Dans cette réponse aux questions et objections adressées à L’inquiétude de la pensée, je ne pourrai rendre entièrement justice à toutes les remarques qui m’ont été faites. Je tenterai néanmoins d’en ressaisir les principaux enjeux et problèmes, m’autorisant à les faire se recouper quand ils me sembleront se rejoindre sur le fond. J’espère de cette façon clarifier, voire enrichir, le propos général de mon livre, que Sylvain Camilleri, Guillaume Fagniez, Claudia Serban, Christian Sommer, Isabelle Thomas-Fogiel et Laurent Villevieille m’ont fait l’honneur et l’amitié de lire et de commenter avec toute la finesse et la générosité qui les caractérisent. Avant d’y venir, je tiens toutefois à rappeler ce dont il retourne de la décision herméneutique qui a guidé ma lecture des cours du jeune Heidegger, et ce, dans la mesure où cette décision est relevée diversement par Sylvain Camilleri, Guillaume Fagniez, Christian Sommer et Isabelle Thomas-Fogiel — Sommer pour s’y opposer, Camilleri pour me reprocher de ne pas l’avoir assumée assez radicalement, Fagniez et Thomas-Fogiel pour en sonder les limites. C’est dans un article publié en 2001 que j’ai, pour la première fois, explicité ma façon d’interpréter le corpus proto-heideggerien des années 1919-1923, avant de réitérer mon propos dans l’introduction au Jeune Heidegger en 2011, et enfin dans L’inquiétude de la pensée en 2014. En l’essence, il s’agissait à chaque fois d’affirmer la nécessité, pour comprendre l’enjeu philosophique des premiers cours de Heidegger à Fribourg, de les considérer comme un corpus autonome doté d’un intérêt philosophique propre au regard d’Être et Temps, le maître-ouvrage de 1927. En d’autres termes, je proposais d’interpréter ces cours sans les renvoyer systématiquement et prioritairement à leur fonction génétique par rapport à l’Analytique existentiale d’Être et Temps, et sans considérer que leur valeur philosophique dépendait du seul fait de contenir en germe cette dernière. Que pareille fonction génétique, germinale ou matricielle appartienne par ailleurs à ce corpus, cela va de soi — c’est même une telle évidence qu’il ne s’est jamais agi de la mettre en doute dans l’ouvrage, contrairement à ce que Christian Sommer semble présumer, au point d’en faire le point d’appui de sa critique. Au contraire, c’est précisément parce que le « réflexe généalogique » renvoyant systématiquement l’herméneutique de la facticité à l’Analytique existentiale occultait, à force d’évidence, toute autre voie interprétative que s’est imposée à mes yeux sa suspension méthodologique. Cette épochè, pour reprendre le terme utilisé avec justesse par Sylvain Camilleri, me semblait être la condition pour ne serait-ce qu’accéder aux questions et problèmes spécifiques que l’herméneutique de la vie facticielle affronte. Encore une fois, il ne s’agissait pas en cela de nier toute continuité entre ces deux périodes de la pensée heideggérienne, ni de réfuter que l’herméneutique de la facticité soit la matrice de l’Analytique existentiale, mais plutôt de considérer les motifs et motivations de la première sans les rabattre à l’avance sur les motifs et motivations de la seconde. Être et Temps est certes, pour une bonne part, et même pour une part essentielle, issu du chantier philosophique des années 1919-1923, mais cela ne signifie pas que ce dernier s’y retrouve intégralement — à moins de suggérer que Heidegger aurait simplement fait du « sur place » de 1919 à 1927 et que, de la vie à l’être, il n’y aurait qu’une simple substitution terminologique, ce que l’Inquiétude de la pensée a tenté de réfuter. C’est donc en « refermant » le corpus de 1919-1923 sur lui-même, et en suivant pas à pas l’évolution de la conceptualité, des problèmes et des interlocuteurs de Heidegger durant cette période, que j’ai pu en montrer …
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Sophie-Jan Arrien
Faculté de philosophie, Université Laval