De 1919 à 1923, à Fribourg-en-Brisgau, Martin Heidegger commence une fulgurante carrière d’enseignant qui le fait connaître à travers l’Allemagne, avant même qu’il n’ait publié Être et Temps (1927). Hannah Arendt écrit ainsi à propos de son maître au début des années vingt : C’est à l’interprétation de ces cours de jeunesse, où déjà s’annonce la pensée heideggérienne dans ce qui fera sa force et son originalité décisives (et sans doute aussi sa faiblesse), que L’inquiétude de la pensée est consacré. Mon parti pris interprétatif, pour dire les choses brutalement, a été de considérer ces travaux de jeunesse comme un tout autonome par rapport à Être et Temps : je les ai lus comme une entreprise philosophique dotée d’une valeur propre dont l’intérêt ne dépend pas, ou du moins pas nécessairement ni exclusivement, de l’éclairage qu’ils apportent rétrospectivement à l’oeuvre maîtresse de Heidegger. Il m’a en effet semblé qu’une interprétation strictement génétique, considérant les cours de 1919-1923 comme des exercices préparatoires à l’analytique existentiale d’Être et Temps, ratait l’essentiel des analyses du jeune Heidegger dont le coeur n’est pas encore la question de l’« être » mais bien plutôt celle de la « vie ». La perspective choisie avait donc pour but de dégager et de replacer dans leur contexte d’émergence historique et conceptuel les intuitions les plus fortes du jeune Heidegger, y compris celles et peut-être même surtout celles qui ne trouvent pas ou peu d’écho dans son ontologie fondamentale à venir, telle que cette dernière s’élabore dans ses cours de Marbourg entre 1924 et 1926, avant de trouver sa forme canonique en 1927. En cela, mon objectif n’a jamais été de contredire, mais plutôt d’élargir la perspective génétique. Le projet philosophique qui s’esquisse entre 1919 et 1923, sous les auspices d’une herméneutique phénoménologique de la vie facticielle, m’est en effet apparu irréductible à une proto-ontologie, même « fondamentale ». En atteste parmi d’autres ce passage « Ontologie — le mot même révèle déjà que le problème décisif [de la philosophie] n’est pas aperçu : histoire et vie ». Ou encore celui-ci : « La philosophie peut surgir de chaque point de la vie et de là prendre son élan avec la méthode du comprendre originaire. Elle n’a besoin d’aucun “fil conducteur transcendantal”, d’aucune “ontologie”. » La vie et non l’être, tel est le motif initial de la pensée du jeune Heidegger. Mais pourquoi cette question de la « vie » et en quel sens doit-on l’entendre ? En quoi doit-elle avoir priorité, dans une perspective philosophique, sur toute autre question, y compris la question de l’être ? Et en quoi la démarche du jeune Heidegger se distingue-t-elle du courant des philosophies de la vie qui s’est développé avant lui ? Car il faut bien souligner qu’il n’y a rien de très original dans ce choix de la vie comme concept directeur. Comme le rappelle H. Schnädelbach, et comme en témoignent les pensées de Dilthey, Bergson, Simmel, Scheler, Klages, Spengler, et aussi, avant eux, celles de Darwin, Nietzsche ou Schopenhauer, la question de la vie constitue au tournant du vingtième siècle un paradigme culturel dominant et un enjeu philosophique incontournable en Allemagne. Quel sont donc, en ce qui concerne Heidegger, l’originalité, l’enjeu et la fécondité de sa réflexion sur la vie ? Dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, Heidegger se détourne des néokantiens et de Rickert et abandonne le champ de ses premières études sur la question de la validité des jugements et des significations, c’est-à-dire sur des problèmes d’ordre essentiellement logique et épistémologique reposant sur une opposition initiale entre le sens et l’être. …
Précis de L’Inquiétude de la pensée[Notice]
…plus d’informations
Sophie-Jan Arrien
Faculté de philosophie, Université Laval