bien d’une volonté d’interroger la philosophie depuis un lieu interne à l’institution[6]. S’il a eu un éloignement des codes philosophiques dominants marqués entre autres par une certaine unité de style et de contenu, ce n’est donc pas à son insu et comme malgré lui. Or, par son caractère synthétique, D’un ton apocalyptique… est peut-être un des ouvrages qui permet d’accéder avec le plus de facilité au sens et à la nécessité de cette modification de la pratique d’écriture chez Derrida.

Afin de ménager cet accès, nous proposons d’appliquer au texte de Derrida l’approche que lui-même prescrivait dans De la grammatologie : « Il faut commencer quelque part où nous sommes et la pensée de la trace, […] nous a déjà enseigné qu’il était impossible de justifier absolument un point de départ[7]. » Cette absence de justification en dernière instance ne signifie toutefois pas que le point de départ retenu ne peut pas générer du sens ou illuminer le texte dont nous tentons de rendre compte. Aussi le caractère apparemment latéral et marginal du motif que nous isolerons n’empêche-t-il pas qu’il puisse servir de fil conducteur pour mettre en évidence la cohérence textuelle de D’un ton apocalyptique… Le motif en question intervient dès l’entrée en matière de Derrida, tout juste après un prologue sur la nature aléthéique de l’apocalypse. Il est question de l’idéal de la philosophie dans son rapport avec la tonalité. Il dit la fin et la finalité, le but et l’idéal de toute la philosophie :

Le rêve ou l’idéal du discours philosophique, de l’allocution philosophique et de l’écrit qui est censé la représenter, n’est-ce pas de rendre la différence tonale inaudible, et avec elle tout un désir, un affect ou une scène qui travaillent le concept en contrebande ? La neutralité ou du moins la sérénité imperturbable qui doit accompagner le rapport au vrai et à l’universel, le discours philosophique doit les garantir aussi par ce qu’on appelle la neutralité du ton[8].

Le rapprochement entre « l’idéal du discours philosophique » et une certaine compulsion à réduire le ton a de quoi surprendre. La proposition est à tout le moins déconcertante. Elle apparaît confirmer les critiques récurrentes qui ont pu être adressées à Derrida, parfois critiqué pour sa propension à concevoir l’histoire de la philosophie de façon synoptique et continuiste. Certains[9] ont voulu voir un manque de rigueur philosophique ou un désir de provocation dans cette pratique, à première vue hâtive et réductrice, où Derrida prétend être en mesure de dire la fin ou le fin mot de l’histoire de la philosophie[10].

Les détracteurs de Derrida ne manqueront donc pas de noter avec sarcasme qu’au moment même où il prétend mettre en question le recours à ce ton apocalyptique récurrent dans l’histoire de la philosophie — chacun annonçant successivement la mort de la métaphysique dogmatique et la rénovation d’une authentique philosophie — Derrida sombre dans le même schème du dépassement ou de la fin de la philosophie. En effet, celui qui annonce la fin est aussi celui qui se dit en mesure de lever le voile sur la philosophie[11], d’en dire la finalité, de la résumer et de la récapituler en un seul mouvement englobant. Le passage cité plus haut semble résolument gouverné par un tel projet récapitulatif. Dans cette optique, le discours derridien sur l’apocalypse serait aussi un discours de l’apocalypse, dans la plus pure tradition métaphysique qu’il entendait contester.

C’est précisément cette lecture qu’il faut compliquer. Cela ne sera possible qu’à expliciter patiemment l’affirmation litigieuse dont nous avons fait notre pierre de touche. La conception qui s’y exprime n’est pas aussi frivole qu’on pourrait le penser, et elle n’est plus simplement apocalyptique au sens dégagé plus haut. Nous voudrions montrer que l’idée principale de D’un ton apocalyptique… peut être résumée au fait que le ton est proprement irréductible, que cela complique la tâche démystificatrice de la philosophie et exclut l’idéal d’univocité sur lequel elle s’était constituée. La lecture derridienne du ton et de l’apocalypse, du ton comme apocalypse, est appelée par tout un travail de lecture de la tradition philosophique, et notamment de ses moments « forts ». Au nombre de ces figures fortes on peut incontestablement compter Hegel[12] et Husserl. Les discours de ces derniers sur le ton tracent un parcours qui nous ramènera à Kant et à D’un ton apocalyptique… en l’éclairant d’une lumière nouvelle.

II.

Pourquoi faire intervenir ici Hegel ? N’est-il pas absurde de convoquer à notre secours un auteur qui est de toute évidence absent de D’un ton apocalyptique… ? L’interprétation du texte pourra-t-elle éviter de s’en trouver viciée ? En quoi Hegel peut-il aider à mieux comprendre le texte en question ?

D’abord en ce que la philosophie hégélienne s’offre dans la prétention avouée d’achever la philosophie, d’en dire elle aussi la fin. Le système et l’Encyclopédie n’ont d’autre ambition que de fournir les moyens d’une telle élévation vers le savoir absolu[13]. Ensuite, parce qu’il apparaît — et nous tenterons de le démontrer dans la présente section — que ce que Hegel exprime à propos du ton ou de l’accent en philosophie est profondément solidaire de l’idéal philosophique que Derrida tente de résumer dans D’un ton apocalyptique… Cette connexion n’a à notre connaissance jamais été notée.

La proposition derridienne serait la suivante : la réduction du ton est le but de la philosophie. Il ne faut pas entendre cette proposition comme l’énoncé d’un idéal que la philosophie se serait fixé parmi d’autres. Il s’agit plutôt de l’idéal de la philosophie, de ce qui constitue la philosophie comme philosophie et qui est, au sens fort du terme, l’idée même de philosophie. Le propos hégélien sur le ton donne à voir cette ambition philosophique par excellence qui consisterait, selon Derrida, à réduire la différence tonale.

Il faut au préalable noter deux choses : d’abord, que le ton se meut dans le domaine du langage en général et au sens large[14] ; c’est au sein du langage que nous sommes susceptibles de le rencontrer. Par là se trouve indiqué un champ d’investigation possible. Ensuite, que ce champ d’investigation a déjà été labouré par Derrida, ce dernier ayant écrit un texte sur ce qu’il a appelé « la sémiologie hégélienne[15] ». Déjà, dans ce texte, Derrida passait sans insister trop lourdement sur la question du ton dans la philosophie de Hegel[16].

Quel est le lieu de cette « sémiologie » ? Le troisième tome de l’Encyclopédie, la Philosophie de l’esprit, développe un passage substantiel sur la théorie du signe. Derrida semble avoir été attiré par ce texte dans l’écriture de « Le puits et la pyramide » en raison d’un motif largement inattendu qu’il cite et que nous reproduisons ici. Hegel y déplore le fait que « [h]abituellement, le signe et le langage sont glissés quelque part, comme appendice, dans la psychologie et dans la logique, sans qu’on ait songé à leur nécessité et leur connexion dans le système de l’activité de l’intelligence[17] ». Il s’agit là d’un motif original dans la mesure où la philosophie a longtemps eu coutume de voir le langage comme un auxiliaire, un accessoire ou un instrument de la pensée[18]. Dans son geste, Hegel reconnaît pourtant que le signe et le langage ont un rôle privilégié à jouer dans le système de l’intelligence, comme si l’esprit avait, à un certain moment bien déterminé de son processus d’élévation vers le savoir absolu, besoin du signe et du langage[19].

Malgré cette nouveauté et cette originalité, il faut néanmoins attirer l’attention sur le caractère capricieux et ambigu de Hegel sur le sujet. Ce qu’il avait concédé d’une main — le rôle important du langage dans l’architectonique du système de l’esprit —, il va rapidement le reprendre de l’autre pour sauver sa philosophie d’un danger. Ce danger réside dans le fait que les langues ne sont pas nées toutes égales, certaines sont plus développées que d’autres et ainsi plus à même de remplir le rôle « privilégié » qui leur a été assigné. Il ne s’agit certes pas d’une coïncidence que cette ligne de partage (langues développées / langues imparfaites) se divise assez précisément entre les langues occidentales et non occidentales, mais nous aurions tort de croire que cet élément ne présente que l’intérêt historique de nous renseigner sur l’européocentrisme régnant de cette époque. Il y va aussi d’une certaine image de soi de la philosophie et de l’idéal qui la guide comme telle. Cette différenciation quant aux langues fait surgir le ton dans l’analyse hégélienne, là où on ne l’attendait pas :

L’imperfection de la langue parlée chinoise est bien connue ; une foule de ses paroles ont plusieurs significations tout à fait diverses […], de sorte que, dans le parler, la différence n’est rendue perceptible que par l’accentuation, l’intensité, le parler à voix basse ou le crier. […] La perfection consiste [au contraire dans le] “parler sans accent” qui est réclamé à bon droit, en Europe, pour un parler cultivé[20].

Il faut insister sur le fait que c’est en tant que langue tonale que la langue chinoise est reléguée au rang des langues imparfaites et inaptes à jouer leur rôle philosophique privilégié. Qu’est-ce qui la caractérise ? Comme pour toute langue tonale, le fait que la prononciation des syllabes soit dépendante d’une hauteur de ton pour communiquer un sens plutôt qu’un autre. Plusieurs sens peuvent ainsi cohabiter au sein d’un même mot.

Le ton est un scandale pour la philosophie hégélienne, mais aussi et plus largement pour la tradition philosophique en général, parce qu’il brouille ou remet en question le rapport univoque que la pensée entretient — ou devrait pouvoir entretenir — avec ses signes. Le langage idéal est, pour Hegel, un langage dans lequel la pensée est en mesure de circuler dans ses signes sans déformation ou sans altération[21]. Il doit pouvoir en être ainsi puisque le langage, après tout, est la création de l’esprit. Il serait donc absurde qu’il ne puisse pas contrôler ses productions.

Or le ton semble être ce qui précisément rend difficile un tel contrôle sur le sens du langage que nous mettons en jeu, car dans les langues tonales chaque mot peut avoir plusieurs significations, et ce sera la hauteur du ton sur telle syllabe qui déterminera le sens à donner au mot. En ce sens, l’objectivité et l’universalité des langues qui utilisent la différence tonale dans leur processus de signification sont grandement diminuées ou susceptibles d’être suspectées. C’est pour cette raison d’ailleurs que le langage le plus « intelligent » est pour Hegel « notre » langue alphabétique : en elle, chaque mot a une seule signification. Le sens est donc clair, précis, certain ; en bref, univoque. Cette univocité est précisément l’idéal philosophique que Derrida tente de décrire grâce au thème de la réduction du ton dans D’un ton apocalyptique… Pour la philosophie, il s’agirait de pouvoir garantir sa possession pleine et entière d’un langage fiable, dans lequel la pensée est là, disponible, et que l’on peut suivre facilement dans une seule direction. Si la langue alphabétique est l’autoroute du sens, les langues tonales, de leur côté, sont autant de carrefours où le mot est à chaque fois susceptible de nous entraîner dans plus d’une direction et ainsi de nous égarer.

Ce thème derridien d’un idéal de la philosophie n’est pas propre à D’un ton apocalyptique… On le retrouve dans plusieurs textes largement antérieurs dont La mythologie blanche, paru pour la première fois en 1971. Dans ce texte plus qu’ailleurs peut-être, Derrida résume ce thème de façon exemplaire et sans appel : « L’univocité est l’essence, ou mieux, le telos du langage. Cet idéal aristotélicien, aucune philosophie, en tant que telle, n’y a jamais renoncé. Il est la philosophie[22]. » C’est en ce sens que la réduction du ton qui a cours dans la philosophie hégélienne n’est pas que l’expression d’un ethnocentrisme dédaigneux. Elle est aussi dictée par un idéal d’univocité dans lequel la philosophie, comme science philosophique, a toujours voulu reconnaître sa possibilité et sa fin dernière.

Une autre grande voix philosophique et interlocuteur privilégié de Derrida en fournit l’exemple probant. Dans un ouvrage charnière, Husserl définissait en effet la « science rigoureuse » que devait être la philosophie à partir d’un motif d’univocité analogue. La rigueur de la philosophie doit se reconnaître au caractère transparent de ses productions scientifiques ou conceptuelles : « « La profondeur est un symptôme du chaos que la véritable science doit ordonner en un cosmos, en un ordre simple, complètement clair et déployé. La vraie science, aussi loin qu’atteigne sa doctrine réelle, ignore toute profondeur[23]. » Pour Husserl, une telle profondeur témoignerait de l’incapacité de la philosophie d’accéder à la chose même dans une proximité réelle. Or les connaissances acquises par un tel contact direct ne sauraient être fécondes si la pérennité de leur transmission n’était pas être absolument garantie.

On peut penser que le ton aurait tombé sous le thème de cette passivité que, dans L’origine de la géométrie, Husserl rend responsable du « dévoiement du langage » mettant en crise la philosophie de son époque. Outre la finitude, l’autre ressource de cette passivité est en effet l’équivocité. « On prévient ce danger, dit Husserl, […] quand on est soucieux de l’univocité de l’expression linguistique, et de s’assurer de produits exprimables de façon univoque, grâce à une frappe très attentive des mots…[24]. » Derrida avait d’ailleurs relevé dans son commentaire sur L’origine de la géométrie cette insistance husserlienne sur l’univocité de l’expression[25].

La proposition derridienne sur le ton n’est donc pas aussi arbitraire qu’on aurait pu le penser au départ. Le dédain du ton ne représente finalement qu’une variation sur le thème de l’univocité. C’est en ce sens — et en ce sens seulement — que la proposition de Derrida peut prétendre à la généralité et dire quelque chose de l’histoire de la philosophie comme telle. À vrai dire, c’est la récurrence non accidentelle ou non aléatoire d’un motif — celui de l’univocité —, décliné et sous diverses formes qui ne semblent pas a priori reliées entre elles, que prétend identifier Derrida. La philosophie ne se laisserait donc pas séparer de cette requête de l’univocité — on peut certes s’opposer à cette lecture tranchée, mais il faut minimalement concéder que la quête philosophique de la vérité ne s’est que très rarement exercée vers l’équivocité : qui parle veut être compris. Platon, Leibniz, Hegel, Husserl — et bientôt, on le verra, Kant — y auraient en tout cas souscrit. Sans doute peut-on résumer le propos de D’un ton apocalyptique… comme la radicalisation de la problématique de l’univocité philosophique amorcée avec Marges — en vérité avec tous les premiers écrits de Derrida, et en particulier avec De la grammatologie autour de l’impossibilité du « signifié transcendantal ».

III.

Ce thème d’un idéal philosophique d’univocité — et de la philosophie comme discours univoque, interminable passage de la philosophie en logique et comme -logie[26] — fournit l’occasion d’approcher de manière renouvelée D’un ton apocalyptique… quant à son rapport à Kant. Ce dernier est littéralement au coeur du texte, en ce que le titre de la conférence de Derrida est calqué sur le titre de tel ouvrage kantien intitulé D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie[27]. Dans ce court opuscule, Kant s’attaquait sans le nommer à la philosophie de F. H. Jacobi. En fait, il s’agit de dénoncer toute une conception de la philosophie, celle qui la fait porteuse d’un secret ineffable ou d’une vérité révélée que le philosophe n’a ni à communiquer ni à défendre. Pour Kant, une telle philosophie du pressentiment est inséparable d’une posture ou d’un ton grand seigneur, c’est-à-dire du ton de celui qui entend n’avoir de compte à rendre à personne[28]. Mais Kant est également au coeur de l’ouvrage en un sens thématique puisque les questions de l’apocalypse, de la possibilité ou de l’impossibilité du dévoilement de la fin ou du sens dernier, de la possibilité ou des limites de la démystification — projet de l’Aufklärung — sont les questions lancinantes de ce texte.

Ce qui intéresse Derrida n’est pas tout à fait cette nouvelle occurrence du ton en philosophie, car — il le note lui-même — Kant n’en a pas contre le ton en général, ni contre ce ton particulier qui est celui « grand seigneur », mais bien contre l’usage illicite du ton, c’est-à-dire contre le ton de ceux qui utilisent un ton qui ne leur appartient pas[29]. Kant distingue en effet deux usages du ton grand seigneur. D’abord, celui de l’aristocrate qui y a droit en raison de son rang ; cet usage peut être regrettable chez les nobles qui s’essaient à la philosophie, mais doit néanmoins leur être pardonné parce qu’ils ont consentis à « s’abaisser » au niveau de l’égalité civile[30]. Ensuite, l’usage, autrement plus scandaleux, du ton des philosophes qui jouent aux grands seigneurs et qui, le faisant, violent la collégialité que requiert leur condition, se haussent au-dessus de la mêlée et soustraient leurs idées au jugement et à la critique de la communauté des savants[31]. Le philosophe grand seigneur est celui qui se croit dispensé d’exhiber sa preuve philosophique. Cette veine de la philosophie est pour Kant « la mort de toute philosophie » parce qu’elle court-circuite le procès de la vérité et substitue la génialité mystique au dur travail d’appropriation du concept[32]. En vérité, introduire le ton grand seigneur en philosophie et faire du sentiment mystique le fondement de la connaissance revient à se passer de philosophie[33]. Cela introduit en effet l’idée dangereuse que l’on peut faire de la philosophie simplement en prêtant « l’oreille à l’oracle au-dedans de soi-même…[34] » Il y a là la prémisse d’une « philosophie populaire » bon marché qui aurait sans doute répugné à Kant.

On peut à ce point-ci constater un écart entre Hegel et Kant. Chez le premier, le ton était apocalyptique en lui-même et initiait la déchéance de la philosophie ou, à tout le moins, de l’esprit, en l’éloignant de la vérité de ses signes linguistiques. Ce qui intéresse Derrida dans D’un ton apocalyptique…, c’est de montrer qu’il n’y a rien de tel chez Kant ou plutôt que, chez lui, les choses se compliquent de façon révélatrice. Pour Kant, en effet, ce n’est pas le ton qui est « la mort de la philosophie » ou le début de la fin de la philosophie, mais plutôt la possibilité qu’il puisse être usurpé[35]. Ce motif ne peut manquer d’intéresser Derrida, et il reconnaît la nuance de la position kantienne tout juste après avoir affirmé que la réduction du ton était l’idéal de la philosophie. Kant est exemplaire parce que son texte est ouvertement ambigu sur la question du ton, ce qui rompt avec les discours tranchés de Hegel et Husserl. Cela ne signifie pas que sa position serait moins problématique, mais plutôt que la problématicité du ton est plus rigoureusement assumée par Kant parce qu’il ne tente pas simplement de le réduire ou de le nier.

Pourquoi Kant s’inquiète-t-il de la possibilité d’usurper le ton d’un autre ? Parce que le fait que le ton puisse être usurpé signifie l’ouverture toujours possible — et peut-être irrémédiable — de la mystification, thème dont nous avons déjà indiqué l’importance en ce qui concerne D’un ton apocalyptique[36] La mystification ne doit pas désigner l’absence de savoir ou l’absence de sens d’une chose, mais, plus grave encore pour Kant, la possibilité que le non-vrai se glisse sous l’apparence du vrai, qu’il se fasse passer pour la vérité, tout comme ceux qui prennent le ton grand seigneur se font passer de manière intolérable pour ce qu’ils ne sont pas et ce qu’ils n’ont pas, c’est-à-dire un rang supérieur et une connaissance du mystère. Kant indique que le pressentiment « apocalyptique » du suprasensible ne représente en fait qu’une forme élaborée de mystification. Sa force et sa faiblesse réside dans la circularité de son schéma : parce qu’il est en contact avec l’ineffable, il peut se dispenser de preuves philosophiques rigoureuses ; parce qu’il n’a pas de preuves de ce contact, il doit recourir au ton grand seigneur de celui qui n’a pas à fournir ses preuves et à « s’abaisser » au labeur philosophique traditionnel censé les produire.

En toute rigueur, le penchant mystificateur de la philosophie du sentiment ne réside pas dans sa prétention à l’ineffable. Que certains veuillent se dire en possession du mystère n’intéresse à vrai dire pas Kant. Cela commence cependant à être l’affaire de la philosophie lorsque les mystagogues prétendent au vrai et à la vérité révélée, lorsqu’ils font de cette révélation le domaine et la « méthode » de toute philosophie. Cette prétention est inadmissible du point de vue de Kant parce qu’elle met en crise l’institution philosophique tout entière organisée autour de la possibilité de la critique[37].

L’éventualité de cette mystification, Derrida la dirait redoutable, car à défaut d’être en mesure de pouvoir neutraliser le ton (comme chez Hegel et Husserl), et à défaut d’être en mesure de le policer (comme le tente maintenant Kant), la philosophie n’est plus en mesure de contrôler qui parle en toute certitude, et hors de tout doute raisonnable[38] ; est-ce le philosophe authentique ou le mystagogue grand seigneur ? Et que reste-t-il de la philosophie si l’on ne peut plus distinguer la vérité de la mystification ?

Pour préciser le sens de cette oscillation des instances énonciatives, on peut mettre en parallèle l’idéal d’univocité qui a émergé plus haut avec une distinction kantienne que Derrida mobilise dans D’un ton apocalyptique… entre la voix de la raison et la voix de l’oracle[39]. La voix de la raison, on s’en doute, est la voie laborieuse de la philosophie ; nous réservons son analyse pour des raisons qui apparaîtront plus tard. Intéressons-nous plutôt à la voix de l’oracle. Kant introduit cette voix à titre de métaphore pour illustrer la « méthode » philosophique des partisans de l’intuition intellectuelle. En jouant sur le thème de l’apocalypse, Derrida ne fait que substituer une métaphore différente pour traduire la métaphore oraculaire[40]. Le ton apocalyptique, comme le ton du mystagogue grand seigneur, prétend à la révélation intuitive (philosophus per inspirationem) et prétend se dispenser de dévoiler cette vérité révélée aux non-initiés (philosophus per initiationem). Or ce qui distingue cette voix oraculaire de la voix de la raison est précisément une différence quant à leur voie vers la connaissance : la voix ou la voie de l’oracle est celle d’une connaissance donnée immédiatement ; le philosophe de l’intuition intellectuelle n’a pas à se frayer un chemin vers la vérité, elle lui est donnée toute faite « dans une gratuite apothéose[41] ».

Étrangement, alors que Kant s’approche de la fin de son texte, la voix de l’oracle n’est pas tout à fait discréditée, et ne doit pas l’être. De même que le ton grand seigneur n’était pas en lui-même condamnable, la voix de l’oracle n’est pas présente que chez le mystagogue. On la retrouve aussi chez le philosophe authentique. Celui-ci est parfois tenté d’accréditer la validité de ce mode de connaissance parce qu’il confond la virtuosité et l’aisance avec lesquelles il manie sa méthode rigoureuse avec l’immédiateté de l’intuition intellectuelle[42]. Ensuite, et de manière plus profonde, parce que le pressentiment de l’Idée et le chuchotement de la voix de l’oracle en soi est une étape nécessaire pour la philosophie, mais elle n’est toutefois pas finale. La formalisation de la connaissance doit s’édifier sur la base de l’intuition et, en ce sens, la surdité à la voix de l’oracle représenterait aussi la mort de la philosophie — un entendement sans sensibilité ne pouvant se dire de l’homme.

Il y aurait donc toujours un moment apocalyptique dans la philosophie, moment affolant que la voix de la raison se doit d’apaiser. Elle le fait par la méthode, « ce pressentiment d’une loi, sitôt qu’un traitement méthodique en a fait une connaissance claire, est l’affaire propre de la philosophie, sans laquelle cette sentence de la raison serait la voix d’un oracle, qui se prête à toutes sortes d’interprétations[43] ». La philosophie doit ainsi en quelque sorte faire muer la voix de l’oracle et son ton délirant en voix claire et distincte de la raison, c’est-à-dire en moduler le ton. Ici encore, c’est l’univocité et l’intelligibilité de la connaissance ainsi que la possibilité de sa transmission et celle de son évaluation qui sont en jeu : est raisonnable et philosophique ce qui est clair et univoque. En ce sens, la voix de la raison ne saurait être associée à aucun ton parce que celui-ci, nous l’avons vu avec Hegel, génère immanquablement de l’équivocité. Une telle équivocité serait en contradiction avec la forme universelle des lois de la raison pratique. Ces lois ne peuvent et ne doivent pas être ouvertes « à toutes sortes d’interprétations ».

Pour Derrida, D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie révèle un certain inconfort de la pensée kantienne ; elle ne peut ni réduire complètement le ton — apocalyptique ou grand seigneur — et la voix de l’oracle bien qu’elle le devrait, ni leur laisser libre cours. Kant est bien obligé de concilier l’idéal d’univocité sans lequel, en droit, il n’y aurait pas de philosophie (sens, vérité, présence auprès de la chose même, etc.) avec la pratique philosophique qui le force, dans les faits, à composer avec tout ce que son idéal proscrivait, qu’il s’agisse du ton, de l’intuition ou de l’apocalypse. Cela pose un problème difficile, car, à proprement parler, quand sait-on que la voix éraillée de l’oracle s’est finalement muée en voix de la raison ? Quand peut-on dire hors de tout doute que la clarté de la révélation s’est transformée en lumière du concept ? Et comment le faire valoir sans recourir à un ton, c’est-à-dire sans marquer la différence ?

Peut-être faut-il alors dire qu’il n’y a pas seulement qu’un moment apocalyptique dans la philosophie, mais qu’elle est de part en part apocalypse, puisque « [d]ès lors qu’on ne sait plus qui parle ou qui écrit, le texte devient apocalyptique[44] ». Cette confusion des voix est la source intarissable de la mystification. Il y aurait ainsi deux plans. Le plan idéal, où la philosophie rêve d’un langage atone et se rêve comme langage atone, c’est-à-dire comme langage dans lequel le sens vrai est immédiatement disponible et totalement transparent à lui-même. De l’autre, le plan « réel » ou « pragmatique », où la vérité (philosophique) apparaît peut-être comme un jeu policé et comme un certain effet de ton ; d’un ton passé maître dans l’art de dissimuler sa propre tonalité.

S’il n’y a pas de fin ni de limite à l’apocalypse, pas de langage dans lequel le ton se trouverait absolument réduit au silence, cela signifie du même souffle qu’il ne peut y avoir de fin à la démystification[45]. D’abord, parce que le sens (final, dernier, apocalyptique) se réserve, est toujours déjà intoné ; le ton dit cette situation langagière babélienne où prolifère l’interprétation dans l’écart ouvert entre l’annonce d’une Révélation et son avènement durablement différé. Le ton n’a pas d’autre fonction que de suppléer cette différance. Ensuite, et de façon paradoxale, parce qu’en tant qu’hommes nous n’avons qu’un pied dans l’apocalypse. Nous entrevoyons la possibilité de la Révélation du pensable et ne pouvons atteindre qu’une connaissance pratique loin en-deçà de ses promesses ; nous visons haut et atteignons bas. Et la confusion entre ces deux niveaux n’est jamais loin, le ton grand seigneur par exemple avait précisément comme fonction de les enchevêtrer. La possibilité permanente d’une telle confusion — volontaire ou non — ouvre pleinement la dimension de la mystification.

Quel espace reste-t-il à ce qu’on a appelé, peut-être improprement, la déconstruction, coincée entre ces deux plans ? Et quel espace reste-t-il pour qu’on y reconnaisse la nécessité de son geste ? Ce geste, nous avons tenté de l’indiquer à distance, se ménage un espace au sein même du texte philosophique et se produit comme sa marge. Il a pu apparaître comme un ton et un style indigne de la philosophie ; c’est peut-être qu’habituée à réduire le ton, elle n’a pas su entendre et porter attention à ce qui lui disait que toute écriture et tout langage — fussent-ils philosophiques — sont ouverts au ton et à l’apocalypse. Peut-être faut-il alors prendre au pied de la lettre la déclaration de Derrida disant : « Si j’avais à risquer, Dieu m’en garde, une seule définition de la déconstruction, brève, elliptique, économique comme un mot d’ordre, je dirais sans phrase : “plus d’une langue[46]. » Ce « mot d’ordre » ne dirait finalement pas autre chose que « plus d’un ton » ; que, si discours apocalyptique il doit y avoir, il n’est peut-être pas irrécupérable pour le discours critique, même s’il représente aussi l’ouverture et le risque de la mystification. Si le discours apocalyptique en philosophie peut être réactionnaire et conservateur, s’il indique par là le caractère interminable du projet de l’Aufklärung, il peut aussi « par son ton même, par le mélange des voix, des genres et des codes, en détraquant les destinations, démonter le contrat ou le concordat dominant[47] ».

Il n’est en ce sens pas question pour la déconstruction de renier sa dimension apocalyptique, autre façon de dire qu’il n’y a pas d’au-delà possible à la clôture de la métaphysique, et qu’en raison de l’irréductible appartenance de tout discours à cette histoire, « tout langage sur l’apocalypse est aussi apocalyptique et ne peut s’exclure de son objet[48] ». Il faut donc risquer l’épithète et faire résonner tant bien que mal le ton qui supplée l’apocalypse. De Hegel à Kant en passant par Husserl, c’est la fécondité de ce risque qui aurait été négligée ; nécessité d’un beau risque auquel Derrida aura tenté de nous éveiller dans D’un ton apocalyptique