Disputatio

Le « féminisme de la frontière » entre djihad érotique et politique du care[Notice]

  • Agnès Berthelot-Raffard

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  • Agnès Berthelot-Raffard
    Professeure-adjointe, Institut d’études féministes et de genre, Université d’Ottawa
    abraffard@gmail.com

Empruntant à différents champs de la philosophie politique et des études féministes, l’ouvrage de Soumaya Mestiri, Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle (2016) examine les conditions d’un « féminisme de la frontière ». Affirmant la reconnaissance des différences fondamentales entre les femmes, l’autrice récuse un féminisme libéral occidental qui, tout en étant construit sur les rejets du caractère andocentrique des valeurs de liberté et d’égalité, reproduit l’hégémonie qu’il prétend contester. Construit sur la continuité d’une colonialité du pouvoir, il occulte l’apport des philosophies du Moyen-Âge et de la Renaissance, et n’inclut pas les luttes anticoloniales des féministes « indigènes » et chicanas dans la construction du féminisme contemporain. Contre de tels biais, Mestiri propose sa révision afin de donner une voix à celles que l’on pense différentes. Le « féminisme de la frontière » serait plus à même de provoquer la rencontre tant attendue entre l’« Occident » et l’« Orient », sans toutefois enclaver ni provincialiser. Il ne nierait pas les limites et les fractures entre la périphérie et le centre, la province et la métropole. Il s’agirait, en ce sens, d’un féminisme produit par des théoriciennes et militantes conscientes des fractures et des rapports douloureux entre la marge et le centre. Plus que tout autre, il se préoccuperait de déconstruire la matrice du pouvoir. Davantage que le féminisme libéral, il serait en mesure de donner voix au chapitre à celles qui sont à la marge, sans chercher ni à les insérer au centre ni à les ramener de force à la périphérie. Ouvert à l’altérité qu’elles proposent par leurs points de vue, il leur permettrait enfin d’assumer leur héritage en rendant possible l’entremêlement de leurs voix avec celles émanant du canon dominant. Le « féminisme de la frontière » briserait ainsi la posture allant du savoir au pouvoir en proposant un déplacement épistémologique. Ce féminisme véritablement décolonial récuserait en particulier les injustices épistémiques qui participent à la perpétuation d’un pouvoir hégémonique. Il ne pourrait être obtenu qu’au prix de cette rupture. En effet, la colonialité du genre empêche la réciprocité entre les femmes et nuit à leur fédération. Elle contribue à annihiler le point de vue de celles qui, par leurs particularismes, ne peuvent prétendre à l’universalité du « sujet féminin ». Elle est donc l’expression d’une colonialité du pouvoir qui est aussi profondément épistémique. Après un retour sur la démarche de Mestiri, deux principales critiques seront formulées sur : 1) les modalités et les résultats de la décolonisation de Shéhérazade ; et 2) les soubassements de la notion de « care au service de l’empowerment ». Pour l’autrice, Décoloniser le féminisme relève d’une triple démarche. L’approche s’inscrit d’abord dans le constat des limites du féminisme majoritaire en raison de la colonialité du genre qui est une imposition plutôt qu’une émancipation. Ensuite, elle vise à déconstruire les stéréotypes sur les femmes musulmanes. Enfin, elle examine de façon méta-cognitive la décolonisation d’objets/sujets qui semblent déjà passés au crible de cette approche. L’ouvrage cherche notamment à repenser le récit colonial dans lequel la femme arabe est fantasmée, déshumanisée, hyper-sexualisée, asservie au mâle « barbare » puis nécessairement libérée et ré-asservie par un prétendu « sauveur blanc ». Il questionne également la notion d’empowerment des femmes de la périphérie. Tout droit sorties des instances mettant en oeuvre les plans d’ajustements structurels dans les zones les plus pauvres du globe, les composantes de l’empowerment relèvent selon Mestiri d’une colonialité du pouvoir qui assoit la fragmentation des femmes selon leur classe sociale, leur localité dans l’espace-monde, leurs capacités réflexives, leur « race » et leur …