Comptes rendus

Philip Knee, L’expérience de la perte autour du moment 1800, Oxford, Voltaire Foundation, 2014, 304 pages[Notice]

  • Frédéric Brahami

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  • Frédéric Brahami
    EHESS

Ce livre est porté par une ambition beaucoup plus vaste que celle annoncée par le titre. Car l’auteur ne cherche à y restituer « l’expérience de la perte » au début du xixe siècle que pour comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Il en vient au moment 1800 comme à ce point précis où la crise moderne du temps, devenue consciente d’elle-même par la Révolution française, trouve ses premières expressions philosophiques, politiques et littéraires ; mais l’exploration de ce moment, qui constitue l’essentiel du corps de l’ouvrage, est gouvernée par la volonté de mettre au jour le rapport que nous, aujourd’hui, entretenons au temps. Philip Knee ne se demande pas simplement quelle conception les modernes se font du temps, il interroge la façon dont ils sont intérieurement structurés par un rapport au temps paradoxalement ébranlé du fait même qu’il est parvenu à la pleine conscience de soi. Pour comprendre la teneur du propos, il faut partir de la thèse génératrice de l’auteur, que je crois pouvoir énoncer ainsi : la modernité s’est constituée comme telle en dénaturalisant la tradition, c’est-à-dire en désubstantialisant le passé. La condition de possibilité de l’autonomie est la mise à distance critique de la tradition, la prise de conscience que le passé n’est pas donné comme une autorité qui s’impose du dehors (que ce dehors soit fabriqué comme Nature, Coutume ou Divinité), mais reçu comme un héritage qu’on accueille et qu’on s’approprie. Aussi est-ce au fil conducteur de la catégorie d’héritage que Philip Knee retrace le destin de la modernité. Trois temps scandent son récit : la première modernité, qui attaque la tradition ; la modernité postrévolutionnaire, qui en médite la perte ; la modernité tardive, enfin, qui a oublié jusqu’au sens de la perte, et qui risque ainsi de voir s’effondrer l’autonomie revendiquée. Avant la Révolution française, la modernité se construit comme une conversation entretenue avec un passé qu’elle maintient vivant tout en le critiquant. Knee le montre à travers quatre figures éminentes qui lui permettent de styliser cet âge héroïque de l’autonomie. Ainsi Montaigne pratique-t-il un « va-et-vient », ou un dialogue incessant avec les traditions anciennes qu’il s’approprie tout en les altérant ; Descartes, grand penseur de l’arrachement, restitue les conditions culturelles nécessaires à cet arrachement même ; Pascal désarticule la tradition pour la sauver en distinguant les ordres et en découvrant le monde du coeur ; Rousseau enfin pousse si loin la critique de la société qu’il en vient à comprendre la nécessité du Législateur, dont l’art secret produit une nouvelle tradition vivifiant les moeurs républicaines. Ces grands maîtres de la critique nous ont appris que ce qui se donnait comme substantiel est historiquement construit, que ce que nous avions la candeur de croire naturel est en réalité coutumier. Grâce à eux, nous ne pouvons plus nous rapporter aux choses du passé comme à des données qui nous seraient imposées de l’extérieur et fourniraient les cadres intangibles de notre vie. Nous nous pensons comme héritiers et savons que l’héritage n’est pas reçu passivement. Dans ce premier moment où l’autonomie est pensée, où la conscience se lève, elle s’affirme encore dans son opposition à l’autorité maintenue. C’est le temps de l’innocence, ou plus exactement de « l’ambiguïté » (p. 67), parce que la critique s’y effectue à l’ombre d’une autorité si solidement instituée qu’elle semble encore indestructible. Montaigne, Descartes, Pascal, Rousseau : autant de figures dont une histoire des idées un peu hâtive fait des « précurseurs » de l’âge critique, et dont la lecture explicitement rétrospective de Knee nous montre en quoi, aussi, ils ne le sont …