Disputatio

Commentaire sur Décoloniser le féminisme de Soumaya Mestiri[Notice]

  • Diane Lamoureux

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Dans cet ouvrage, Soumaya Mestiri propose de décoloniser le féminisme, en adoptant la perspective d’un féminisme de la frontière s’inspirant des femmes chicanas et des théories de la colonialité du pouvoir, et en ancrant ses réflexions dans les réalités tunisiennes de l’après 2011. Le projet est ambitieux et, dans cet ouvrage, somme toute assez court, elle nous livre une esquisse d’un programme intellectuel de longue haleine, abordant des enjeux assez diversifiés. Pour les fins du présent exercice, je me prêterai à une réflexion en trois temps : d’abord, je discuterai de la perspective générale qui nous est proposée tant dans le prologue que dans l’épilogue ; ensuite, je me pencherai sur la critique qu’elle propose de l’empowerment (chapitre V) ; finalement, je discuterai du care (chapitre VI) comme réponse aux limites de l’empowerment. Il me semble utile de préciser le point de vue d’où je parle. Mon entrée dans le féminisme s’est faite sur le plan militant, dans les années 1970, à Montréal. Ensuite, j’ai fait une carrière universitaire de professeure au Département de science politique de l’Université Laval, principalement dans le domaine de la philosophie politique, tout en gardant le féminisme comme point d’ancrage. Mes travaux portent principalement sur le féminisme québécois, mais également sur les théories féministes. Au cours des dernières années, je me suis intéressée plus sérieusement au féminisme noir étasunien et aux théories décoloniales, tout en n’étant pas une spécialiste de ces domaines. L’idée d’un féminisme de la frontière a beaucoup été portée par des féministes chicanas qui avaient l’impression d’être situées entre deux mondes et qui ne voulaient renoncer à aucun de ces deux mondes, la renonciation impliquant une amputation d’une part d’elles-mêmes. Un tel féminisme constitue une remise en cause salutaire d’une partie de la tradition féministe occidentale qui, principalement dans sa variante libérale, postulait un universalisme qui reconduisait l’hégémonie occidentale sur la planète. Rompre avec ce faux universalisme oblige, comme nous y convie justement Mestiri, à repenser les conditions de la solidarité féministe afin que le projet féministe contribue à combattre l’ensemble des dominations. Contrairement à un imaginaire dominant de la frontière qui en fait une clôture, Mestiri privilégie, à la suite de Lugones mais aussi de penseurs décoloniaux comme Mignolo, ou occidentaux comme Balibar, de penser la frontière comme un point de contact, une position instable, transversale et poreuse. Ainsi, l’auteure privilégie la borne plutôt que la limite. Dans cette perspective, il est possible de conceptualiser de manière nouvelle les rapports entre la marge et le centre. À partir du moment où l’on perçoit le centre comme le résultat d’une position hégémonique, la solution n’est évidemment pas de faire de la marge un nouveau centre puisque, ce faisant, nous ne ferions que déplacer les termes de la domination sans toucher à la domination elle-même. Il s’agit plutôt de procéder à un décentrement général, de faire en sorte que le centre puisse rester vide afin de mettre en évidence et d’entreprendre de corriger les injustices épistémiques et sociales. Cela permet également de concevoir les marges dans leur diversité. Reprenant à son compte l’analogie de Dussel entre le « je pense donc je suis » et « je conquiers donc je suis », Mestiri soutient que ce « sont les deux faces d’une même stratégie épistémique qui dissimule et soustrait le sujet particulier, local, indigène, au profit du sujet universel, blanc, impérialiste de l’énonciation » (p. 16). Ce qui pose problème dans l’universel, c’est justement cette volonté de ramener à du « un », ce qui se présente toujours spontanément sous la forme du multiple. Pour déstabiliser …