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La communauté philosophique québécoise est en deuil. Le philosophe français Ruwen Ogien, directeur de recherche au CNRS, est décédé des suites d’un cancer le 4 mai 2017. Ruwen Ogien fut une figure importante du dialogue philosophique entre la France et le Québec. Membre du Centre de recherche en éthique, il a été invité à de nombreuses reprises au Québec, notamment grâce aux soins de notre collègue Christine Tappolet, qui a beaucoup travaillé avec lui. On doit d’ailleurs à cette riche collaboration un livre à quatre mains, Les concepts de l‘éthique. Faut-il être conséquentialiste ? (Hermann, 2009). D’une générosité exceptionnelle, Ruwen Ogien fut aussi l’interlocuteur privilégié de plusieurs d’entre nous.
Formé d’abord en sociologie puis en philosophie, avec Jacques Bouveresse, Ruwen Ogien préconisait la clarté conceptuelle et l’explicitation des arguments, d’où une oeuvre importante dont l’une des qualités évidentes est le souci de la pédagogie. Auteur prolifique — plus d’une vingtaine d’ouvrages ! — il n’avait rien du graphomane qui se flatte l’égo par l’écriture. Sa préoccupation première était au contraire la justesse et la précision de son message. Ce qui explique certainement le succès, à la fois critique et public, de plusieurs de ses livres. Pour n’en nommer que quelques-uns, parmi les plus connus : Penser la pornographie (PUF, 2003), L’éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes (Gallimard, 2007), L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset, 2011), L’État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique (Gallimard 2013), Philosopher ou faire l’amour (Grasset, 2014).
Défenseur d’une thèse qui traverse à des degrés divers toute son oeuvre, l’éthique minimale, Ruwen Ogien s’est beaucoup intéressé à la manière dont les conceptions fortes de la vie bonne avaient pour effet de polariser les débats sociaux et de créer des phénomènes de ce qu’il appelait La panique morale (Grasset, 2004). À l’inverse de cette logique inflationniste, Ogien entendait montrer l’importance d’une grande prudence devant toutes les volontés d’interventionnisme, ceux de la société ou de l’État, dans la vie et les choix des individus. Qu’il s’agisse de la prostitution, de la pornographie, du débat sur l’euthanasie ou celui sur les mères porteuses, sur les questions identitaires ou de laïcité, Ruwen Ogien s’opposait à ceux et celles qui prétendaient voir dans leur conception morale l’alpha et l’omega d’une vie décente. Opposé à l’idée kantienne de devoirs à l’égard de nous-mêmes, Ogien défendait plutôt la thèse selon laquelle nous n’avons d’obligations qu’à l’égard des autres, celles-ci se résumant au principe de non-nuisance. Nous n’aurions donc pas à chercher le bonheur des autres mais à lutter contre toutes les formes de domination et de préjudices qu’ils ou elles peuvent subir. En ce sens, la pensée de Ruwen Ogien cadre mal dans l’épithète « libertarienne » qui lui est souvent accolée, comme en témoigne son livre La guerre aux pauvres commence à l’école (Grasset, 2012) où il montrait comment les discours grandiloquents sur les valeurs républicaines masquaient une démission de cette même république devant sa mission sociale.
Son travail en éthique pratique s’ancrait toujours chez lui dans une réflexion de philosophie morale plus fondamentale. Influencé par la philosophie anglo-américaine, dite analytique, dont il adopte l’idéal de clarté et de précision, et défenseur d’une forme de réalisme moral non naturaliste, Ruwen Ogien fut d’ailleurs une figure de proue de la métaéthique dans le monde francophone. Ses travaux ont largement contribué à faire connaître et surtout à rendre accessible ce champ de la réflexion éthique au public universitaire français, peu enclin à ce genre philosophique. Il fut également l’initiateur des Journées de métaéthique, dont il a organisé la première édition à Paris en 2011, et qui contribue de façon importante au dialogue philosophique entre le Québec et l’Europe francophone.
Avec Mes Milles et Une Nuits. La maladie comme drame et comme comédie (Grasset, 2016), publié tout juste quelques mois avant sa mort, Ruwen Ogien nous aura finalement livré son essai le plus personnel, dans lequel il décrit sa propre expérience du cancer et fustige au passage le dolorisme médical — cette tendance à considérer la maladie comme ayant une valeur positive.
Ruwen Ogien était un philosophe d’une grande érudition, d’une profonde sensibilité et d’un extraordinaire sens de l’humour. Sa voix, son rire et l’intelligence de son regard nous manqueront énormément. Il ne sera pas oublié.