Disputatio

Décoloniser le féminisme. Ignorance épistémique, solidarité et réparation[Notice]

  • Naïma Hamrouni

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Depuis quelques décennies maintenant, il n’est plus admis de parler de LA femme en pensée féministe. LA femme. Comme s’il y avait quelque chose de tel qu’un modèle-type Femme, un standard normatif, une Universelle. Une source unique de l’oppression, une seule stratégie de libération qui vaille. Bien sûr, nous parlons désormais DES femmes. Aussi veut-on marquer par là la diversité des positionnalités, l’intersectionnalité des oppressions, l’hétérogénéité du « groupe Femmes ». Passons donc de « La femme » à « Les femmes » : une transition sémantique exigeante, qui promettait un changement de paradigme ambitieux. Une transition sémantique de façade, qui a en bonne partie englouti « toutes les femmes » dans La femme, tout en prétendant le contraire, mots à l’appui. Le féminisme est toujours colonial. « Ledit féminisme, écrit Mestiri, n’a pas vocation à émanciper les femmes, toutes les femmes, mais […] il cherche à leur imposer un certain mode d’être de manière foncièrement hégémonique et arbitraire, au motif que la liberté doit se concevoir ainsi et pas autrement » (Mestiri, 2017, p. 103). Cependant, dans Décoloniser le féminisme, Mestiri ne se limite pas à reformuler la critique classiquement adressée au féminisme hégémonique occidental blanc — du type de celles déjà formulées à l’encontre des approches de Susan Moller Okin ou de Martha Nussbaum. La penseuse s’attache aussi, et de manière fine, à souligner le caractère contre-productif des réponses forgées au sein d’un féminisme se voulant « à contre-courant », « non libéral », « postcolonial » (Mestiri, 2017, p. 104). Passant au crible le féminisme laïque de la sociologue marocaine Fatima Mernissi qui « oscille entre dénonciation de l’orientalisme et tentation iconisante qui peut la faire renouer avec des travers typiquement orientalistes » (chap. II p. 40), le féminisme multiculturaliste de la philosophe américaine d’origine coréenne Sarah Song (Épilogue), jusqu’au féminisme musulman tel qu’il se déploie dans le contexte occidental pour offrir une relecture féministe du Coran (chap. III), la philosophe politique d’origine tunisienne montre que ces féminismes « postcoloniaux », qu’elle qualifie sans détour de « théories-pansement », n’apportent finalement que des correctifs superficiels à l’oppression subie par les femmes des peuples (toujours) colonisés. Ces variantes du féminisme échouent, malgré leurs honnêtes efforts, à renverser les rapports de domination Nord-Sud Ouest-Est, et à représenter une solution de rechange véritablement émancipatrice pour (toutes) les femmes. Dans le cadre de cette disputatio, j’aimerais me pencher sur ce que je considère être la proposition au coeur de l’ouvrage de Soumaya Mestiri, soit cette invitation à penser un féminisme transversal, un féminisme de la frontière. Plus précisément, je me pencherai sur le rôle que donne l’auteure à l’éthique du care pour mener à bien le projet de décoloniser le féminisme, de revigorer l’empowerment véritable des femmes des Suds, et de refonder une solidarité entre les femmes du monde qui ne pècherait plus par excès de maternalisme. Comment le féminisme est-il colonial ? Un des cas les plus convaincants traités par Mestiri est celui des stratégies d’empowerment des femmes pauvres des Suds par les ONG les plus puissantes, qui les prennent sous leur aile pour « les émanciper » et, comme le veut l’expression, leur « apprendre à pêcher ». Le verdict de Mestiri est ici sans appel : Et encore : Des phrases qui ont cette superbe de vous lancer un pavé dans la mare de la bonne conscience, il y en a à chaque page de ce livre court mais dense. C’est au chapitre V que la penseuse démonte les approches Gender and Development (GAD), qui se présentaient …

Parties annexes